J’avais vingt-cinq ans quand la vague #MeToo a explosé. Le féminisme était déjà un morceau de mon paysage, il y avait des essais d’Elisabeth Badinter dans la bibliothèque familiale que je me promettais de lire, j’avais déjà lu et adoré la préface du Rire de la Méduse d’Hélène Cixous, l’égalité hommes-femmes était un refrain connu. J’ai senti qu’il se passait quelque chose d’important, je voulais participer pour donner de la force aux voix qui se faisaient entendre, alors j’ai publié un tweet racontant la fois où un type sans visage, tout à fait bien sur lui, avait tenté de me faire raconter les détails croustillants de ma vie sexuelle en se faisant passer pour un enquêteur de l’institut IPSOS, dans une ruelle de banlieue pavillonnaire, j’avais dix-sept ans et, candide, je n’avais pas tout de suite flairé l’arnaque. Longtemps j’ai gardé en moi ce sentiment honteux de m’être faite avoir par un gros dégueulasse, comme je me souviens bien des sueurs froides dans mon dos quand j’ai fini par refuser de répondre à ses questions de plus en plus intrusives et suis repartie d’un pas alerte chez moi, terrifiée à l’idée qu’il me suive. Cette anecdote me paraissait un peu minable par rapport aux récits bien plus graves qui se dépliaient sur internet, mais à l’époque je me sentais alliée, pas victime, je voulais juste, à ma mesure, participer au grand cri de colère des femmes.
Ce qu’il m’a fallu de temps pour comprendre, rappeler les souvenirs à ma mémoire, des histoires boueuses où le consentement n’avait pas été une évidence, en vacances, en couple, des surprises et des chantages, des scènes où je me suis figée comme une biche dans les phares d’un pick-up, récits que je n’avais pas vraiment oubliés mais que la honte avait enfermés dans une malle de ma mémoire parce que je m’en sentais humiliée, et responsable. Plus tard, avec un psy, j’ai tiré sur le fil de la pelote et déplié un nombre trop grand d’images dont je n’étais pas fière, et à la même époque à peu près, j’ai relu les journaux intimes de mon adolescence, et ce que j’y ai lu m’a effarée. Ce sont des scènes qui se répètent où je suis une toute petite jeune femme à peine pubère que des hommes plus âgés repèrent, dans la rue celui qui avait posé sa main sur mon épaule nue après m’avoir suivie un été, j’avais bégayé que je voulais être seule et flairant ma peur il m’avait sermonnée, il voulait juste faire connaissance. Celui, ami d’amis, qui tournoyait autour de moi tel un vautour en m’avertissant qu’il ne restait plus que quelques mois avant ma majorité sexuelle et qu’il ne serait plus maître de lui à partir de ce moment-là. Ce collègue de mon père qui vint à la maison une fois une seule fois, et quand j’allai poliment le saluer, me déshabilla du regard avec une telle évidence que mes parents décidèrent immédiatement qu’ils ne l’inviteraient plus jamais. Ce mec de mon âge, en soirée dans une froide maison de la campagne, nous étions plusieurs cachés sous un plaid en discutant, et sa main à lui qui sans me prévenir remonte sous ma jupe, et je me fige totalement parce que je suis terrifiée à l’idée de faire un scandale qui briserait la bonne humeur de la soirée. Ce type qui demande à mes parents en vacances s’il peut m’emmener en boite, et qui discute avec eux des modalités de ma sortie sans se préoccuper de mon avis.
A chaque fois que ces scènes se produisaient, je me figeais, et sans aucune idée de la démarche à suivre, sidérée, je souriais. Je voulais être polie. Je n’arrivais pas à chasser mon malaise, me sermonnant en me disant que j’aurais dû être flattée et contente que l’on s’intéresse à moi, que cela signifiait que j’étais belle et lorsque l’on te complimente tu dois répondre “merci”. Je souriais pendant que les mots, les phrases, désertaient mon cerveau. Je ne disais jamais “non”, mais j’esquivais ensuite la scène, je me débrouillais pour ne plus jamais me retrouver en présence de l’importun. Cependant tout ceci me paraissait normal, et j’endossais seule la honte et la culpabilité de n’être, définitivement, qu’une ingrate ; ou alors, d’envoyer, malgré moi, des signaux contradictoires. Aujourd’hui je constate que je n’ai jamais été autant importunée que quand j’étais adolescente. Ce n’est pas que ma beauté se soit éteinte à la majorité, j’ai même appris à mieux me vêtir, me maquiller, j’ai dompté ma féminité. J’ai en revanche gagné en assurance ; mon corps transpirait moins cette vulnérabilité de faon fébrile. Ma honte s’est transformée en colère quand j’ai compris ceci : ces hommes plus âgés que moi étaient des prédateurs qui s’attaquaient aux adolescentes parce qu’ils savaient qu’elles seraient incapables de se défendre.
A la fin de mon adolescence, j’ai voulu prendre le contrôle de mon image. Si je ne pouvais pas agir sur cette féminité malgré moi, cette espèce d’aura qui attirait les prédateurs, il fallait que j’agisse. J’ai commencé à fumer par esprit de rébellion, de colère, pour faire surgir mon incandescence, mon refus d’être vue comme une petite poupée gentille. Comme de nombreuses adolescentes de cette époque, j’ai eu des phases d’anorexie - très légères - qui étaient un moyen d’agir sur mon propre corps. J’ai aussi donné mon cœur meurtri à un homme plus âgé, charismatique et, in fine, extrêmement contrôlant, dont la présence, un temps, m’a protégée des vautours : identifiée comme “sa femme”, j’étais sortie de l’étal de viande fraîche. De fait, ses crises de jalousie étaient telles vis-à-vis des garçons, mais aussi de toute personne qui pouvait m’aider à préserver mon indépendance, qu’il m’a progressivement isolée de tous mes êtres chers. Au bout de plusieurs années j’ai fini par me rebeller, violemment, contre cette emprise : j’ai repris la clope - j’avais arrêté pour lui -, je me suis remise à sortir, j’ai refusé le devoir conjugal qu’il exigeait de moi, et enfin, j’ai réussi à partir, sacrifiant bon nombre des membres de mon cercle social de l’époque.
Et puis il y a eu d’autres histoires, des amours incandescentes, d’autres plus apaisées, il y a eu #MeToo, il y a eu mes lectures, il y a eu du temps, des douleurs et des peines, mais aussi de grandes joies, et j’ai appris, peu à peu, à penser mon corps de femme, mon rôle, ma place dans la société, dans le regard des autres. Je mentirais si je laissais croire que je n’ai pas ramassé, depuis, ma dose de jugements odieux et misogynes venant de là où on ne les attendait pas, d’anciens amis, d’anciens amants, tu essaies d’être une personne et on te réduit à ton état de femelle. Mais j’étais assez grande désormais, assez mature, pour m’en remettre et m’en insurger, même si ce genre de remarques jettent du sel sur les anciennes plaies jamais totalement cicatrisées.
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L’an dernier j’ai lu Pour Britney, de Louise Chenevière. Cette femme de mon âge y retraçait notre enfance : les chorés de Britney Spears qu’on dansait gamines, ignorantes de leur portée sexuelle, tandis que les adultes, eux, nous regardaient faire avec un amusement teinté, pour certains, d’une patience prédatrice. Le tube de l’école primaire, c’était “Moi Lolita”, d’Alizée. Justin Timberlake avait dévoilé le sein de Janet Jackson sur scène, et tandis qu’on commentait sans fin la scène scandaleuse, c’était elle qui avait vu sa carrière s’achever. De l’adolescence, je me souviens de cette charge mentale immonde que l’on portait, nous, les filles : être sexy mais pas vulgaire ; apprendre dans les magazines féminins à plaire aux garçons, mais ne pas être allumeuse ; maîtriser les règles mais ne jamais en parler aux hommes, qui toléraient tout juste les publicités à fluide bleu, immaculé, sur les serviettes hygiéniques ; ne pas se plaindre des douleurs ; dire merci au Monsieur ; cracher en public sur les chanteuses sexy qu’on trouvait bêtes et aguicheuses, mais les écouter en secret ; apprendre à se maquiller, s’épiler ; suivre les garçons quand on les entendait se moquer d’unetelle qui ne se rasait pas les aisselles ; condamner toute femme célèbre qui n’arbore pas une ligne anorexique, commenter, dire qu’elle se “laisse aller”. Quand j’avais treize ans, la mode vestimentaire était aux baggys trop larges et aux strings ficelle qui dépassent, et il fallait, exercice d’équilibrisme, les porter sans que le pantalon tombe trop, et surtout, surtout, arborer cet accoutrement tout à fait sexuel en feignant la plus grande innocence. Si un garçon jouait à tirer l’élastique de notre soutien-gorge, c’est que nous n’avions pas été prudentes en la laissant dépasser.
