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Ils disent : "il faut prendre soin de toi"

Tu tombes tombes tombes tu ne sais plus. Ce qu’il faut faire quand tout s’arrête. Au début tu te dis que tu vas juste souffler une semaine. Puis deux. Puis trois. Au début c’est juste un peu la fatigue que tu dois contrôler, une pause pour reprendre ton souffle, remettre de l’ordre dans tes affaires, juste, souffler, un petit peu. Ton premier chantier c’est de continuer à chercher, comprendre, pourquoi tu t’essouffles si facilement.

Un mois. Puis deux. Puis trois. L’enquête médicale et psychologique avance, plus que jamais il faut le dire, mais avec son rythme et sa lenteur, sensation frustrante de comprendre que la réponse enfin se rapproche, plus cohérente qu’elle ne l’a jamais été, jamais aussi proche, jamais aussi lente. Tu voudrais en attendant reprendre le rythme des jours que tu connaissais, tu n’y arrives pas. Tu attends. C’est normal, te disent les soignants, tu ne peux pas tout faire en même temps. Alors, en attendant, on te dit, “prends soin de toi”.

Tu devrais sortir. Tu devrais faire du sport, t’y remettre un peu. Voir du monde. Voir de jolies choses, tu vas au musée, au cinéma ? Et le travail, tu as repris ? Toujours pas ? Prends soin de toi. Il faut prendre soin de toi.

Ça veut dire quoi, prendre soin de toi, quand toute ta vie tu as couru après un modèle, lequel, celui qui semblait évident pour tous ceux qui te voyaient ? Ça veut dire quoi, prendre soin de soi, quand tu ne sais plus ce que c’est, toi ? Tu sors. Tu vois du monde. Tu essaies vite, vite, de construire des projets pour remplir le temps du vide. Les week-ends sauter dans des trains, changer d’air, bouffer des rencontres et des œuvres en boulimique parce qu’il ne faut pas rien faire et ne pas sombrer. Tu dis, pour les rassurer, j’ai des projets, je ne suis pas inactive, même si je ne travaille pas je me nourris et je construis des choses. Tu ne vois pas le stress qui remonte juste comme avant, quand tu travaillais. Quand tu courais après une réussite arbitraire. Tu as cru que celle-ci l’était moins.

Tu t’en veux si tu ne fais rien. Ce temps d’exploration de ta psyché devrait t’offrir l’opportunité incroyable de construire autre chose. Tu aimes écrire ? Voilà le moment de devenir écrivain. Cours, cours après ce rêve. Écris, publie, développe le référencement, cherche des lecteurs, construis des plans de romans, des idées des pensées, des réflexions, pars à la rencontre d’auteurs que tu aimes, écris-leur parce qu’ils ne sont qu’humains, finalement, et puis n’oublie pas : mange sainement, fais du sport, ne te laisse pas aller.

Tu te défends sans cesse : je ne suis pas inactive.

Et insidieusement. Sans même que tu y prennes gardes. Tu t’épuises au lieu de te reposer.

Les lecteurs qui n’arrivent pas malgré tous les efforts que tu mets et tous les compliments de ceux qui te connaissent. L’impression poisseuse de vendre tes écrits comme un marchand de tapis, un vendeur d’encyclopédies au porte-à-porte qui coince son pied sur le seuil, une intrusion qui te donne envie de vomir, mais c’est ça ou le silence, l’avenir appartient aux audacieux alors tu fais taire ton besoin de calme. Les inscriptions, participations à des événements culturels, ton agenda de malade en est rempli, arrêtée mais pas inactive, tu es presque moins disponible qu’avant, quand tu travaillais, et même si chacun de ces événements est choisi avec soin comme pouvant te nourrir, tu as la tête qui tourne de toutes ces notes prises, ces chaises occupées dans le public, ces inscriptions, ces foules, ces gens à qui tu voudrais parler, à qui tu ne parles pas, qui n’ont pas le temps, qui n’ont pas le temps, personne n’a le temps.

Tu te défends sans cesse : je ne suis pas inactive.

Chaque effort en vue d’une réussite fantasmée, d’un déclic qui n’advient pas érode un peu plus ton énergie. Tu essaies d’être au four et au moulin, l’enquête touche à son but, tu essaies d’expliquer sereinement en sourire, il y a ma personnalité et il y a mon logiciel interne, je tourne sous un système d’exploitation différent que vous apparemment, mais promis je fais des efforts, je ne l’utiliserai pas comme un prétexte, et en somme, même si tu sais, ça ne change rien parce que tu as tellement peur du vide que tu n’arrêtes pas les vieux réflexes.

Tu n’es pas inactive. Prendre soin de soi tu ne sais pas trop ce que ça veut dire. Tu veux que ton repos forcé soit le plus productif possible.

Au lieu de s’apaiser le stress empoisonne chacune de tes veines, chacun de tes capillaires. Tu culpabilises. Tu ne t’es toujours pas reposée.

Un jour le corps lâche. Tu es encore plus malade maintenant. Tu oscilles entre la neurasthénie la plus complète, des jours à chialer en boule sous ta couette parce que tu crois être une ruine, et les lendemains ou dans un regain d’énergie de titan tu te dis que ça ne peut plus durer et que tu ne dois pas être inactive. Tu ne connais plus que deux états : liquéfiée ou frénétique. Tu n’as toujours pas trouvé comment prendre soin de toi.

Un jour la frénésie dont tu croyais qu’elle allait enfin mener à une avancée majeure te laisse exsangue, nauséeuse et meurtrie. Comme si tu avais pris un shoot, brûlant toutes les dernières hormones de joie la veille, et qu’il ne t’en restait plus aucune dans le corps. Déséquilibre. Tout ou rien. Brûlées, toutes tes dernières réserves.

Alors on te prend la main. On ne te demande rien. On t’amène ailleurs. Dans le silence, ailleurs. Là où les couvertures sont chaudes, parmi les arbres et les chats, des sacs remplis de toutes ces choses infimes qui te réconfortent et que tu aimais. On ne te demande rien. Il n’y a plus d’horloge, plus de calendrier. Plus de projet, plus d’exigence, plus de demande.

Il y a la rugosité du bois de la table sous ta main. Le bruit blanc de la chaudière que l’on n’entend que lorsqu’il n’y a aucun autre bruit, ronronnant. L’odeur d’une tasse de thé, sa chaleur contre tes doigts. Les lianes graciles d’un saule pleureur oscillent, et tu te souviens qu’enfant, c’était ton arbre préféré. Il y a des pierres. Il y a de la mousse verte, ocre, qui dégouline dehors sur les murs.

Il y a cette certitude qui grandit dans ton cœur. Je suis inactive. Je prends soin de moi. Je prends mon temps.

