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Sentes de braconniers, chemins du désir

Vous connaissez l’histoire. Elle commence toujours de la même façon. Je fais des recherches sur un sujet précis, pointu, voire, pour documenter un truc que j’écris. Le truc vraiment important, tout en haut de la pile des priorités. Le coup part tout seul. Je tombe sur une expression de géographe urbaniste. De synapse en synapse, de nœud en arborescence, elle m’envoie ailleurs. Elle devient un récit.

Je suis un enfant des bois. Depuis toujours, j’aime vagabonder dans les forêts pour en découvrir les secrets. J’ai de la chance, j’ai grandi dans un coin où on peut marcher toute une journée au milieu des arbres sans croiser une seule route goudronnée. Dans ce pays de collines et de rivières, les châtaigniers, les chênes, les charmes, les merisiers et les sorbiers s’épanouissent, baignés par la douce chaleur du sud et nourris des pluies de l’ouest. Au fond des vallées, ce sont les aulnes et les frênes qui étendent leur ombre sur les cours d’eau lascifs. Et, partout, des fougères. Des fougères tellement hautes que l’on s’y cache et l’on s’y perd.

Des femmes et des hommes de ma famille, j'ai appris les usages et les saisons des bois. Choisir la branche du noisetier pour en faire un magnifique bâton. Connaître les baies comestibles. Ramasser les meilleures châtaignes. Courir les champignons. Reconnaître les oiseaux à leur chant et les petits mammifères à leurs crottes. Prendre les bonnes feuilles pour s’essuyer le cul. Éviter les coins à sangliers. Utiliser son Opinel sans se couper. Un vrai petit manuel de survie de la paysannerie forestière. À l’oral et par la pratique.

J’aurais pu devenir chasseur, j’en connais les usages. Mais, les hommes de ma famille ne l’étaient pas et je déteste les armes. Ils en défendaient, cependant, farouchement le droit. Elle a longtemps, très longtemps, été le privilège des nobles et des nantis. C’est un acquis de la Révolution, remis en cause par les bourgeois et les messieurs de Paris qui ont oublié leurs origines. Dans cette région, défendre ce droit et, surtout, l’injustice de ne pouvoir l’exercer est , dit-on, à l’origine du mot « jacquerie ». Eugène Le Roy est un héros ici, républicain bouffeur de curés. Ici, la chasse n’est ni un loisir ni un sport. C’était, et elle le redevient, une question de survie.

Les hommes de ma famille n’étaient pas chasseurs. Ils braconnaient un peu. Enfant, j’étais captivé, et horrifié, par l’histoire de cet aïeul que les gendarmes avaient arrêté pour braconnage. Enchaîné, ils l'avaient traîné, lui à pied, eux à cheval, jusqu’au chef-lieu de canton. Il aurait passé quelques jours en prison, c’était devenu un délit véniel. Dans les bois, au milieu des fougères, les hommes de ma famille m’ont montré les sentes de braconniers, les pistes des animaux. J’ai appris à les connaître, à les trouver, à les suivre. Je n’ai jamais rien attrapé, ni ne me souviens qu’un seul de mes aînés ait capturé quelques gibiers. Je ne crois pas, non plus, que c’était réellement l’objet de cet apprentissage. En revanche, apercevoir des renardeaux à l’orée de leur terrier après avoir suivi une piste est une récompense sans prix. Ces sentes et ses pistes me fascinaient. Elles dessinent les lignes de vie de la forêt, tracées par l’instinct et l’intuition du chemin le plus sûr, le plus rapide, ou le plus intéressant. Plus encore, elles esquissent une géographie sylvestre, elles possèdent une géométrie propre. J’ai essayé de les cartographier, je crois, à cet âge étrange entre l’enfance et l’adolescence. L’âge, d’ailleurs, où j’ai découvert l’imaginaire qui m’habite encore aujourd’hui.

Je vis maintenant dans une ville, la réalité est d’une banalité affligeante. Parfois, je songe à ces sentes et ces pistes. La ville est peuplée d’animaux, beaucoup moins de braconniers. Au petit matin, avec de la chance, on surprend un renard. Quel est son chemin ? Où est sa piste ? Interrogations un peu futiles là où le béton et l’asphalte dominent. Mais, malgré la planification des urbanistes et l’architecture des paysagistes, on voit dans les parcs et espaces verts de petits morceaux de sentiers. Des pistes apparues souvent fortuitement, que des milliers de pieds rendent tangibles. Boueuses après la pluie, jamais pavées, elles deviennent finalement plus réelles et plus empruntées que les voies des technocrates experts du déplacement urbain. Ces pistes portent un nom ravissant, ce sont les chemins du désir. Des sentes inédites, interdites parfois, que les désirs des humains ont tracé, en dépit de la volonté d’autres humains d’imposer un parcours. Ils sont la géographie et la géométrie de nos instincts et nos intuitions. Ils portent la promesse d’un chemin plus sûr, plus rapide, ou plus intéressant. J'ai envie d'en faire la cartographie, elles ont des histoires à raconter.

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