Quand Vladimir Nabokov écrit Lolita, il explique noir sur blanc qu’il s’agit de dénoncer la prédation immonde d’Humbert Humbert sur une enfant innocente. Stanley Kubrick l’adapte, faisant de la petite fille un monstre d’érotisme. Gabriel Matzneff, pendant des décennies, a été reçu sur les plateaux télévisés pour ses journaux de prédateur, dans lesquels il vantait la sensualité des nymphettes, sans que presque personne n’ait à en redire. C’était notre époque, c’était mon enfance. On m’a demandé souvent, autrefois, pourquoi ma confiance en moi était en ruines, pourquoi je me haïssais tant. Il n’y a pas besoin de chercher très loin. Avant #MeToo, naître femmes, c’était naître Eve, pécheresses dès la naissances, allumeuses malgré nous, responsables de notre propre perte.
Je suis devenue, je crois, féministe, parce que j’ai fini par identifier la façon dont cette misogynie s’était ancrée dans mon propre système de croyances, ma propre lecture du monde. Je suis devenue féministe parce que je me suis vue devenir ma propre tortionnaire. J’ai honte à me souvenir qu’autrefois, discutant avec mon père, je me lamentais sur le laisser-aller vestimentaire des mères de mes copines ; qu’inquiète qu’il arrive des bricoles à ma petite sœur quand elle-même était ado, je l’incitais à éviter de porter des mini-jupes quand elle sortait.
En lisant Sans alcool, de Claire Touzard, ces réflexions me sont revenues. Il y aurait énormément à dire sur ce journal de sobriété, sur la culture française qui glorifie le bon alcoolisme - celui de l’œnologie -, sur les enjeux sociaux. Aujourd’hui je relève, en particulier, ce qu’elle dit de l’association entre l’addiction et la condition féminine. Sa consommation d’alcool, Claire Touzard l’associe notamment à sa féminité ; à sa révolte contre les discriminations sexistes dont elle a été victime tout en s’en culpabilisant ; à l’ébriété qui donne le sentiment d’avoir du courage, d’être impertinente, une armure illusoire contre les conventions sociales qui demandent aux femmes d’être réservées et sages, et à la plus grande vulnérabilité qu’elle génère en réalité (car être bourrée ne rend pas plus forte, plus puissante ; c’est au contraire, sans qu’on s’en rende compte, baisser les armes face aux prédateurs potentiels). L’auto-destruction, lorsque l’on est sans cesse essentialisée comme femelle sexy malgré soi, a aussi un autre avantage : celui de déprécier la marchandise, pratiquer l’auto-sabotage pour, in fine, éviter de se faire dévorer et recracher sur le trottoir.
Quelles armes avions-nous jadis, quand on nous tenait coupables de notre propre féminité ? L’insurrection verbale, l’engagement nous faisait passer pour folles, hystériques, emmerdeuses. Si l’on se plaignait des harceleurs de rue, on nous reprochait d’être ingrates : après tout, on ne savait pas accepter un compliment et dire merci. S’unir à un homme suffisamment dominant pour qu’il marque son territoire et ainsi nous extraie du marché des femmes nubiles ? Jouer le jeu de la féminité, les jupes, le maquillage, les talons hauts qui brisent le dos, pour revendiquer le statut de putain et jouir de l’emprise que l’on prend en retour sur les hommes ? Sombrer dans l’addiction pour, quelques heures, oublier l’état de vigilance constante, faire taire la haine intérieure, et se croire rebelle tandis que notre compte en banque fuit et ruisselle vers les trafics inhumains des dealers, les multinationales d’alcool ou de tabac, les Don Draper qui nous font croire que, quand on ne croit plus en rien, se détruire par rébellion, c’est cool ?
Voici cependant la nouvelle génération qui arrive. J’ai de l’effroi face à l’emprise du capitalisme associé aux réseaux sociaux qui se referme sur certaines d’entre ses membres : la folie du skincare, de la fast-fashion, tout ce temps saturé par des complexes entretenus afin de générer du profit et un flux commercial permanent au détriment, non seulement de l’écologie, mais aussi de la santé mentale des jeunes gens. Mais il existe aussi ces cohortes de gen Z, dont on parle un petit peu, déconcertés : celleux qui boivent moins, qui fument moins, qu’on accuserait presque de n’être pas bons vivants. Celleux qui décident que le matcha est plus sexy que le Malibu ou la vodka premier prix. Celleux aussi qui ont appris dès l’école le mot “consentement”, dont l’éducation sexuelle n’était pas centrée que sur la reproduction et les organes génitaux masculins, mais aussi sur l’attention et le souci de l’autre, l’apprentissage des limites. Celleux qui se lèvent et se mettent en colère contre les injustices, pour la planète, pour le souci de tous, les malades, les vulnérables… Greta Thunberg, Billie Eilish, Alexandrie Ocasio-Cortez… Et finalement, on aura beau leur reprocher d’être donneurs de leçons, iels ont peut-être trouvé ce qui nous manquait et qui me donne un petit peu confiance en l’avenir : le droit de dire non, l’art de ne pas retourner la colère contre soi-même.
Pour entrer ou sortir de ce bar-salle d’expos animé en ce week-end de festival, il faut emprunter un tourniquet. Trois grandes parois de verre, assorties chacune d’une barre-poignée en laiton que l’on pousse pour actionner le mécanisme giratoire, et ainsi, certains entrent, certains sortent, simultanément, dans une chorégraphie que l’on a tellement apprise par cœur en entrant dans les grands magasins et les hôtels qu’on ne la questionne jamais. Il y a une fois où, au moment où je m’apprête à sortir, seule, je remarque autour de moi un groupe de gens festifs, mon âge à peu près, qui emprunte mon chemin. Ils sont juste derrière moi, ils poursuivent une discussion animée sans me remarquer, alors je m’arrête pour les laisser passer sans rompre leur harmonie, l’évidente synchronisation de leurs corps qui inconsciemment poursuivent leur chemin comme leur discussion. Cette interruption de mon corps, je le sens, est un grain de sable dans leur mécanique inconsciente, “mais qu’est-ce qu’elle fout ?” se demandent-ils, “pourquoi n’avance-t-elle plus ?” et je sens leur gêne. Deux me dépassent, entrent dans un compartiment, aussitôt je sens qu’il faut que j’avance, je me faufile à mon tour, les trois suivants enchaîneront le pas. Le rythme, la chorégraphie est sauve, et à peine sortis ils continuent à se parler, leurs voix au-dessus de moi, leurs apostrophes me traversent. J’existe et je n’existe pas.
Plus tard, alors que je m’apprête à re-rentrer, une femme au même moment sort. Je voulais pousser la porte à la cadence sentie du flux alentour, mais elle est pressée. Les vitres nous séparent, elle ne voit personne, elle pousse plus vigoureusement la barre de laiton et voilà que je presse le pas.
Ce sont de micro-expériences de quelques secondes seulement. Dans ma tête elles se dilatent, j’analyse, je questionne, j’essaie de trouver à chaque fois la place juste pour ne pas séparer les groupes, ajuster mon pas au rythme du monde, en somme : être invisible. Ces micro-secondes d’ajustement cependant, je le constate, arrêtent le temps dans ma tête et mon corps, pendant qu’alentour, les Autres, eux, ne s’y interrompent jamais. Leur cadence est mécanique, une rythmique bien huilée qui ne soulève aucune question. Ils ont tellement conscience de leur place dans le monde, leur corps, leur voix, leur présence, qu’ils ne la remarquent plus. Et ma minuscule empathie du ballet du tourniquet, ce ralentissement que je crée pour m’ajuster à leurs gestes, devient point d’orgue déconcertant. Ils ne comprennent pas mon ajustement.