Familière étrangeté

Ceci est le premier texte né de ma prise de notes lors des Utopiales 2025. J'envisage d'en écrire d'autres, espérant que ce format plaira au lecteur.

Ils sont quatre sur l'estrade : trois écrivains, luvan, Gabriel Marcoux-Chabot, Jeff VanderMeer et l'animateur du débat, Emeric Cloche. Ils viennent de contrées diverses, France, Québec et Etats-Unis, et ils converseront une heure durant au sujet de "l'écriture de l'étrange". L'étrange, en témoignent mes notes d'auditrice, c'est avant tout une question de langue.

C'est luvan qui proposera un exercice de définition étymologique. Le mot anglais weird renvoie à une vieille racine anglo-saxonne, désignant la courbe, qui n'est donc pas rectiligne, qui dévie. Elle tisse un lien de parenté avec le mot queer. L'étrange français, lui, a à voir avec l'extranéité, l'étranger, ce qui n'est pas nous, en somme, l'alien. Bien sûr, elle mentionnera finalement l'allemand unheimlich, ce qui n'est pas la maison, Heimat, home, ce qui n'est pas familier, qu'en français la psychanalyse traduira par "inquiétante étrangeté". L'étrange, dit je crois Gabriel Marcoux-Chabot, ce doit être le choc que l'on ressent devant quelque chose qu'on ne comprend pas. L'étrange, dit luvan, se définit quant à la norme. Elle s'est d'ailleurs présentée elle-même comme autrice queer et neuro-atypique. A la fin du débat, un auditeur posera la question qui, il me semble, résume tout l'enjeu que je tire de ce débat : "comment perdre les lecteurs dans un pays qui nous est complètement familier ?"

Ce débat mené aux Utopiales vendredi 31 octobre dernier portait sur la littérature ; il existe un public friand de la littérature de l'étrange, ces récits dont le but est de perdre le lecteur, l'inquiéter dans cette sensation de sortie de route, ce serait presque le contraire parfait des feel good books. Il suffisait, d'ailleurs, de contempler les expositions que je mentionnais l'autre jour : grandes peintures à l'huile cauchemardesques de Jorg de Vos, dessins d'architecture froids et angoissants de Jozef Jankovič, planches de la bande dessinée Tremen de Pim Bos représentant un univers grisâtre, mi-organique mi-mécanique, de solitude et de souffrance. Mais je crois qu'il existe aussi un public qui, loin de chercher l'inquiétant dépaysement, cherche en ces œuvres, au contraire, la familiarité. La terreur que l'on reconnaît, dans ces œuvres, est parfois un réconfort : pour ces lecteurs-là, le sentiment d'aliénation, de solitude, de hantise, est quotidien. Sa reconnaissance en textes, en toiles, en musiques, apporte paradoxalement le soulagement du partage humain, de la rupture de l'isolement.

Ce que dit luvan pour se présenter n'est pas une vantardise d'une nouvelle mode, queer et neuro-atypique ; c'est, je crois, l'une des conditions qui a fait d'elle une autrice de l'étrange : la différence invisible. D'ailleurs, la sensation qu'elle a toujours recherchée dans l'écriture, disait-elle l'autre jour, c'est l'émerveillement. Elle apporte un soin tout particulier à ne pas effracter, brutaliser, le lecteur. Ses livres sont bizarres, dit-elle, peuvent secouer, sait-elle, mais le but n'est pas, n'a jamais été, de blesser. Or voici, précisément, l'un de mes questionnements du moment : comment se recoudre au monde, sans blessure ni cicatrice de part et d'autre, quand on est, justement, étrange ? Si l'étrange heurte et blesse, fait peur, inquiète, comment, lorsqu'on l'incarne sans le vouloir, en faire une qualité, et non une violence ?

Quand j'étais ado, j'étais gothique. Bien sûr, c'était facile, puisque c'était un petit peu la mode. On parlait de Marilyn Manson dans la cour du collège, Twilight allait bientôt sortir et faire le carton qu'on lui connaît, les rappeurs et les skateurs se menaient une guerre de rivalité affectueuse, et, tout en noir, mitaines en résille aux mains, on était peu, mais quand même, quelques uns. Je me souviens que mes parents furent amusés d'abord, puis un peu hostiles ensuite. Il y a quatre ou cinq ans, j'ai renoué avec cet univers avec joie - pas Twilight, hurle mon orgueil - parce que je me suis rappelé ma joie immense à lire Baudelaire, Poe ; j'ai découvert Lovecraft, Lynch, me suis plongée quelque temps dans les ruelles sombres de Gotham en séries, jeux vidéos et bien évidemment comics. J'aime les toiles de Goya et de Hiéronymus Bosch. Quand ma mère me voit arborant un crâne sur quelque accessoire, elle lève les yeux au ciel : "encore ?". J'ai fini par remarquer que les motifs floraux ne suscitaient jamais la même réaction. Mais si, vestimentairement parlant, je revendique ma curiosité pour les contrées du rêve, des monstres et du macabre, certains y voient une forme de provocation. Pourquoi ? Parce que ce n'est pas commun, je suppose.

Durant mon parcours diagnostic pour évaluer ma possible appartenance au spectre autistique, on m'a souvent demandé : "pourquoi veux-tu absolument une étiquette ? Pourquoi veux-tu absolument être différente ?". Or je ne le voulais pas. Je subissais l'étrange décalage au monde, depuis toute petite, sans comprendre les raisons de cette inquiétante étrangeté. J'aurais voulu désespérément ne pas le ressentir. J'aurais voulu ne pas me retrouver stupéfaite, sans mots, devant les réactions hostiles des autres, que je ne comprenais pas, qui me semblaient illogiques. J'aurais voulu ne pas trembler d'angoisse dès que je devais adresser la parole à un inconnu. J'aurais voulu ne pas être terrassée par un inexplicable épuisement dès que le groupe devenait foule, dès que les sensations physiques étaient nouvelles. J'aurais voulu que les mots sortent de ma bouche spontanés, qu'ils ne soient pas gênants ou blessants quand je les voulais drôles, hautains quand je les voulais réfléchis. On m'a reproché, on me reproche encore parfois, de ne pas faire d'efforts. Je me le reproche constamment. Si c'est facile pour les autres, pourquoi ça ne l'est pas pour moi ? Quand le diagnostic a été confirmé, il y a deux semaines, je suis tombée dans un état de torpeur dépressive terrible. Certains s'en sont étonnés : "mais tu le savais déjà, de toutes façons, tu l'avais compris !". Or, si ce diagnostic ôtait le doute existentiel, il apportait aussi sa conclusion définitive : je suis différente. Je ne voulais pas l'être. Je le savais. Je suis étrange.

Alors, qu'est-ce qu'on en fait ?

