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Quelques nuances de Fais-moi mal Johnny

Je ne comprends pas toujours mon rapport à la violence. Je parle essentiellement de violence fictionnelle ou consentie. Récemment, une illustration du Projet M d’Apollonia Saintclair, sagement intitulée No Man’s Land, m’a troublé. Beaucoup. Nous en avons discuté et débattu avec @Bad_Conscience, la violence est un thème qui nous interroge régulièrement (à ce sujet, lisez Au procès de l’art et de la violence). Elle a mis le doigt là où ça pique, sur l’ambiguïté, sur la possible hypocrisie, également, avec laquelle je gère mon rapport à la violence.

J’abhorre et je crains la violence, qu’elle soit personnelle, interpersonnelle, étatique, structurelle, systémique, etc. J’y vois une déshumanisation de celles et ceux qui la subissent et de celles et ceux qui l’exercent. Sa banalisation par des médias avides de voyeurisme, l’invisibilisation des victimes et sa valorisation par une société malade de compétition sont autant sources de colère que d’abattement. Pour autant, je reconnais qu’elle est parfois légitime. Je comprends que la non-violence, l’idéal vers lequel je tends, peut échouer à porter une voix ou une révolution. J’ai exercé la violence. Il est possible que je l’exerce encore, tant elle refait surface comme réponse émotionnelle à certains stimuli. Ma capacité à être violent me terrifie. Cela dit, son expression artistique, ludique, sexuelle ou cathartique exerce, au contraire, un attrait indéniable.

Je ne m’étends pas sur la représentation de la violence dans les arts. L’histoire de la peinture, de la sculpture, de la littérature, du cinéma, de la musique même, regorge d’œuvres violentes, autant pour la sublimer en une fulgurance cathartique que pour la dénoncer. Je ne peux qu’avouer la fascination, la subjugation (dans le sens où elles exercent une forme d’empire sur ma psyché) parfois, que m’inspirent nombre de ces productions violentes, avec une pointe de honte et de dégoût. Cela me semble cependant insuffisant pour analyser mon rapport à la violence. Je me trouve sur cette ligne de crête qu’évoque @Bad_Conscience, cet exercice d’équilibriste pour rester, ou pour tendre vers, un être humain décent. Ni voyeur ni puritain. Ni morbide ni aveugle. Ni cynique ni angélique. Ni acteur ni complice.

La question, désormais, est d’expérimenter la violence dans un environnement qui le permette sans débordement. Il s’agit de l’exercer, de la subir, de l’assumer, d’en éprouver les conséquences, de développer une forme d’empathie et de compréhension, de la confronter aux autres pour qu’émerge cette compréhension recherchée. Il s’agit donc de créer un espace sécurisé, sain et consensuel (Safe, Safe, Consensual), assurant le soin nécessaire (Aftercare en particulier) aux personnes participant. La table et le boudoir. Le JdR (y compris le grandeur-nature) et le BDSM, donc. Les deux partagent les notions essentielles de consentement, de communication et d’imaginaire commun aux personnes participant. Le parallèle s’arrête vraisemblablement ici, le rôle de meneureuse de jeu (MJ) n’équivaut pas à celui du Dom, pas plus que les joueureuses ne sont pas des Subs.

Dans le BDSM, la violence, et la douleur qui en découle, est une composante du plaisir, la question qui se pose surtout est celle du pouvoir. Face à la violence, domination et soumission deviennent des notions poreuses, floues. Dans le JdR, la violence est, plus traditionnellement, un prétexte ou une réponse à un conflit. Le MJ, comme les joueureuses, l’exercent et la subissent sans distinction, à travers la narration et les personnages. Les questions semblent directement liées à la violence, telles que sa légitimité, ses conséquences, sa perception, etc. Unknown Armies, par exemple, matérialise le rapport à la violence par une jauge déterminant les aptitudes du personnage. Le JdR peut aussi exploiter la violence de façon totalement exutoire. Parmi les jeux récents, Eat the Reich est extrêmement jubilatoire et assumé. Dans ces deux espaces que sont la table et le boudoir, il sera possible d’explorer et d’expérimenter des questionnements qui restent philosophiques par ailleurs. Ils n’en resteront pas moins théoriques. Malgré les émotions et les tensions qui peuvent naitre dans l’imaginaire des personnes participant, décrire ce que fait un personnage sous un feu nourri ne peut être comparé à survivre à Kharkiv ou à Gaza.

Un chemin, bizarre peut-être, vers une forme de compréhension. Puis-je me considérer comme féministe si je pratique le BDSM? Suis-je un monstre quand je décris une scène de torture de façon très graphique à mes joueureuses? Où commence l’abus, où s’arrête la violence consentie dans une séance de bondage? Jusqu’à quel point mon personnage non-violent peut rester fidèle à ses principes dans un contexte de violence et d’injustice sociale? Comment confronter des joueureuses aux conséquences de leur violence? La violence consensuelle au lit conduit-elle à une forme d’emprise? Les limites des joueureuses sont-elles réellement considérées dans une partie d’horreur psychologique? Fantasmer la violence est-il un red flag? Est-il sain de s’affranchir de la honte et du dégoût devant la violence fictionnelle et consentie?

Quel que soit l’espace d’exploration, gardons en tête la finalité de nos sessions. Pour l’un, le plaisir, décuplé par la douleur. Pour l’autre, le fun, décuplé par le partage narratif entre les joueureuses.

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