Le tourniquet, je crois, c’est le meilleur exemple de mon autisme. C’est une sensibilité accrue qui tente de s’ajuster au mouvement du monde parce qu’elle n’en comprend pas intuitivement les codes. Il existe des milliers de micro-expériences insignifiantes qui, dans ma tête, interrompent le temps. Ce qu’il y a d’épouvantable, c’est que, bien souvent, cette volonté impérieuse que j’ai de ne pas vouloir faire un pli sur la soie des interactions sociales froisse ceux qui ne la comprennent pas. Il existe des interprétations divergentes, incompatibles entre elles, de ma relation à autrui. Certains me reprochent d’être égoïste, de ne pas m’intéresser aux autres - c’est que je peux embarquer mes interlocuteurs dans mes tunnels de pensée à en perdre la notion du temps, et sans remarquer les signaux de l’ennui, tant je suis passionnée. J’ai énormément de mal à poser des questions directes, par peur de heurter l’autre. Si une ride de souci se dessine sur son front, je n’oserai pas lui demander directement ses raisons ; j’essaierai à la place d’instaurer un climat de confiance, trouver des anecdotes, une parole qui lui fera comprendre que j’ai de l’empathie. Certains, parmi mes plus proches, ne le comprennent pas : ils croient que je ramène tout à moi, que je ne m’intéresse pas à eux. D’autres savent, ont compris, que je laisse tout simplement à leur parole le temps d’advenir, sans jamais vouloir les y forcer. Les discussions sont un tourniquet de verre. J’essaie d’y sentir le rythme, la cadence, l’harmonie et le pas, pour m’y ajuster sans en avoir l’air. Mais quand je m’interromps devant la porte pour tenter d’en saisir le fonctionnement, certains croient que je bloque le passage.
Quand j’étais gamine, ma mère s’est inquiétée de mon hyper-sensibilité. Dans les années 1990, on n’envisageait pratiquement pas que l’autisme puisse toucher les petites filles. Elle m’a raconté qu’elle m’avait emmenée au musée, et que devant une toile, je m’étais mise à pleurer. Je n’étais pas tellement intégrée en classe, je fuyais les activités de groupe, à l’école comme en centre aéré, et j’avais déjà des délicatesses, de la finesse de mon squelette à mes goûts désuets pour la Comtesse de Ségur, l’étiquette de la noblesse, la papèterie. Mon frère m’appelle affectueusement “la reine d’Angleterre”. Pourtant, je me souviens très bien d’avoir dit à un psychanalyste combien je me sentais gauche et maladroite, “un éléphant dans un magasin de porcelaine”. Je suis à la fois extrêmement délicate, et extrêmement brutale. Ma timidité est souvent confondue avec de la froideur. Face à une discussion intense en émotions, quand l’autre se confie, je peux avoir des réactions théoriques et cliniques. Ceci est particulièrement vrai en matière de santé : si l’on se confie à moi sur une inquiétude médicale quant à un proche, je ne vais pas avoir des mots de consolation à proprement parler, mais établir un discours de réassurance sur la technicité de la médecine, la rareté des complications. “Je t’aime car tu n’as pas peur de regarder les ténèbres en face”, m’a confié mon meilleur ami, et c’est vrai. Souvent, je trouve que les fragiles, ce sont les autres : ceux qui craignent les couloirs d’hôpitaux, qui évitent les films qui les font remettre en question leurs certitudes, qui ne lisent plus les infos par peur d’en être désespérés. Ma fragilité à moi repose dans des détails risibles : la désinvolture avec laquelle on sert une tasse de thé, l’incapacité de certains à respecter les distances dans un escalator ou un métro, les gens qui discutent à haute voix dans un train sans se soucier de leurs voisins.
Autrefois j’étais en colère contre le monde entier. Je nourrissais une rancune amère contre mes proches. Je ne savais pas que j’étais autiste, je croyais que nous étions tous les mêmes, et j’enrageais de croire qu’ils ne me respectaient pas, ceux qui parlaient trop fort, qui insistaient pour que je sorte en boite avec eux, qui ne faisaient pas attention au sens des couverts sur la table. Aujourd’hui je sais que nous n’avons pas le même fonctionnement. En forêt, j’aime m’accroupir dans l’herbe, observer l’humus jusqu’à ce que mes yeux exercés au minuscule repèrent les milliers de petites bêtes qui grouillent, les anomalies d’une feuille, la discrète fleur qui a réussi à pousser dans l’ombre. Dans le film Différente, l’amoureux de Katia, tout juste diagnostiquée autiste, lui dit affectueusement qu’elle est une “myope de la vie”. Je suis myope pour de vrai, et j’ai toujours ressenti ceci : quand on est myope on voit flou le tableau d’ensemble, mais notre vision de près a une acuité remarquable - mais assez inutile.
On m’a régulièrement demandé pourquoi je cherchais à avoir un diagnostic ; pourquoi je ne pouvais pas me contenter de porter ma personnalité singulière sans avoir à la pathologiser. La vérité c’est que ce décalage, je l’ai senti très jeune, et j’en ai conçu une telle culpabilité que j’ai cherché par tous les moyens à le masquer. Rien du rythme ordinaire ne me vient spontanément : je compense mon absence de réflexes sociaux par l’observation, comme face à ce tourniquet. Alors j’ai consacré toute mon énergie à observer, construire dans ma tête mon manuel de règles sociales, maladroitement. On me demande parfois de fournir mon mode d’emploi, puisque je suis bizarre. J’aurais voulu avoir le mode d’emploi des Autres, eux me semblent bizarres. Je l’ai construit empiriquement, et il est bourré d’approximations. J’ai passé ma vie à le suivre, pour ne pas déranger.
Avec ce diagnostic je m’apaise. Je me permets, dans une discussion, quand je sens que ma bizarrerie prend le dessus, d’expliquer que je suis autiste plutôt que de chercher en vain à la masquer. Je sais que je suis bizarre, j’en suis désolée. Cela fait peu de temps, mais j’ai déjà eu l’occasion d’entendre une réponse qui se veut bienveillante : “ah, tu es Asperger !”, parce que les gens savent qu’Asperger, c’est l’autiste sociable, l’autiste rigolo et intéressant, le bon autiste. Comme j’ai des diplômes et de la conversation, tout de suite ils me classent Asperger. Je leur explique alors doucement que cette classification n’existe plus.
Asperger, c’est celui qui justement, sous le IIIe Reich, triait les bons et les mauvais autistes. Ceux dont les capacités productives compensaient le décalage et seraient utiles, et ceux qu’on abandonnerait. Au fond, si j’ai dû attendre 33 ans pour savoir que j’étais autiste, c’est parce que je faisais partie des bons autistes. Ceux qui ont des talents particuliers : pour moi, une excellente mémoire, une capacité d’adaptation et de masking, une compréhension fine des disciplines scolaires. J’ai excellé au lycée, et j’ai développé l’écriture depuis toute petite car là où l’interaction sociale, dynamique, immédiate, m’est très compliquée, la lenteur de l’écriture et de la pensée me permet de pousser mes raisonnements très loin. Dans les années 1990 on ne questionnait pas l’autisme chez les petites filles modèles. J’avais de bonnes notes, même si certains instits ont relevé ma lenteur et ma maladresse motrice ; je gagnais des concours de poésie et d’orthographe ; j’ai réussi mes études, j’ai décroché des médailles socialement valorisées ; j’étais polie. Il s’agissait de stimuler et nourrir mes qualités, mes compétences, tout en espérant que mes difficultés par l’entraînement disparaissent. J’étais terriblement timide, et extrêmement bordélique. Pour le premier problème, j’ai développé des scripts d’interactions socialement acceptables ; quant au second problème, de honte, j’ai simplement arrêté d’inviter du monde chez moi. J’ai été reconnaissante au destin pour mes réussites qui me semblaient indues, et je me suis haïe de mes échecs et de mes incapacités. Je suis incapable de conduire, même si j’ai réussi, dans la douleur, à décrocher mon permis de conduire. Je n’ai plus touché un volant depuis une dizaine d’années, et longtemps j’ai eu honte de ne pas avoir la force de m’y remettre, afin de défendre mon autonomie et ma liberté de me déplacer. Pour toutes ces choses, j’ai renfermé en moi une rage et une culpabilité extrême : celle d’être, sur bien des points, totalement incapable.