Ça m'a fait du bien, ce séjour aux Utopiales, parce que j'y ai vu une réponse alternative à celle que toujours j'envisageais. L'étrange est pour certains une patrie ; c'est en tout cas la mienne. Cette lectrice demandait aux auteurs : "comment perdre le lecteur dans un récit qui nous est complètement familier", évoquant le fait que l'auteur qui écrit a déjà toute son histoire en tête et qu'il n'en est plus surpris. Cette question, je lui donne un autre sens : et si l'on changeait de référentiel ? Et si c'était le monde dit normal qui était étrange ? Mon goût pour le macabre est-il plus bizarre que la passion de certains pour le profit, la croissance, et sa courbe bien turgescente qui détruit sans les voir des milliers de laissés-pour-compte ? Qu'est-ce qui est le plus violent : la couleur de mes vêtements, ou les continents de plastique et décharges à ciel ouvert de ceux qui changent de couleur toutes les semaines grâce à la surproduction aveugle de prêt-à-porter ? Aux Utopiales, j'ai vu, je le disais, des individus que l'on qualifierait d'étranges par centaines. Sur les scènes, dans les débats, on ne parlait pourtant que de jours meilleurs, écologie, tolérance envers autrui, curiosité, altérité.

Et surtout, l'étrangeté a été portée comme un choix de création. Gabriel Marcoux-Chabot présentait son roman Godpèle, dans lequel, si j'ai bien compris, un peuple de sculpteurs sur glace a perdu l'écriture. Le roman, il l'écrit en version bilingue : la page de droite est écrite en français standard, tandis que la gauche est dans cette langue inventée, texte phonétique bizarre dans lequel on reconnaît des expressions québécoises, illisible au départ, mais que l'on apprivoise, peu à peu, notamment, me semble-t-il, grâce à l'oralisation. Et l'auteur de dire qu'il y a, dans ce roman, deux langues étranges : celle qu'il invente, bien sûr, mais aussi le français standard, que l'on comprend tous en le lisant mais qu'on ne parle plus. Moi, je me dis que c'est bien encore un signe de mon altérité : le français des livres, je le parle à voix haute, parfois, spontanément, quand j'utilise le passé simple, des mots parfois trop compliqués. On m'a fait le reproche d'être snob, de refuser par là le contact avec l'autre. On m'a conseillé de purger mes textes de cette complexité inutile pour toucher le lecteur.

Pourtant, ils existent, ceux qui, comme moi, se sentent dans cette langue comme dans un bain chaud un jour d'hiver ; ils existent, ceux qui iront lire Godpèle par goût de l'errance, comme il y en a eu pour se perdre dans le labyrinthe de La Maison des feuilles de Mark Z. Danielewski, les digressions érudites d'un Mathias Enard dans Boussole, la froide herméticité d'un poème de Stéphane Mallarmé.

Je ne prétendrai, ni avoir leur talent, ni trancher cette question. Je ne souhaite pas me couper de la communauté des humains au prétexte que je suis autiste, bizarre, alien. J'ai juste retrouvé, dans ce festival, un peu de réassurance, l'impression d'appartenir, la force de défendre ma propre singularité sans me sentir trop exilée. J'ai retrouvé le sens des mots de Blaise Pascal, "Vérité au-deçà des Pyrénées, erreur au-delà", qu'on pourrait paraphraser simplement par : de toutes façons, on est toujours le bizarre de quelqu'un d'autre.

On ne demande pas à Marcoux-Chabot de supprimer toutes les pages de gauche de son livre parce qu'elles sont illisibles ; il propose les deux trajets, il traduit, le familier et le bizarre, jusqu'à ce que les deux s'inversent, et cet entrelacement fait l'une des richesses de son roman.

Il pleut sur Nantes

Le Monde a rompu avec moi.

J'oscille, je dégringole, pauvre coque battue par les vents, menacée sans cesse par les vagues scélérates : colère, désespoir, marchandage.

Je me vois hurler, gémir, demander, vouloir retourner le fil en arrière : et si j'essayais encore, et si l'on revenait comme avant ? Je ne me reconnais pas. Je grince, je grimace,

Dis-moi, le Monde :

Pourquoi me faisais-tu une place avant, à moi qui n'ai pas changé ? Pourquoi ma douce folie, le jardin anglais de mon cerveau, bordélique, te plaisaient autrefois et te débectent aujourd'hui ? Dis-moi, le Monde : pourquoi es-tu si cruel, pour m'avoir laissé croire que je pouvais fermer les yeux dans tes bras, avant de m'en bannir à jamais ? Pourquoi m'as-tu laissé l'illusion, le Monde, qu'ensemble nous avions quelque chose à construire, si tu me recraches sur la rive, exsangue, après tout ce temps où j'ai pourtant essayé ?

 Je pleure. Je dors. Je me réveille, je me souviens. Je pleure encore. J'arrête de pleurer.

 

Je m'arrache aux draps de sueur et de larmes. C'est un effort surhumain. Je relance la petite machine qui marchait bien, avant. J'essaie de cultiver : la curiosité. Le soin. Le regard. Tout ceci qui n'est pas mort en moi, quand le Monde m'a abandonnée.

 

J'entre dans le palais des Congrès. Je pense à Barbara. J'observe, alentour : un couple de mon âge, il boite violemment, jambes disloquées depuis vraisemblablement toujours, et elle, collants colorés, lunettes rondes d'aviateur sur le front, un sac-à-dos rutilant plein de grigris en peluches, et l'enfant, qui court, devant, parfaitement, oui : normal.

 J'observe, alentour : des adultes qui sont toujours des enfants. Des geeks à la pelle, disons : des dames élégantes d'un certain âge, gothiques, rousses et roses, des souliers cousus de bobines de mercière, des géants en jupe, des barbes, des casquettes, des bérets, des sweatshirts noirs, verts, rouges. Des cheveux mal coiffés, bleus, roses, rasés sur des bouts de crâne, pas partout. Des lunettes des bouquins, des chapeaux du maquillage. Je fais la file d'attente pour une salle de conférence ; on longe les vitrines d'une banque. Derrière, assis autour d'une table, des gens très sérieux, pas un cheveux ne dépasse, chaussures pointues vernies et costumes impeccables, décident des incendies du monde. Nous, foule bigarrée, échevelée, anormale, de l'autre côté de la vitre.

 

Souvent je me demande si je ne devrais pas peigner mes cheveux fous, enfiler des chaussures pointues parfaitement cirées, un tailleur d'ennui, et avaler toutes crues les couleuvres sans mâcher, comme on gobe des pilules dégueulasses pour laisser le Monde se reposer.

