Céléphaïs
Nous naviguons dans la tourmente, le maëlstrom du monde commun. Notre mât se brise sous la houle, le sel ronge la coque et nos lèvres desséchées. Sans cesse nous écopons, colmatages de fortune d'une cale perméable. Nos nuits sont boueuses. Le naufrage a depuis longtemps cessé d'être une inquiétude, il est une hypothèse permanente, plausible, imminente. Et pourtant nous tenons.
Il existe un port. Il existe un abri, dissimulé dans le tréfond de nos mémoires, où l'on accoste notre âme, refuge de fortune, le temps d'une réparation, une lueur dans la brume, une chope qui désaltère et une consolation. Il existe cette île, que certains de nous connaissent, refuge onirique à nos tempêtes et nos avaries, qui porte bien des noms : Céléphaïs, Youkali. Aucune carte n'y mène, aucun cartographe n'a su, jusqu'ici, indiquer de façon sûre sa route. On y échoue souvent par hasard, quand l'espoir nous avait désertés. On se souvient parfois de quelle étoile, quelle constellation observer pour y retourner, alors on essaie de contempler le ciel, trouver la configuration parfaite, par-delà la tempête et le désespoir.
Aussi, les autres marins nous croient fous. Ils se rient de nous, chercheurs d'un trésor qui n'aurait jamais existé. D'aucuns parfois tentent de nous expliquer nos erreurs, de nous dissuader de nos errances : il faudrait, disent-ils, surtout changer le bois de la cale pour de l'acier, installer un moteur, sans se douter que les récifs bordant notre île dévorent le métal comme Charybde et Scylla. Ils rient de nos chimères ; la rationalité et la technologie sont les alliés de tout navigateur, disent-ils, pourquoi courir le péril d'une coque branlante, d'un rafiot brinquebalant et peu sûr, pour traquer une île sans lieu, ancrée seulement dans nos mémoires ?
Pourtant, nous continuons, car nous savons. Nous avons cru devenir fous, mourir mille fois, avons failli renoncer plus encore. Mais un jour que l'eau douce venait à manquer, que les flots battaient la coque grinçant comme hurle une harpie, je t'ai croisé. Tu m'as parlé d'une île qui n'existait sur aucune carte, un lieu qui n'existait que dans ta mémoire, que tu avais quitté hier, que tu retrouverais. Alors j'ai su que je devais te croire. Que tu n'étais pas fou, ni moi. Nous avons amarré nos radeaux l'un à l'autre, quelques algues desséchées dont on a su faire des cordes, et les bribes de nos souvenirs de la route accordés l'un à l'autre comme autant de tessons d'un vase brisé. L'océan nous avale, mais nous ne sommes plus seuls.
Nous cherchons Céléphaïs ensemble, et si elle existe pour toi, pour moi, elle existe pour d'autres, elle, lui, eux, vous. Nous nous retrouverons.