Aujourd’hui la honte me quitte peu à peu, avec la compréhension que les réussites et les échecs sont les deux faces d’une même médaille. Tout se paie, et mes capacités d’écriture et d’analyse ont une contrepartie. J’ai besoin de lenteur, de calme, pour fonctionner au mieux. Je n’ai rien à gagner à faire semblant d’être comme tout le monde, sauf à être confrontée encore à mon indécrottable maladresse.
Mais quand même. Je ne crois pas que l’autisme soit en soi un handicap. C’est un regard différent sur le monde, une autre focale. Parfois, il me semble que l’on aurait tous à gagner si chacun prenait le temps d’étudier un peu le ballet du tourniquet. Que l’on pourrait tourner sept fois sa langue dans sa bouche avant de mettre un grand coup de klaxon quand on est frustré au volant. Je ne sais pas si c’est un symptôme ou une conséquence de mon décalage, mais j’ai développé une conscience aiguë de la présence de l’autre, qui me fait consacrer une énergie folle à contrôler mon propre mouvement pour ne pas gêner sa course, sa trajectoire - même si parfois, en cocotte minute, j’explose et me trompe et deviens franchement gênante sans m’en être rendu compte. J’espère, je fantasme un monde, où l’on serait tous un peu attentifs à ne pas se heurter.
Tu tombes tombes tombes tu ne sais plus. Ce qu’il faut faire quand tout s’arrête. Au début tu te dis que tu vas juste souffler une semaine. Puis deux. Puis trois. Au début c’est juste un peu la fatigue que tu dois contrôler, une pause pour reprendre ton souffle, remettre de l’ordre dans tes affaires, juste, souffler, un petit peu. Ton premier chantier c’est de continuer à chercher, comprendre, pourquoi tu t’essouffles si facilement.
Un mois. Puis deux. Puis trois. L’enquête médicale et psychologique avance, plus que jamais il faut le dire, mais avec son rythme et sa lenteur, sensation frustrante de comprendre que la réponse enfin se rapproche, plus cohérente qu’elle ne l’a jamais été, jamais aussi proche, jamais aussi lente. Tu voudrais en attendant reprendre le rythme des jours que tu connaissais, tu n’y arrives pas. Tu attends. C’est normal, te disent les soignants, tu ne peux pas tout faire en même temps. Alors, en attendant, on te dit, “prends soin de toi”.
Tu devrais sortir. Tu devrais faire du sport, t’y remettre un peu. Voir du monde. Voir de jolies choses, tu vas au musée, au cinéma ? Et le travail, tu as repris ? Toujours pas ? Prends soin de toi. Il faut prendre soin de toi.
Ça veut dire quoi, prendre soin de toi, quand toute ta vie tu as couru après un modèle, lequel, celui qui semblait évident pour tous ceux qui te voyaient ? Ça veut dire quoi, prendre soin de soi, quand tu ne sais plus ce que c’est, toi ? Tu sors. Tu vois du monde. Tu essaies vite, vite, de construire des projets pour remplir le temps du vide. Les week-ends sauter dans des trains, changer d’air, bouffer des rencontres et des œuvres en boulimique parce qu’il ne faut pas rien faire et ne pas sombrer. Tu dis, pour les rassurer, j’ai des projets, je ne suis pas inactive, même si je ne travaille pas je me nourris et je construis des choses. Tu ne vois pas le stress qui remonte juste comme avant, quand tu travaillais. Quand tu courais après une réussite arbitraire. Tu as cru que celle-ci l’était moins.
Tu t’en veux si tu ne fais rien. Ce temps d’exploration de ta psyché devrait t’offrir l’opportunité incroyable de construire autre chose. Tu aimes écrire ? Voilà le moment de devenir écrivain. Cours, cours après ce rêve. Écris, publie, développe le référencement, cherche des lecteurs, construis des plans de romans, des idées des pensées, des réflexions, pars à la rencontre d’auteurs que tu aimes, écris-leur parce qu’ils ne sont qu’humains, finalement, et puis n’oublie pas : mange sainement, fais du sport, ne te laisse pas aller.
Tu te défends sans cesse : je ne suis pas inactive.
Et insidieusement. Sans même que tu y prennes gardes. Tu t’épuises au lieu de te reposer.
Les lecteurs qui n’arrivent pas malgré tous les efforts que tu mets et tous les compliments de ceux qui te connaissent. L’impression poisseuse de vendre tes écrits comme un marchand de tapis, un vendeur d’encyclopédies au porte-à-porte qui coince son pied sur le seuil, une intrusion qui te donne envie de vomir, mais c’est ça ou le silence, l’avenir appartient aux audacieux alors tu fais taire ton besoin de calme. Les inscriptions, participations à des événements culturels, ton agenda de malade en est rempli, arrêtée mais pas inactive, tu es presque moins disponible qu’avant, quand tu travaillais, et même si chacun de ces événements est choisi avec soin comme pouvant te nourrir, tu as la tête qui tourne de toutes ces notes prises, ces chaises occupées dans le public, ces inscriptions, ces foules, ces gens à qui tu voudrais parler, à qui tu ne parles pas, qui n’ont pas le temps, qui n’ont pas le temps, personne n’a le temps.
Tu te défends sans cesse : je ne suis pas inactive.
Chaque effort en vue d’une réussite fantasmée, d’un déclic qui n’advient pas érode un peu plus ton énergie. Tu essaies d’être au four et au moulin, l’enquête touche à son but, tu essaies d’expliquer sereinement en sourire, il y a ma personnalité et il y a mon logiciel interne, je tourne sous un système d’exploitation différent que vous apparemment, mais promis je fais des efforts, je ne l’utiliserai pas comme un prétexte, et en somme, même si tu sais, ça ne change rien parce que tu as tellement peur du vide que tu n’arrêtes pas les vieux réflexes.
Tu n’es pas inactive. Prendre soin de soi tu ne sais pas trop ce que ça veut dire. Tu veux que ton repos forcé soit le plus productif possible.
Au lieu de s’apaiser le stress empoisonne chacune de tes veines, chacun de tes capillaires. Tu culpabilises. Tu ne t’es toujours pas reposée.
Un jour le corps lâche. Tu es encore plus malade maintenant. Tu oscilles entre la neurasthénie la plus complète, des jours à chialer en boule sous ta couette parce que tu crois être une ruine, et les lendemains ou dans un regain d’énergie de titan tu te dis que ça ne peut plus durer et que tu ne dois pas être inactive. Tu ne connais plus que deux états : liquéfiée ou frénétique. Tu n’as toujours pas trouvé comment prendre soin de toi.
Un jour la frénésie dont tu croyais qu’elle allait enfin mener à une avancée majeure te laisse exsangue, nauséeuse et meurtrie. Comme si tu avais pris un shoot, brûlant toutes les dernières hormones de joie la veille, et qu’il ne t’en restait plus aucune dans le corps. Déséquilibre. Tout ou rien. Brûlées, toutes tes dernières réserves.

Alors on te prend la main. On ne te demande rien. On t’amène ailleurs. Dans le silence, ailleurs. Là où les couvertures sont chaudes, parmi les arbres et les chats, des sacs remplis de toutes ces choses infimes qui te réconfortent et que tu aimais. On ne te demande rien. Il n’y a plus d’horloge, plus de calendrier. Plus de projet, plus d’exigence, plus de demande.
Il y a la rugosité du bois de la table sous ta main. Le bruit blanc de la chaudière que l’on n’entend que lorsqu’il n’y a aucun autre bruit, ronronnant. L’odeur d’une tasse de thé, sa chaleur contre tes doigts. Les lianes graciles d’un saule pleureur oscillent, et tu te souviens qu’enfant, c’était ton arbre préféré. Il y a des pierres. Il y a de la mousse verte, ocre, qui dégouline dehors sur les murs.
Il y a cette certitude qui grandit dans ton cœur. Je suis inactive. Je prends soin de moi. Je prends mon temps.
Ils sont quatre sur l'estrade : trois écrivains, luvan, Gabriel Marcoux-Chabot, Jeff VanderMeer et l'animateur du débat, Emeric Cloche. Ils viennent de contrées diverses, France, Québec et Etats-Unis, et ils converseront une heure durant au sujet de "l'écriture de l'étrange". L'étrange, en témoignent mes notes d'auditrice, c'est avant tout une question de langue.