 Et puis arrivent des moments comme celui-ci, où je me promène parmi les fous, je contemple des toiles monumentales de Cthulhu, des plans d'architecture en carapace de gisant. Où je calligraphie sagement des notes de conférence pendant que les orateurs questionnent, interrogent, disent "je crois", "je ne sais pas". Qui aiment tellement la Singularité qu'ils en ont fait leur invitée d'honneur, quels que soient ses contours, mouvants, protéiformes, indomptables. Il y a des livres, il y a des gens qui regardent droit dans les ténèbres pour en tisser des éclats de ciel, des gens qui ont troqué le dollar contre l'imaginaire. J'oublie ma couverture de sueur et de larmes. Je me sens appartenir à nouveau.

 Ici, les exilés du Monde sont chez eux.

Diversion : intérêt spécifique #2718

Vous l'aurez compris. Mon cerveau ne se contente de rien. À peine un sujet m'interpelle qu'un autre attire mon attention. Pour autant, je n'oublie pas le précédent. J'accumule – heureusement, sinon je cours à la mort cérébrale – les intérêts spécifiques, voici comment l'on nomme les hobbys pour les personnes comme moi.

Au détour d'un doom-scrolling nocturne, à l'heure où la pharmacopée ne fait plus aucun effet, je découvre une pratique artistique absolument punk dans son exercice et son esprit, bouillonnante, underground: le livecoding. Pratique parfaite en tous points pour moi qui ne suis ni musicien – je manque de discipline –, ni codeur – je l'ai été mais c'était chiant –, ni extraverti.

Le live coding est une pratique d'improvisation où les langages de programmation deviennent des instruments de création temps réel. Durant leur performance, les live coders écrivent et modifient du code, le projettent afin que le public puisse suivre leur processus créatif. Cette transparence transforme la programmation en un moment d'expression artistique ouvert, partagé, visible de tous. Cette pratique se situe au croisement de l'informatique musicale, de l'ingéniérie logicielle, de l'improvisation et de la musique algorithmique ou générative. Le live coding est une pratique intrinsèquement pluridisciplinaire. Les artistes entrelacent librement création sonore et visuelle, pensée algorithmique et geste créatif. En transformant l'ordinateur en instrument, le live coding offre un contrepoint intéressant au paysage habituel – et déjà figé – des lutheries contemporaines.
– Source: https://livecoding.fr/

Vous noterez bien que l'on ne parle pas d'IA générative, mais bien de code, écrit à la volée, improvisé, avec des outils bricolés.

Bref. J'apprends, je m'amuse, j'expérimente. Je suis loin de participer à une algorave. Qui sait, un jour peut-être.

Dialogue d'un humain et d'une chauve-souris

En 1974, le philosophe Thomas Nagel publie un article dans lequel il se demande quel effet cela fait d'être une chauve-souris. Et de conclure, rapidement, que l'on ne peut pas savoir ; parce que l'organisme de la chauve-souris est si radicalement différent du nôtre, avec ses ailes et son sonar, que ses expériences, ses éprouvés, seront trop radicalement différents des nôtres. Quel que soit notre imaginaire, nos tentatives de projection dans la chauve-souris, nous ne pouvons pas savoir, percevoir, nous représenter. La première fois que mon ex m'a parlé de cet article, je n'ai pas particulièrement relevé tant ce constat me semblait banal et inintéressant ; pourtant, cette question, cette pensée a creusé sa place dans ma mémoire, capturé quelques neurones qui en tâche de fond régulièrement se rappellent à moi, dans les conversations, les éprouvés. Ce n'est pas parce que la démonstration semble simple, facile, qu'elle ne déploie pas son potentiel de vertige.

Ce même ex, il y a une dizaine d'années, me disait aussi que selon lui, les femmes ne pourraient jamais accéder à la philosophie pure ; selon lui, nous étions trop préoccupées de nos combats féministes pour obtenir l'égalité - et il insinuait là-dedans une petite obsession hystérique - que nous n'avions pas accès à la pensée pure, ontologique, la pureté de l'essence et de l'existence, au monde des Idées. Nous étions, selon lui, mécaniquement polluées par nos combats, comme il n'y a pas si longtemps et encore aujourd'hui même d'aucuns nous pensent polluées par nos hormones. Ma perplexité face à cette certitude de certains hommes renaît quand je pense aux loges maçonniques et autres groupes de pensée qui, si iels se revendiquent comme lieu de la raison pure, ont institué la non-mixité comme principe fondamental afin d'éviter toute distraction - à préciser, parce que je me suis documentée à ce sujet, qu'il existe des loges mixtes, même si elles ne sont pas majoritaires.

Ce sont mes lectures féministes, d'abord, qui m'ont conduite à m'insurger contre cette idée. A la vingtaine, la lecture d'extraits du Rire de la Méduse, d'Hélène Cixous (publié, tiens, en 1975, soit un an après notre chauve-souris) m'avait fait découvrir la revendication féminine d'inventer une nouvelle langue. A la trentaine, je découvrais Les femmes qui lisent vivent dangereusement, de Laure Adler, qui conte combien l'écriture au féminin est une lutte nécessaire contre l'asphyxie. Le mois dernier, j'ai dévoré Comment torpiller l'écriture des femmes de Joanna Russ, édité cette année par La Découverte, mais datant de 1983. Chacun de ces ouvrages défend cette idée : qu'il existe un langage féminin à inventer, qui raconte l'expérience féminine ; langage féminin qui peine à se faire entendre tant la littérature a longtemps été le territoire des hommes. Un personnage féminin dans une œuvre masculine, racontait Joanna Russ, est souvent une forme recevant la projection des attentes, fantasmes, et limitations, du regard masculin. La vraie voix féminine, elle, serait presque aussi inaudible que les ultra-sons de la chauve-souris.

Le mouvement #MeToo, en particulier dans ce qu'il a révélé de la médecine, a également mis en lumière l'oubli, volontaire ou inconscient, du corps féminin. Les exemples y sont particulièrement nombreux : comment les symptômes de l'infarctus sont méconnus chez les femmes ; comment la pilule contraceptive masculine est peu développée, en raison des effets secondaires hormonaux, que les femmes, pourtant, connaissent et subissent bien souvent ; comment l'endométriose n'est étudiée que depuis une dizaine d'années, alors qu'elle touche une proportion conséquente de femmes, avec des symptômes véritablement handicapants. L'explication de cette absence de recherches médicales chez les femmes se fait simpliste : celles-ci seraient trop soumises aux fluctuations hormonales, qui fausseraient les résultats. Donc on fait des recherches sur les mâles, considérés des facto comme norme, comme si ceux-ci étaient totalement dépourvus de fluctuations hormonales (et pourtant, les conséquences des fluctuations de la testostérone chez les hommes, de la calvitie aux risques d'agressivité, sont connus !).

Donc, forte de ces constats, de mon expérience féminine, je me suis insurgée contre cette idée que les femmes ne pouvaient pas accéder à l'Idée pure. Mon ex était brillant et licencié de philosophie - ce qui n'est pas mon cas - autant dire que le combat fut ardu. Je ne l'ai pas revu depuis des années, et pourtant, ce combat toujours me hante. Je cherche les mots, les explications rationnelles, au-delà de la simple colère, pour enterrer enfin cette douleur que j'ai souvent ressentie à être perçue comme très intelligente, pour une femme. Car, aussi caricatural que cela puisse paraître, ceci m'a été souvent, et implicitement, renvoyé. Je pense au nombre de fois où des hommes sont devenus soupçonneux parce qu'ils me trouvaient belle, et intelligente, comme si ces deux termes s'excluaient, et ils cherchaient la faille - qui souvent, fut de me désigner comme "folle", j'y reviendrai sans doute dans un prochain billet. Je me souviens aussi de ce dossier que nous avons construit en binôme, mon meilleur pote de fac et moi, en licence. Nous n'avions pas eu le temps, dans l'urgence, de relire nos parties respectives. Nous avions tous remarqué, dans la promotion, la différence de traitement que nous recevions, étudiantes et étudiants, de la part de ce professeur d'un autre temps, fleurant bon la naphtaline dans ses costumes élimés, souriant aux hommes, ne regardant pas les femmes dans les yeux. Lors de l'oral de restitution du dossier, il loua la qualité de notre travail pendant quinze bonnes minutes auprès de mon camarade, sourire aux lèvres. Le seul moment où il me regarda, perdant son sourire, fut quand il regretta la quantité de fautes d'orthographe dans l'une des deux parties du dossier. Mon camarade de promo est dysorthographique ; j'ai quant à moi excellé dans les concours d'orthographe. Nous n'avons pas osé signaler la méprise ; après tout, nous avions obtenu la même note.

Récemment, je parlais donc de mon indignation à cette pensée que les femmes ne pouvaient pas accéder à l'Idée pure auprès d'un proche ; je développai cette pensée : que se retrouver en boys-clubs pour parler philosophie, par exemple, c'est amputer la pensée humaine de la moitié de ses capacités. Que l'on n'accède aux Idées que par l'intermédiaire des sensations, progressivement - parce que bébé on commence par apprendre les mots du besoin, de la survie, puis petit à petit on complexifie le langage et l'idée jusqu'à atteindre, pour les Schopenhauer et autres Nietzsche, une représentation de l'abstrait et du concept. Que donc, puisque la sensation, le rapport au corps, qui fonde le langage, est différent selon qu'on naît homme ou femme, croire que la pensée pure peut être atteinte uniquement au masculin est selon moi une grave erreur. Mon proche n'était pas d'accord ; selon lui, l'art de philosopher était justement la capacité à penser hors des affects et des sensations. Par là, certes il trouvait complètement idiote l'idée que les femmes ne pouvaient pas philosopher, mais il ne partageait pas ma théorie selon laquelle la philosophie au masculin était beaucoup moins neutre qu'elle ne le prétendait. Faute de penseurs, de philosophes pour étayer nos argumentaires respectifs, nous avons rompu là. L'idée me démangeait. En creusant un peu, rapidement, afin d'écrire, j'ai retrouvé les outils qui sous-tendaient ma réflexion : que le dualisme esprit / matière n'était pas une vérité absolue mais un courant de pensée hérité de Platon, majoritaire, quoique remis en question par les matérialistes et la phénoménologie - que les philosophes me pardonnent si ici j'effectue des raccourcis. Oui, ma pensée aussi, mon idée de cette amputation n'est pas une vérité, mais une grille de lecture. Ce qui n'empêche pas que l'autre point de vue, le dualiste, l'est également. En somme, selon moi, une philosophie qui ne raisonne qu'au masculin est forcément lacunaire, comme l'est également, si l'on parle d'Idées éternelles et qui transcendent l'expérience sensuelle, une philosophie qui exclut l'expérience ineffable des chauve-souris.

A mesure que j'écris ce billet surgit un reproche qui m'est fait souvent : j'utiliserais trop de mots compliqués, au risque d'être incomprise, et pédante. "dualiste", "ineffable", "lacunaire", "ontologie", je perçois, en écrivant, les graviers qui se glisseront dans la chaussure de mes lecteurs potentiels. Je deviens chauve-souris. Pire encore : je le fais consciemment. Il y a deux jours, j'ai eu la confirmation scientifique que j'étais autiste. C'est brutal, à dire comme cela, j'ai cherché la formulation la plus élégante, je renonce, appelons un chat un chat, une chauve-souris une chauve-souris. L'un de mes symptômes est celui-ci : la difficulté de la communication avec autrui, et notamment, l'alternance entre mes temps de mutisme et mes logorrhées techniciennes. Je n'ai jamais fait cela dans le but d'écraser autrui par ma science, mais par souci d'exactitude, de précision, justement parce que sans précision, moi, je ne comprends pas bien et je suis perdue. Tout mon travail pour rendre le monde intelligible, par des lectures et le déploiement du vocabulaire, m'a rendue, précisément, inintelligible. A l'université, ce souci de précision m'a servi à atteindre l'excellence ; dans le monde commun, c'est plutôt un handicap. Je pense trop, il paraît. Ce name-dropping du début aussi, citer Cixous, Adler et Russ, est à double-tranchant : j'essaie de citer avec précision pour rendre à César ce qui appartient à César, mais cela peut être oppressant pour celui qui m'écoute. Pour autant, alors que, la semaine dernière, j'étais particulièrement déprimée, chez mon psy, par l'attente du résultat de mon diagnostic, celui-ci m'a lancée sur mes lectures féministes. Ce name-dropping, je l'ai fait avec lui, nous débattions, échangeant des références. Quand j'ai remarqué qu'on s'était décollés de mes affects personnels pour nous engouffrer dans la théorie, il m'a expliqué qu'il avait tenu cette discussion à dessein, pour m'apaiser de la crise de sens qui me traversait, et me rendre le sourire. Cela avait fonctionné.

Je suis une chauve-souris au carré. Je suis une femme, et neuro-atypique. Par deux aspects essentiels de ma façon d'être au monde, d'exister, de percevoir, je suis en décalage de la norme. Ainsi, mon langage, mes perceptions, diffèrent fondamentalement du discours normé habituel. Le langage, justement, cette langue commune, devait nous permettre, je le croyais, de nous comprendre. Si la chauve-souris pouvait parler, peut-être pourrions-nous avec elle entrer en empathie, et vivre ses expériences. Aujourd'hui, j'en doute sérieusement. Nous croyons parler la même langue, et pourtant nos représentations diffèrent. Ce que toi et moi appelons bleu tous les deux, peut-être que je le vois rose et toi jaune, et nous n'avons aucun moyen de le savoir. Faut-il alors se désespérer de cette incertitude du langage, de l'incompréhension incompressible ? L'Ancien Testament dit que oui, je crois : l'apparition des langues différentes sur le chantier de la tour de Babel est une malédiction lancée contre l'hybris des hommes.