C'est luvan qui proposera un exercice de définition étymologique. Le mot anglais weird renvoie à une vieille racine anglo-saxonne, désignant la courbe, qui n'est donc pas rectiligne, qui dévie. Elle tisse un lien de parenté avec le mot queer. L'étrange français, lui, a à voir avec l'extranéité, l'étranger, ce qui n'est pas nous, en somme, l'alien. Bien sûr, elle mentionnera finalement l'allemand unheimlich, ce qui n'est pas la maison, Heimat, home, ce qui n'est pas familier, qu'en français la psychanalyse traduira par "inquiétante étrangeté". L'étrange, dit je crois Gabriel Marcoux-Chabot, ce doit être le choc que l'on ressent devant quelque chose qu'on ne comprend pas. L'étrange, dit luvan, se définit quant à la norme. Elle s'est d'ailleurs présentée elle-même comme autrice queer et neuro-atypique. A la fin du débat, un auditeur posera la question qui, il me semble, résume tout l'enjeu que je tire de ce débat : "comment perdre les lecteurs dans un pays qui nous est complètement familier ?"
Ce débat mené aux Utopiales vendredi 31 octobre dernier portait sur la littérature ; il existe un public friand de la littérature de l'étrange, ces récits dont le but est de perdre le lecteur, l'inquiéter dans cette sensation de sortie de route, ce serait presque le contraire parfait des feel good books. Il suffisait, d'ailleurs, de contempler les expositions que je mentionnais l'autre jour : grandes peintures à l'huile cauchemardesques de Jorg de Vos, dessins d'architecture froids et angoissants de Jozef Jankovič, planches de la bande dessinée Tremen de Pim Bos représentant un univers grisâtre, mi-organique mi-mécanique, de solitude et de souffrance. Mais je crois qu'il existe aussi un public qui, loin de chercher l'inquiétant dépaysement, cherche en ces œuvres, au contraire, la familiarité. La terreur que l'on reconnaît, dans ces œuvres, est parfois un réconfort : pour ces lecteurs-là, le sentiment d'aliénation, de solitude, de hantise, est quotidien. Sa reconnaissance en textes, en toiles, en musiques, apporte paradoxalement le soulagement du partage humain, de la rupture de l'isolement.
Ce que dit luvan pour se présenter n'est pas une vantardise d'une nouvelle mode, queer et neuro-atypique ; c'est, je crois, l'une des conditions qui a fait d'elle une autrice de l'étrange : la différence invisible. D'ailleurs, la sensation qu'elle a toujours recherchée dans l'écriture, disait-elle l'autre jour, c'est l'émerveillement. Elle apporte un soin tout particulier à ne pas effracter, brutaliser, le lecteur. Ses livres sont bizarres, dit-elle, peuvent secouer, sait-elle, mais le but n'est pas, n'a jamais été, de blesser. Or voici, précisément, l'un de mes questionnements du moment : comment se recoudre au monde, sans blessure ni cicatrice de part et d'autre, quand on est, justement, étrange ? Si l'étrange heurte et blesse, fait peur, inquiète, comment, lorsqu'on l'incarne sans le vouloir, en faire une qualité, et non une violence ?
Quand j'étais ado, j'étais gothique. Bien sûr, c'était facile, puisque c'était un petit peu la mode. On parlait de Marilyn Manson dans la cour du collège, Twilight allait bientôt sortir et faire le carton qu'on lui connaît, les rappeurs et les skateurs se menaient une guerre de rivalité affectueuse, et, tout en noir, mitaines en résille aux mains, on était peu, mais quand même, quelques uns. Je me souviens que mes parents furent amusés d'abord, puis un peu hostiles ensuite. Il y a quatre ou cinq ans, j'ai renoué avec cet univers avec joie - pas Twilight, hurle mon orgueil - parce que je me suis rappelé ma joie immense à lire Baudelaire, Poe ; j'ai découvert Lovecraft, Lynch, me suis plongée quelque temps dans les ruelles sombres de Gotham en séries, jeux vidéos et bien évidemment comics. J'aime les toiles de Goya et de Hiéronymus Bosch. Quand ma mère me voit arborant un crâne sur quelque accessoire, elle lève les yeux au ciel : "encore ?". J'ai fini par remarquer que les motifs floraux ne suscitaient jamais la même réaction. Mais si, vestimentairement parlant, je revendique ma curiosité pour les contrées du rêve, des monstres et du macabre, certains y voient une forme de provocation. Pourquoi ? Parce que ce n'est pas commun, je suppose.
Durant mon parcours diagnostic pour évaluer ma possible appartenance au spectre autistique, on m'a souvent demandé : "pourquoi veux-tu absolument une étiquette ? Pourquoi veux-tu absolument être différente ?". Or je ne le voulais pas. Je subissais l'étrange décalage au monde, depuis toute petite, sans comprendre les raisons de cette inquiétante étrangeté. J'aurais voulu désespérément ne pas le ressentir. J'aurais voulu ne pas me retrouver stupéfaite, sans mots, devant les réactions hostiles des autres, que je ne comprenais pas, qui me semblaient illogiques. J'aurais voulu ne pas trembler d'angoisse dès que je devais adresser la parole à un inconnu. J'aurais voulu ne pas être terrassée par un inexplicable épuisement dès que le groupe devenait foule, dès que les sensations physiques étaient nouvelles. J'aurais voulu que les mots sortent de ma bouche spontanés, qu'ils ne soient pas gênants ou blessants quand je les voulais drôles, hautains quand je les voulais réfléchis. On m'a reproché, on me reproche encore parfois, de ne pas faire d'efforts. Je me le reproche constamment. Si c'est facile pour les autres, pourquoi ça ne l'est pas pour moi ? Quand le diagnostic a été confirmé, il y a deux semaines, je suis tombée dans un état de torpeur dépressive terrible. Certains s'en sont étonnés : "mais tu le savais déjà, de toutes façons, tu l'avais compris !". Or, si ce diagnostic ôtait le doute existentiel, il apportait aussi sa conclusion définitive : je suis différente. Je ne voulais pas l'être. Je le savais. Je suis étrange.
Alors, qu'est-ce qu'on en fait ?
Ça m'a fait du bien, ce séjour aux Utopiales, parce que j'y ai vu une réponse alternative à celle que toujours j'envisageais. L'étrange est pour certains une patrie ; c'est en tout cas la mienne. Cette lectrice demandait aux auteurs : "comment perdre le lecteur dans un récit qui nous est complètement familier", évoquant le fait que l'auteur qui écrit a déjà toute son histoire en tête et qu'il n'en est plus surpris. Cette question, je lui donne un autre sens : et si l'on changeait de référentiel ? Et si c'était le monde dit normal qui était étrange ? Mon goût pour le macabre est-il plus bizarre que la passion de certains pour le profit, la croissance, et sa courbe bien turgescente qui détruit sans les voir des milliers de laissés-pour-compte ? Qu'est-ce qui est le plus violent : la couleur de mes vêtements, ou les continents de plastique et décharges à ciel ouvert de ceux qui changent de couleur toutes les semaines grâce à la surproduction aveugle de prêt-à-porter ? Aux Utopiales, j'ai vu, je le disais, des individus que l'on qualifierait d'étranges par centaines. Sur les scènes, dans les débats, on ne parlait pourtant que de jours meilleurs, écologie, tolérance envers autrui, curiosité, altérité.
Et surtout, l'étrangeté a été portée comme un choix de création. Gabriel Marcoux-Chabot présentait son roman Godpèle, dans lequel, si j'ai bien compris, un peuple de sculpteurs sur glace a perdu l'écriture. Le roman, il l'écrit en version bilingue : la page de droite est écrite en français standard, tandis que la gauche est dans cette langue inventée, texte phonétique bizarre dans lequel on reconnaît des expressions québécoises, illisible au départ, mais que l'on apprivoise, peu à peu, notamment, me semble-t-il, grâce à l'oralisation. Et l'auteur de dire qu'il y a, dans ce roman, deux langues étranges : celle qu'il invente, bien sûr, mais aussi le français standard, que l'on comprend tous en le lisant mais qu'on ne parle plus. Moi, je me dis que c'est bien encore un signe de mon altérité : le français des livres, je le parle à voix haute, parfois, spontanément, quand j'utilise le passé simple, des mots parfois trop compliqués. On m'a fait le reproche d'être snob, de refuser par là le contact avec l'autre. On m'a conseillé de purger mes textes de cette complexité inutile pour toucher le lecteur.