Mais peut-être aussi que l'on pourrait aimer nos langages différents, par la complexité qu'ils apportent. Cesser de chercher à tout prix la Vérité, qui certes a du sens dans l'énoncé factuel de faits scientifiques, d'évènements, mais dont la quête, également, nous retranche de l'altérité. Nous qui aujourd'hui parlons de l'ère de la post-vérité, des fake news, de la transformation de la pensée, nous heurtons, je crois, aux conséquences de notre paresse intellectuelle et de notre idéologie scientiste : à trop vouloir appliquer un discours unique sur toute chose, nous avons désappris à confronter les récits. Nous les lisons dans une binarité dangereuse, entre la vérité et le mensonge, et je ne dis pas que cela n'existe pas, évidemment, mais que l'apprentissage de l'altérité, des discours alternatifs, aurait dû nous armer contre le rapt du discours politique mensonger tel qu'utilisé par Trump et consorts. On a mis en garde contre la polarisation des discours déployée par les réseaux sociaux, aujourd'hui l'extrême droite s'empare de ce concept de polarisation pour dénoncer tout discours qui ne serait pas aussi virulent que le sien en criant à l'aveuglement pathologique. Or, peut-être que le vice, ce n'est pas de choisir le mauvais discours, la mauvaise croyance, mais plutôt d'oublier qu'il existe des discours alternatifs, et que la recherche d'une seule Vérité, le discrédit de toute pensée Autre, ne doit pas recouvrir tous les domaines de la connaissance.

On ne peut pas imaginer ce que c'est d'être une chauve-souris. Je peux essayer, avec la langue que j'ai en partage avec toi, de t'expliquer ce que c'est que d'être une femme, d'être autiste. Nous nous heurterons cependant à un mur de glace : tu pourras intellectuellement comprendre que je ressens différemment, mais pas éprouver ce que je ressens - et ceci est démultiplié car je ne suis qu'une femme autiste singulière, dont les affects et éprouvés diffèrent radicalement d'une autre femme autiste. Ce qui me questionne, m'envahit, parce que ma vie entière tourne autour de la littérature et de l'écriture, c'est cette capacité que nous devons avoir, l'un et l'autre, toi et moi, à entendre plusieurs discours sans chercher à trancher lequel est vrai et lequel est biaisé, erroné, subjectif. Nous sommes tous subjectifs dans nos affects, l'objectivité n'est que le faisceau d'éprouvés similaires des individus qui constituent la norme et, je l'ai montré, le féminisme prouve que la norme peut être arbitraire - puisque l'histoire a érigé le masculin en neutre au détriment de 50% de la population, une minorité sacrément nombreuse. Cependant, parce que, deux fois minorité, j'ai été abreuvée au discours de la norme, discours du masculin, discours des neurotypiques, j'ai pris conscience de la multiplicité de nos subjectivités, dans un souci de communiquer et de réduire le mur de glace. Je suis une chauve-souris qui essaie de parler la langue des humains. A défaut de parvenir aux bavardages de la voix et du sonar, il me semble qu'on aurait tous à gagner à écouter les ultra-sons autant que les vocalises.

Mille mues (2/?)

Il évitait son reflet depuis plusieurs jours. Ou, plus exactement, il refusait de voir ce que les surfaces réfléchissantes pourraient renvoyer. Il reniait, bravache, la frayeur qu’inspirait sa propre image. Il était l’Énantionarcisse, animé par une profonde haine de son reflet. Tête-à-tête inévitable, pourtant. La raison, il la connaissait. Mais, ça ne rend pas les choses moins compliquées de savoir. Il oubliait son visage. Les masques qu’ils portaient en permanence, les identités qu’il prenait selon le jour, l’heure, les circonstances, l’avaient érodé.

Au début, c’était pratique. Il suffisait d’observer. Les gens, les mimiques, les attentes, les us et coutumes, l’étiquette, les interactions. Ensuite, c’était un rôle, une imitation, un masque justement. Pour donner le change. Pour paraître normal. Pour entrer dans le moule. C’était devenu une habitude, puis un réflexe. Comme pour protéger ce qu’il y a de plus authentique, ce que les autres ne comprennent pas, ce qu’ils appellent folie, trouble, maladie ou bizarrerie. Il était devenu, tout à tour, enfant sage, adolescent ordinairement rebelle, étudiant plus ou moins brillant, chercheur, chroniqueur, informaticien, prof, amant, ami, mari, père, compagnon. Il avait bu, fumé, usé de diverses substances, participé à des choses qui semblent tellement normatives à la réflexion, simplement pour s’intégrer, au risque de se perdre. Mais, secrètement, il entretenait ses rêves, ses étrangetés, son être profond et véritable, celui que personne ne voyait, celui que seuls quelques privilégiés ou illuminés pouvaient apercevoir. Cela devint une obsession. Sa quête passait forcément par l’imaginaire. Le sien et celui des autres. Son refuge le plus sûr, dans la solitude et les silences. Charlélie Couture lui chantait : « Comme la vie réelle le dégoûte / Il se réfugie dans la science-fiction / Il dit que les seuls amis qui l’écoutent / Évoluent dans la suprême dimension » et Umberto Eco lui murmurait : « La lecture est une immortalité en sens inverse. »

Par caprice, il n’avait pas voulu, pu, ou su se contenter d’une seule vie. Il lisait, il regardait des films, il jouait aux jeux vidéo, aux jeux de rôle. Boulimique, avide de mondes imaginaires, de fictions et de personnages. Il vivrait 5 000 ans, connaîtrait mille vies. Parfois, quelqu’un s’inquiétait (ne va-t-il pas se déconnecter de la réalité ?). Mais sa maîtrise des masques de normalité rassurait. Non, il était conscient et consentant. Fuir le monde était une nécessité vitale. Revêtir la vie des personnages comme on enfile son armure. Bien sûr, il avait lu, compris et intégré le bleed. Cette perméabilité par laquelle les émotions, pensées ou réactions d’un personnage influencent la personne, ou inversement. Il en jouait.

Ainsi, il était les personnages qui peuplaient ses livres, ses films et ses jeux. D’abord, Aragorn, Gandalf, Paul Atreides, Hector de Troie, Random d’Ambre, la créature de Frankenstein, le corbeau de Poe, Baba Yaga, le Grand méchant loup, Edmond Dantès, Sherlock… Puis, Adam et Ève de Jarmusch, Emma, Jonas Kahnwald, Antonin, Richard, Katia, l’agent Cooper, Shelly Johnson, Betty/Diane, un objet de désirs, Betsy dont le vrai nom est Elisabeth, Clara et l’eau qui charrie ses larmes… Tant d’autres.

Ce matin, il croisa son reflet. Une inspiration, les yeux clos, pour chasser la peur. Il y vit les masques et les personnages. La somme de ses vies. Au fond, ses yeux semblaient vides.

J'ouvre la vie au pied de biche

Parfois l'horizon se déploie derrière
Et parfois je ne récolte que des échardes
Échardes dans les mains
Échardes dans le crâne
Échardes dans le cœur
Dans les yeux sous les ongles
Je me vautre
Et je recommence
Plutôt les échardes que la prison ou l'exil
J'ai des hématomes
Des égratignures
Comme une gamine de cinq ans
Qui court
Qui tombe
Qui se relève
Parce qu'elle vit

J'ouvre la vie au pied de biche
Ça fait du boucan
Ça fout le bordel
C'est que je ne suis pas facile à vivre
C'est que je ne vis pas facilement
Mais plutôt cela que piétiner sur le seuil
Je ne tiens pas en place
Je ne comprends pas ceux qui s'en contentent
Du seuil

Je ne supporte pas comment on parle aux fous
Les insultes et le mépris
Alors je leur parle avec douceur
Je les écoute
Même si ça ne veut rien dire
Ils parlent une langue étrangère
Autrefois on aurait pu croire
Qu'ils étaient habités des dieux
Il y a longtemps
Que leurs délires étaient des oracles
On ne comprend jamais la langue des dieux
Ou toujours trop tard

Quand j'oublie de cueillir des fleurs sur le chemin
Je me sens endeuillée
J'aurais dû
L'éclat des pétales en persistance rétinienne
Cette corolle mauve
Cette fulgurance jaune d'or dans les terre-pleins
Que l'on piétine sans les voir
Je les aurais encloses dans un bouquin
Elles auraient gardé leurs couleurs de printemps
Elles n'auraient pas été oubliées
Elles auraient rappelé l'espoir
Quand la grisaille et le froid rongent nos âmes
Je les ai oubliées
J'ai les larmes aux yeux des fleurs que j'ai oublié de cueillir

Je marche en funambule
Tout près de la folie
Je ne tombe pas
Je ne suis pas saine non plus
Il y a un monde où je suis un cas clinique
Avec des molécules pour que je ne me fasse pas trop mal en tombant
Mes mots qui bégayent
L'impossibilité de parler clairement
Une pelote de foutoir à démêler
Une toile d'araignée roulée en boule au fond du placard
Pour apprendre à ne plus pleurer pour des fleurs

J'ai toujours été trop sensible
Il paraît

Il y a un monde où j'écris
Parfois ça fait pleurer les gens
On me dit que c'est beau
Que c'est limpide
Aussi limpide que ma parole est engourdie
Inaudible
Charabia

J'ai lu trop de livres
J'en attends trop de la vie
Je devrais me satisfaire

Small talk essentiel :
Ohlala, il fait si gris aujourd'hui !
— C'est les incendies au Canada.

Qu'elle est jolie ta veste en cuir vegan
On ne dit plus sky simili-cuir
Ou plastique
Même si c'est pareil
Cousue à la chaîne dans des ateliers minables de pays abîmés
Née de la cuve et du détergent
Elle te va bien cette veste
Tu as bon goût

Pourquoi les gens sont si agressifs ?
— C'est qu'ils vont mal ils sont en colère

Moi je suis en colère tout le temps
Il y a un monde où je suis une guerrière révoltée
Il y a un monde où je suis têtue obstinée et pénible
Où j'emmerde le monde
Je ne veux pas emmerder le monde
Mais quand même
C'est insupportable

Avoir un avis sur tout
La géopolitique en combat entre les gentils et les méchants
Le décompte des morts
La comparaison numérique
Ceux qui ne se sentent pas à l'aise dans leur corps
A qui on reproche d'exagérer
De fouler aux pieds les valeurs arbitraires
La croissance l'économie le travail famille patrie
Ceux qui veulent grand-remplacer le grand-remplacement par leurs gènes
Blancs
Au nom de valeurs d'un roman national simpliste
Et pas du tout documenté
Ceux-là qui me reprochent de ne pas fonder une famille
Moi qui ai les bons chromosomes
Selon eux
La peau blanche les yeux clairs
Mes ancêtres les gaulois
Foutaises
Je ne fonde pas une famille
Enfin pas biologique
Je fonde une famille de différences
Tant pis pour les chromosomes
Il y en a toujours d'autres
Plein
Et des bien
De toutes les couleurs

Je crache dans mon devoir de femme
Mon ventre reste vide
Mes poumons pleins de fumée
On me dit que je suis égoïste

J'ouvre la vie au pied de biche
Sinon j'asphyxie
J'ai des bleus et des échardes partout
Je cherche la poésie
Je cherche le roman

Il y a un monde où je suis une artiste qui rappelle
Qu'il est bon de pleurer pour des fleurs
Il y a un monde où je prends des médicaments
Pour les oublier
Parce qu'il paraît qu'on ne peut pas vivre
Si on pleure tout le temps.

Le recours aux forêts

Les millenials vont mal, ça n'a rien d'une surprise. Ils en parlent, les JT, qui évoquent la baisse de natalité dans ma génération, ces trentenaires qui ne font plus assez de gosses et qui refusent de travailler, accusation d'égoïsme et de flemme sur le bout des lèvres. Les millenials vont mal, et mes bandes de copains en colère, ceux qui regardent les actus et ragent et ceux qui ferment tous les canaux. Certains d'entre nous battaient le pavé de la réforme des retraites, certains documentent sur leurs réseaux sociaux les atrocités de la guerre, ceux qui voulaient des enfants y réfléchissent à deux fois, trois fois, avant d'arrêter la pilule, et même quand on éteint la télévision et les médias on ne peut pas ignorer : si le ciel est si trouble c'est à cause des incendies au Canada ; si la rue est si bruyante c'est parce qu'en bas on manifeste contre les bombardements de Gaza ; et l'on explique à nos parents que l'on ne peut pas s'acheter un appartement à 25 ans comme eux l'avaient fait. Si je me cache les yeux, si je bouche mes oreilles, si j'obstrue ma bouche, comme les trois petits singes, j'entends tout de même le fracas du monde. Rien, rien. Même si l'on essaie en secret de ralentir notre absorption de la violence omniprésente et revenir aux choses simples, on se fait engueuler tout le temps, c'est qu'on ne soutient pas assez la courbe de la croissance, consommer, procréer, se tuer à la tâche. Un copain m'a dit l'autre jour qu'il pensait qu'on était "une génération de délire et de chute psychologique sans précédent". On a vu l'alchimie de l'or devenu boue : les promesses du modem dans chaque domicile, le miracle du smartphone, les jouets des Happy Meal en plastique multicolore quand on ne se doutait pas de la pollution générée, mais aussi le vote utile, les attentats qui ont ramené les commandos super-armés dans les rues, et maintenant le monde qui brûle de notre naïveté à avoir cru que la paix et la prospérité seraient éternelles. On y croyait mais on était gamins. Maintenant au moment de faire des gosses ou de participer à la marche du monde à l'image de nos parents, on dit non. Dans la bouche de certains de nos aînés c'est presque comme si on leur crachait au visage. Mais quand ils nous concevaient l'URSS disparaissait pour les promesses d'une mondialisation heureuse. Nos parents croyaient au progrès. L'air, je crois, n'avait pas cette épaisseur d'hydrocarbures, de particules fines, et d'éclats coupants de fer.