Pourtant, ils existent, ceux qui, comme moi, se sentent dans cette langue comme dans un bain chaud un jour d'hiver ; ils existent, ceux qui iront lire Godpèle par goût de l'errance, comme il y en a eu pour se perdre dans le labyrinthe de La Maison des feuilles de Mark Z. Danielewski, les digressions érudites d'un Mathias Enard dans Boussole, la froide herméticité d'un poème de Stéphane Mallarmé.
Je ne prétendrai, ni avoir leur talent, ni trancher cette question. Je ne souhaite pas me couper de la communauté des humains au prétexte que je suis autiste, bizarre, alien. J'ai juste retrouvé, dans ce festival, un peu de réassurance, l'impression d'appartenir, la force de défendre ma propre singularité sans me sentir trop exilée. J'ai retrouvé le sens des mots de Blaise Pascal, "Vérité au-deçà des Pyrénées, erreur au-delà", qu'on pourrait paraphraser simplement par : de toutes façons, on est toujours le bizarre de quelqu'un d'autre.
On ne demande pas à Marcoux-Chabot de supprimer toutes les pages de gauche de son livre parce qu'elles sont illisibles ; il propose les deux trajets, il traduit, le familier et le bizarre, jusqu'à ce que les deux s'inversent, et cet entrelacement fait l'une des richesses de son roman.
Le Monde a rompu avec moi.
J'oscille, je dégringole, pauvre coque battue par les vents, menacée sans cesse par les vagues scélérates : colère, désespoir, marchandage.
Je me vois hurler, gémir, demander, vouloir retourner le fil en arrière : et si j'essayais encore, et si l'on revenait comme avant ? Je ne me reconnais pas. Je grince, je grimace,
Dis-moi, le Monde :
Pourquoi me faisais-tu une place avant, à moi qui n'ai pas changé ? Pourquoi ma douce folie, le jardin anglais de mon cerveau, bordélique, te plaisaient autrefois et te débectent aujourd'hui ? Dis-moi, le Monde : pourquoi es-tu si cruel, pour m'avoir laissé croire que je pouvais fermer les yeux dans tes bras, avant de m'en bannir à jamais ? Pourquoi m'as-tu laissé l'illusion, le Monde, qu'ensemble nous avions quelque chose à construire, si tu me recraches sur la rive, exsangue, après tout ce temps où j'ai pourtant essayé ?
Je pleure. Je dors. Je me réveille, je me souviens. Je pleure encore. J'arrête de pleurer.
Je m'arrache aux draps de sueur et de larmes. C'est un effort surhumain. Je relance la petite machine qui marchait bien, avant. J'essaie de cultiver : la curiosité. Le soin. Le regard. Tout ceci qui n'est pas mort en moi, quand le Monde m'a abandonnée.
J'entre dans le palais des Congrès. Je pense à Barbara. J'observe, alentour : un couple de mon âge, il boite violemment, jambes disloquées depuis vraisemblablement toujours, et elle, collants colorés, lunettes rondes d'aviateur sur le front, un sac-à-dos rutilant plein de grigris en peluches, et l'enfant, qui court, devant, parfaitement, oui : normal.
J'observe, alentour : des adultes qui sont toujours des enfants. Des geeks à la pelle, disons : des dames élégantes d'un certain âge, gothiques, rousses et roses, des souliers cousus de bobines de mercière, des géants en jupe, des barbes, des casquettes, des bérets, des sweatshirts noirs, verts, rouges. Des cheveux mal coiffés, bleus, roses, rasés sur des bouts de crâne, pas partout. Des lunettes des bouquins, des chapeaux du maquillage. Je fais la file d'attente pour une salle de conférence ; on longe les vitrines d'une banque. Derrière, assis autour d'une table, des gens très sérieux, pas un cheveux ne dépasse, chaussures pointues vernies et costumes impeccables, décident des incendies du monde. Nous, foule bigarrée, échevelée, anormale, de l'autre côté de la vitre.
Souvent je me demande si je ne devrais pas peigner mes cheveux fous, enfiler des chaussures pointues parfaitement cirées, un tailleur d'ennui, et avaler toutes crues les couleuvres sans mâcher, comme on gobe des pilules dégueulasses pour laisser le Monde se reposer.
Et puis arrivent des moments comme celui-ci, où je me promène parmi les fous, je contemple des toiles monumentales de Cthulhu, des plans d'architecture en carapace de gisant. Où je calligraphie sagement des notes de conférence pendant que les orateurs questionnent, interrogent, disent "je crois", "je ne sais pas". Qui aiment tellement la Singularité qu'ils en ont fait leur invitée d'honneur, quels que soient ses contours, mouvants, protéiformes, indomptables. Il y a des livres, il y a des gens qui regardent droit dans les ténèbres pour en tisser des éclats de ciel, des gens qui ont troqué le dollar contre l'imaginaire. J'oublie ma couverture de sueur et de larmes. Je me sens appartenir à nouveau.
Ici, les exilés du Monde sont chez eux.
Vous l'aurez compris. Mon cerveau ne se contente de rien. À peine un sujet m'interpelle qu'un autre attire mon attention. Pour autant, je n'oublie pas le précédent. J'accumule – heureusement, sinon je cours à la mort cérébrale – les intérêts spécifiques, voici comment l'on nomme les hobbys pour les personnes comme moi.
Au détour d'un doom-scrolling nocturne, à l'heure où la pharmacopée ne fait plus aucun effet, je découvre une pratique artistique absolument punk dans son exercice et son esprit, bouillonnante, underground: le livecoding. Pratique parfaite en tous points pour moi qui ne suis ni musicien – je manque de discipline –, ni codeur – je l'ai été mais c'était chiant –, ni extraverti.
Le live coding est une pratique d'improvisation où les langages de programmation deviennent des instruments de création temps réel. Durant leur performance, les live coders écrivent et modifient du code, le projettent afin que le public puisse suivre leur processus créatif. Cette transparence transforme la programmation en un moment d'expression artistique ouvert, partagé, visible de tous. Cette pratique se situe au croisement de l'informatique musicale, de l'ingéniérie logicielle, de l'improvisation et de la musique algorithmique ou générative. Le live coding est une pratique intrinsèquement pluridisciplinaire. Les artistes entrelacent librement création sonore et visuelle, pensée algorithmique et geste créatif. En transformant l'ordinateur en instrument, le live coding offre un contrepoint intéressant au paysage habituel – et déjà figé – des lutheries contemporaines.
– Source: https://livecoding.fr/
Vous noterez bien que l'on ne parle pas d'IA générative, mais bien de code, écrit à la volée, improvisé, avec des outils bricolés.
Bref. J'apprends, je m'amuse, j'expérimente. Je suis loin de participer à une algorave. Qui sait, un jour peut-être.
En 1974, le philosophe Thomas Nagel publie un article dans lequel il se demande quel effet cela fait d'être une chauve-souris. Et de conclure, rapidement, que l'on ne peut pas savoir ; parce que l'organisme de la chauve-souris est si radicalement différent du nôtre, avec ses ailes et son sonar, que ses expériences, ses éprouvés, seront trop radicalement différents des nôtres. Quel que soit notre imaginaire, nos tentatives de projection dans la chauve-souris, nous ne pouvons pas savoir, percevoir, nous représenter. La première fois que mon ex m'a parlé de cet article, je n'ai pas particulièrement relevé tant ce constat me semblait banal et inintéressant ; pourtant, cette question, cette pensée a creusé sa place dans ma mémoire, capturé quelques neurones qui en tâche de fond régulièrement se rappellent à moi, dans les conversations, les éprouvés. Ce n'est pas parce que la démonstration semble simple, facile, qu'elle ne déploie pas son potentiel de vertige.
Ce même ex, il y a une dizaine d'années, me disait aussi que selon lui, les femmes ne pourraient jamais accéder à la philosophie pure ; selon lui, nous étions trop préoccupées de nos combats féministes pour obtenir l'égalité - et il insinuait là-dedans une petite obsession hystérique - que nous n'avions pas accès à la pensée pure, ontologique, la pureté de l'essence et de l'existence, au monde des Idées. Nous étions, selon lui, mécaniquement polluées par nos combats, comme il n'y a pas si longtemps et encore aujourd'hui même d'aucuns nous pensent polluées par nos hormones. Ma perplexité face à cette certitude de certains hommes renaît quand je pense aux loges maçonniques et autres groupes de pensée qui, si iels se revendiquent comme lieu de la raison pure, ont institué la non-mixité comme principe fondamental afin d'éviter toute distraction - à préciser, parce que je me suis documentée à ce sujet, qu'il existe des loges mixtes, même si elles ne sont pas majoritaires.
Ce sont mes lectures féministes, d'abord, qui m'ont conduite à m'insurger contre cette idée. A la vingtaine, la lecture d'extraits du Rire de la Méduse, d'Hélène Cixous (publié, tiens, en 1975, soit un an après notre chauve-souris) m'avait fait découvrir la revendication féminine d'inventer une nouvelle langue. A la trentaine, je découvrais Les femmes qui lisent vivent dangereusement, de Laure Adler, qui conte combien l'écriture au féminin est une lutte nécessaire contre l'asphyxie. Le mois dernier, j'ai dévoré Comment torpiller l'écriture des femmes de Joanna Russ, édité cette année par La Découverte, mais datant de 1983. Chacun de ces ouvrages défend cette idée : qu'il existe un langage féminin à inventer, qui raconte l'expérience féminine ; langage féminin qui peine à se faire entendre tant la littérature a longtemps été le territoire des hommes. Un personnage féminin dans une œuvre masculine, racontait Joanna Russ, est souvent une forme recevant la projection des attentes, fantasmes, et limitations, du regard masculin. La vraie voix féminine, elle, serait presque aussi inaudible que les ultra-sons de la chauve-souris.
Le mouvement #MeToo, en particulier dans ce qu'il a révélé de la médecine, a également mis en lumière l'oubli, volontaire ou inconscient, du corps féminin. Les exemples y sont particulièrement nombreux : comment les symptômes de l'infarctus sont méconnus chez les femmes ; comment la pilule contraceptive masculine est peu développée, en raison des effets secondaires hormonaux, que les femmes, pourtant, connaissent et subissent bien souvent ; comment l'endométriose n'est étudiée que depuis une dizaine d'années, alors qu'elle touche une proportion conséquente de femmes, avec des symptômes véritablement handicapants. L'explication de cette absence de recherches médicales chez les femmes se fait simpliste : celles-ci seraient trop soumises aux fluctuations hormonales, qui fausseraient les résultats. Donc on fait des recherches sur les mâles, considérés des facto comme norme, comme si ceux-ci étaient totalement dépourvus de fluctuations hormonales (et pourtant, les conséquences des fluctuations de la testostérone chez les hommes, de la calvitie aux risques d'agressivité, sont connus !).
Donc, forte de ces constats, de mon expérience féminine, je me suis insurgée contre cette idée que les femmes ne pouvaient pas accéder à l'Idée pure. Mon ex était brillant et licencié de philosophie - ce qui n'est pas mon cas - autant dire que le combat fut ardu. Je ne l'ai pas revu depuis des années, et pourtant, ce combat toujours me hante. Je cherche les mots, les explications rationnelles, au-delà de la simple colère, pour enterrer enfin cette douleur que j'ai souvent ressentie à être perçue comme très intelligente, pour une femme. Car, aussi caricatural que cela puisse paraître, ceci m'a été souvent, et implicitement, renvoyé. Je pense au nombre de fois où des hommes sont devenus soupçonneux parce qu'ils me trouvaient belle, et intelligente, comme si ces deux termes s'excluaient, et ils cherchaient la faille - qui souvent, fut de me désigner comme "folle", j'y reviendrai sans doute dans un prochain billet. Je me souviens aussi de ce dossier que nous avons construit en binôme, mon meilleur pote de fac et moi, en licence. Nous n'avions pas eu le temps, dans l'urgence, de relire nos parties respectives. Nous avions tous remarqué, dans la promotion, la différence de traitement que nous recevions, étudiantes et étudiants, de la part de ce professeur d'un autre temps, fleurant bon la naphtaline dans ses costumes élimés, souriant aux hommes, ne regardant pas les femmes dans les yeux. Lors de l'oral de restitution du dossier, il loua la qualité de notre travail pendant quinze bonnes minutes auprès de mon camarade, sourire aux lèvres. Le seul moment où il me regarda, perdant son sourire, fut quand il regretta la quantité de fautes d'orthographe dans l'une des deux parties du dossier. Mon camarade de promo est dysorthographique ; j'ai quant à moi excellé dans les concours d'orthographe. Nous n'avons pas osé signaler la méprise ; après tout, nous avions obtenu la même note.
Récemment, je parlais donc de mon indignation à cette pensée que les femmes ne pouvaient pas accéder à l'Idée pure auprès d'un proche ; je développai cette pensée : que se retrouver en boys-clubs pour parler philosophie, par exemple, c'est amputer la pensée humaine de la moitié de ses capacités. Que l'on n'accède aux Idées que par l'intermédiaire des sensations, progressivement - parce que bébé on commence par apprendre les mots du besoin, de la survie, puis petit à petit on complexifie le langage et l'idée jusqu'à atteindre, pour les Schopenhauer et autres Nietzsche, une représentation de l'abstrait et du concept. Que donc, puisque la sensation, le rapport au corps, qui fonde le langage, est différent selon qu'on naît homme ou femme, croire que la pensée pure peut être atteinte uniquement au masculin est selon moi une grave erreur. Mon proche n'était pas d'accord ; selon lui, l'art de philosopher était justement la capacité à penser hors des affects et des sensations. Par là, certes il trouvait complètement idiote l'idée que les femmes ne pouvaient pas philosopher, mais il ne partageait pas ma théorie selon laquelle la philosophie au masculin était beaucoup moins neutre qu'elle ne le prétendait. Faute de penseurs, de philosophes pour étayer nos argumentaires respectifs, nous avons rompu là. L'idée me démangeait. En creusant un peu, rapidement, afin d'écrire, j'ai retrouvé les outils qui sous-tendaient ma réflexion : que le dualisme esprit / matière n'était pas une vérité absolue mais un courant de pensée hérité de Platon, majoritaire, quoique remis en question par les matérialistes et la phénoménologie - que les philosophes me pardonnent si ici j'effectue des raccourcis. Oui, ma pensée aussi, mon idée de cette amputation n'est pas une vérité, mais une grille de lecture. Ce qui n'empêche pas que l'autre point de vue, le dualiste, l'est également. En somme, selon moi, une philosophie qui ne raisonne qu'au masculin est forcément lacunaire, comme l'est également, si l'on parle d'Idées éternelles et qui transcendent l'expérience sensuelle, une philosophie qui exclut l'expérience ineffable des chauve-souris.
A mesure que j'écris ce billet surgit un reproche qui m'est fait souvent : j'utiliserais trop de mots compliqués, au risque d'être incomprise, et pédante. "dualiste", "ineffable", "lacunaire", "ontologie", je perçois, en écrivant, les graviers qui se glisseront dans la chaussure de mes lecteurs potentiels. Je deviens chauve-souris. Pire encore : je le fais consciemment. Il y a deux jours, j'ai eu la confirmation scientifique que j'étais autiste. C'est brutal, à dire comme cela, j'ai cherché la formulation la plus élégante, je renonce, appelons un chat un chat, une chauve-souris une chauve-souris. L'un de mes symptômes est celui-ci : la difficulté de la communication avec autrui, et notamment, l'alternance entre mes temps de mutisme et mes logorrhées techniciennes. Je n'ai jamais fait cela dans le but d'écraser autrui par ma science, mais par souci d'exactitude, de précision, justement parce que sans précision, moi, je ne comprends pas bien et je suis perdue. Tout mon travail pour rendre le monde intelligible, par des lectures et le déploiement du vocabulaire, m'a rendue, précisément, inintelligible. A l'université, ce souci de précision m'a servi à atteindre l'excellence ; dans le monde commun, c'est plutôt un handicap. Je pense trop, il paraît. Ce name-dropping du début aussi, citer Cixous, Adler et Russ, est à double-tranchant : j'essaie de citer avec précision pour rendre à César ce qui appartient à César, mais cela peut être oppressant pour celui qui m'écoute. Pour autant, alors que, la semaine dernière, j'étais particulièrement déprimée, chez mon psy, par l'attente du résultat de mon diagnostic, celui-ci m'a lancée sur mes lectures féministes. Ce name-dropping, je l'ai fait avec lui, nous débattions, échangeant des références. Quand j'ai remarqué qu'on s'était décollés de mes affects personnels pour nous engouffrer dans la théorie, il m'a expliqué qu'il avait tenu cette discussion à dessein, pour m'apaiser de la crise de sens qui me traversait, et me rendre le sourire. Cela avait fonctionné.