Nous ne sommes pas les seuls, au demeurant, à porter cette tristesse. @Bad_Educatian souvent évoque, dans nos discussions, son sentiment d'appartenir aussi à une génération triste, les X, juste avant. La menace du VIH à l'âge des boîtes de nuit et des bars ; les enfants qui naissent pendant que les tours s'effondrent ; l'impuissance de voir ce monde devenir dégueulasse, en ayant le sentiment de ne pouvoir rien y changer. L'autre jour, dans La Grande Librairie, Chloé Delaume évoquait cependant leur victoire pour un monde un tout petit peu plus juste : #MeToo. La transformation des normes non-dites et enfermantes sur le corps des femmes, des enfants. Plusieurs fois, quand je discutais avec quelque personne de cette génération, on me répondait : "si j'avais su que c'était possible, je n'aurais peut-être pas fait d'enfant", par exemple.

J'ai fait mes études avant #MeToo. J'ai construit ma culture littéraire sur les manuels de l'époque, ma bibliothèque de classiques est remplie de noms d'auteurs hommes. Il y a une dizaine d'années, une pétition pour inscrire plus de femmes au programme du bac de français m'a fait prendre conscience de cette absence de mixité. Au dîners de famille, aussi, je réalisais combien je pouvais facilement évoquer Dostoïevski, Hugo, Baudelaire, mais que je n'avais aucune culture de la littérature contemporaine. Ce qui est arrivé ensuite s'est produit sans que j'en aie pleinement conscience : mes lectures sont progressivement devenues féminines. Ce n'était pas une action de militantisme délibérée : j'ai découvert des romancières, comme Sarah Chiche, Lola Lafon, Emma Becker, Wendy Delorme, Chloé Delaume, Becky Chambers, Annie Ernaux, Svetlana Alexievitch, dont je me suis mise à lire compulsivement toute la bibliographie parce que leurs voix me parlaient. C'est pourtant simple : je suis une femme adulte, et en tant que telle je me suis identifiée à leurs personnages. Elles posaient des mots, des phrases, sur mes éprouvés. Tout d'un coup, certaines expériences de l'humanité que je n'avais lues que par un prisme masculin se sont complexifiées de nuance : Sarah Chiche nuance l'adultère que je ne connaissais que par Carmen et Madame Bovary ; Emma Becker et Wendy Delorme écrivent l'érotisme d'un autre regard que celui de Sade ; Becky Chambers raconte des soap-opéra qui concurrencent Star Wars ; et Svetlana Alexievitch nomme l'un de ses récits : La Guerre n'a pas un visage de femme.

Je vais énoncer un poncif éculé, et qui pourtant semble toujours opérant : les petits garçons jouent à la guerre, les petites filles à la poupée. Les petites filles soignent, et les petits garçons tuent. Ce n'est pas programmé dans nos gênes, on a juste été éduqués ainsi. Heureusement ceci change, mais nos décisionnaires politiques sont encore des hommes éduqués à l'ancienne, et ça s'envoie des obus et des drones dans la gueule, ça construit des fusées phalliques, ça rêve de courbes économiques turgescentes. Pendant ce temps-là, dans les derniers bouquins que j'ai lus cette années, j'ai trouvé une femme qui seule survivait dans une ferme en construisant un abri pour sa vache (Le Mur invisible, Marlen Haushofer), une qui partait en road-trip dans la montagne avec le cadavre de son amant mort accidentellement dans le coffre de sa voiture (Reste, Adeline Dieudonné), une qui cherchait l'inspiration dans les pierres d'un village de montagne et retrouvait l'histoire de deux amoureuses du siècle dernier (Le Chant de la rivière, Wendy Delorme). Dans ces trois romans, la narratrice s'enfonce dans la nature, dans une retraite qui rappellerait presque un Thoreau ou un Conrad. Je ne vous parle pas de la nature fantasmée du féminin sacré, opération marketing brillante qui entérine le sexisme en assignant les femmes à de vagues prêtresses de la lune et sorcières autodidactes sexy et inoffensives dans un paysage domestiqué. Je vous parle d'une nature sauvage, inhospitalière, indomptée, dans laquelle la narratrice se casse les ongles, se fait mordre par les vipères, se perd. Pour survivre, la narratrice doit apprendre à s'oublier, à regarder, à écouter.

Et n'est-ce pas cela qui manque, actuellement, dans le fracas du monde qui nous déglingue, millenials, gen X, et tous les autres ? Un monde fait de peurs et de repli sur soi, où l'on est si jaloux de ses propres intérêts que l'on survit en agressant, on se regarde le nombril au lieu de regarder l'Autre, on hait au lieu d'aimer ?

Mes copains millenials sont tristes, ça n'a rien de nouveau, ni rien de surprenant, mais parfois, pour se consoler, on imagine des maisons en forêts, des fermes où l'on élèverait des cailles, des poules et des lapins, des familles qui ne sont pas nucléaires mais recomposées parce que l'Amour et le soin n'ont pas besoin d'une reconnaissance du sang identique pour se déployer. Et c'est peut-être très cliché, mais cet espoir et cette joie du vivant, je les retrouve surtout chez les autrices femmes, non pour une quelconque absurdité essentialisante qui dirait que l'instinct maternel est inné et programmé génétiquement par notre utérus, mais parce qu'en effet, on a été éduquées depuis la petite enfance à prendre soin. Peut-être que ces réflexions sont ineptes et que je joue à la bergère comme Marie-Antoinette au Hameau de la reine ; mais peut-être aussi que c'est bien qu'on commence à entendre ces femmes, parce qu'après tout, si au lieu de chercher à domestiquer, on commençait juste à écouter, l'avenir pourrait n'être pas si dégueulasse que ça.

"Il faut cultiver son jardin", concluait Voltaire à la fin de Candide. Et si, en oubliant l'enclos de la propriété privée, on cultivait plutôt les forêts, les montagnes, les amis, la curiosité ?