Je suis une chauve-souris au carré. Je suis une femme, et neuro-atypique. Par deux aspects essentiels de ma façon d'être au monde, d'exister, de percevoir, je suis en décalage de la norme. Ainsi, mon langage, mes perceptions, diffèrent fondamentalement du discours normé habituel. Le langage, justement, cette langue commune, devait nous permettre, je le croyais, de nous comprendre. Si la chauve-souris pouvait parler, peut-être pourrions-nous avec elle entrer en empathie, et vivre ses expériences. Aujourd'hui, j'en doute sérieusement. Nous croyons parler la même langue, et pourtant nos représentations diffèrent. Ce que toi et moi appelons bleu tous les deux, peut-être que je le vois rose et toi jaune, et nous n'avons aucun moyen de le savoir. Faut-il alors se désespérer de cette incertitude du langage, de l'incompréhension incompressible ? L'Ancien Testament dit que oui, je crois : l'apparition des langues différentes sur le chantier de la tour de Babel est une malédiction lancée contre l'hybris des hommes.
Mais peut-être aussi que l'on pourrait aimer nos langages différents, par la complexité qu'ils apportent. Cesser de chercher à tout prix la Vérité, qui certes a du sens dans l'énoncé factuel de faits scientifiques, d'évènements, mais dont la quête, également, nous retranche de l'altérité. Nous qui aujourd'hui parlons de l'ère de la post-vérité, des fake news, de la transformation de la pensée, nous heurtons, je crois, aux conséquences de notre paresse intellectuelle et de notre idéologie scientiste : à trop vouloir appliquer un discours unique sur toute chose, nous avons désappris à confronter les récits. Nous les lisons dans une binarité dangereuse, entre la vérité et le mensonge, et je ne dis pas que cela n'existe pas, évidemment, mais que l'apprentissage de l'altérité, des discours alternatifs, aurait dû nous armer contre le rapt du discours politique mensonger tel qu'utilisé par Trump et consorts. On a mis en garde contre la polarisation des discours déployée par les réseaux sociaux, aujourd'hui l'extrême droite s'empare de ce concept de polarisation pour dénoncer tout discours qui ne serait pas aussi virulent que le sien en criant à l'aveuglement pathologique. Or, peut-être que le vice, ce n'est pas de choisir le mauvais discours, la mauvaise croyance, mais plutôt d'oublier qu'il existe des discours alternatifs, et que la recherche d'une seule Vérité, le discrédit de toute pensée Autre, ne doit pas recouvrir tous les domaines de la connaissance.
On ne peut pas imaginer ce que c'est d'être une chauve-souris. Je peux essayer, avec la langue que j'ai en partage avec toi, de t'expliquer ce que c'est que d'être une femme, d'être autiste. Nous nous heurterons cependant à un mur de glace : tu pourras intellectuellement comprendre que je ressens différemment, mais pas éprouver ce que je ressens - et ceci est démultiplié car je ne suis qu'une femme autiste singulière, dont les affects et éprouvés diffèrent radicalement d'une autre femme autiste. Ce qui me questionne, m'envahit, parce que ma vie entière tourne autour de la littérature et de l'écriture, c'est cette capacité que nous devons avoir, l'un et l'autre, toi et moi, à entendre plusieurs discours sans chercher à trancher lequel est vrai et lequel est biaisé, erroné, subjectif. Nous sommes tous subjectifs dans nos affects, l'objectivité n'est que le faisceau d'éprouvés similaires des individus qui constituent la norme et, je l'ai montré, le féminisme prouve que la norme peut être arbitraire - puisque l'histoire a érigé le masculin en neutre au détriment de 50% de la population, une minorité sacrément nombreuse. Cependant, parce que, deux fois minorité, j'ai été abreuvée au discours de la norme, discours du masculin, discours des neurotypiques, j'ai pris conscience de la multiplicité de nos subjectivités, dans un souci de communiquer et de réduire le mur de glace. Je suis une chauve-souris qui essaie de parler la langue des humains. A défaut de parvenir aux bavardages de la voix et du sonar, il me semble qu'on aurait tous à gagner à écouter les ultra-sons autant que les vocalises.
Il évitait son reflet depuis plusieurs jours. Ou, plus exactement, il refusait de voir ce que les surfaces réfléchissantes pourraient renvoyer. Il reniait, bravache, la frayeur qu’inspirait sa propre image. Il était l’Énantionarcisse, animé par une profonde haine de son reflet. Tête-à-tête inévitable, pourtant. La raison, il la connaissait. Mais, ça ne rend pas les choses moins compliquées de savoir. Il oubliait son visage. Les masques qu’ils portaient en permanence, les identités qu’il prenait selon le jour, l’heure, les circonstances, l’avaient érodé.
Au début, c’était pratique. Il suffisait d’observer. Les gens, les mimiques, les attentes, les us et coutumes, l’étiquette, les interactions. Ensuite, c’était un rôle, une imitation, un masque justement. Pour donner le change. Pour paraître normal. Pour entrer dans le moule. C’était devenu une habitude, puis un réflexe. Comme pour protéger ce qu’il y a de plus authentique, ce que les autres ne comprennent pas, ce qu’ils appellent folie, trouble, maladie ou bizarrerie. Il était devenu, tout à tour, enfant sage, adolescent ordinairement rebelle, étudiant plus ou moins brillant, chercheur, chroniqueur, informaticien, prof, amant, ami, mari, père, compagnon. Il avait bu, fumé, usé de diverses substances, participé à des choses qui semblent tellement normatives à la réflexion, simplement pour s’intégrer, au risque de se perdre. Mais, secrètement, il entretenait ses rêves, ses étrangetés, son être profond et véritable, celui que personne ne voyait, celui que seuls quelques privilégiés ou illuminés pouvaient apercevoir. Cela devint une obsession. Sa quête passait forcément par l’imaginaire. Le sien et celui des autres. Son refuge le plus sûr, dans la solitude et les silences. Charlélie Couture lui chantait : « Comme la vie réelle le dégoûte / Il se réfugie dans la science-fiction / Il dit que les seuls amis qui l’écoutent / Évoluent dans la suprême dimension » et Umberto Eco lui murmurait : « La lecture est une immortalité en sens inverse. »
Par caprice, il n’avait pas voulu, pu, ou su se contenter d’une seule vie. Il lisait, il regardait des films, il jouait aux jeux vidéo, aux jeux de rôle. Boulimique, avide de mondes imaginaires, de fictions et de personnages. Il vivrait 5 000 ans, connaîtrait mille vies. Parfois, quelqu’un s’inquiétait (ne va-t-il pas se déconnecter de la réalité ?). Mais sa maîtrise des masques de normalité rassurait. Non, il était conscient et consentant. Fuir le monde était une nécessité vitale. Revêtir la vie des personnages comme on enfile son armure. Bien sûr, il avait lu, compris et intégré le bleed. Cette perméabilité par laquelle les émotions, pensées ou réactions d’un personnage influencent la personne, ou inversement. Il en jouait.
Ainsi, il était les personnages qui peuplaient ses livres, ses films et ses jeux. D’abord, Aragorn, Gandalf, Paul Atreides, Hector de Troie, Random d’Ambre, la créature de Frankenstein, le corbeau de Poe, Baba Yaga, le Grand méchant loup, Edmond Dantès, Sherlock… Puis, Adam et Ève de Jarmusch, Emma, Jonas Kahnwald, Antonin, Richard, Katia, l’agent Cooper, Shelly Johnson, Betty/Diane, un objet de désirs, Betsy dont le vrai nom est Elisabeth, Clara et l’eau qui charrie ses larmes… Tant d’autres.
Ce matin, il croisa son reflet. Une inspiration, les yeux clos, pour chasser la peur. Il y vit les masques et les personnages. La somme de ses vies. Au fond, ses yeux semblaient vides.