Émergence de récits
Vous savez comment l’histoire commence. Un cliché. Prenez une soixantaine de personnes. Certains se connaissent, d’autres non. Réunissez-les dans un hôtel tranquille au cœur des Alpes pendant trois jours autour de leur intérêt commun, le jeu. Appelez ça « convention ». J’appelle ça une immersion, voire une retraite. Une coquetterie, pour en atténuer, en partie, les effets de la fatigabilité sociale.
L’histoire se termine toujours ainsi. Le retour à la réalité est douloureux, j’y reviens fébrile. Les idées se bousculent, nourries par des heures de jeux, d’échanges et de découvertes. Elles partent dans tous les sens. Je suis pris d’une hyperactivité cérébrale. Alors, je dois lire, me documenter, jouer, explorer des biographies, lire encore, parler, correspondre, écrire, créer, expérimenter, jouer de nouveau. Question de survie. Puis, attendre la prochaine retraite ludique et créative à la montagne, à la campagne ou à la mer. D’ici là, mon cerveau se perd en spirales et en arborescences, entre trip et souffrance.
Inspiration, quatre secondes. Expiration, six secondes. Six fois, une minute. Cinq cycles, cinq minutes. Trente inspirations et trente expirations pour ralentir les flux synaptiques. Choisir un sujet et (hyper)focaliser pour produire.
Depuis un quelque temps, je m’interroge sur la notion de narration émergente dans le jeu de rôle. La notion est bien connue dans le jeu vidéo. C’est un sujet largement traité par les game studies depuis un peu plus de deux décennies. J’en garderai une définition communément admise : un phénomène d'histoires contextuelles inattendues apparaissant durant le jeu. La notion est à distinguer, toujours dans le cadre du jeu vidéo, du gameplay émergent (utiliser le système du jeu pour accomplir des actions non prévues par les développeurs) et la narration procédurale (utiliser le système du jeu pour construire un récit), que l’on retrouve aussi dans le jeu de plateau. Les rassemblements ludiques sont propices, évidemment, à des observations, des expériences et des discussions.
Dans le jeu de rôle sur table, plusieurs personnes se réunissent dans un monde imaginaire, autour d’un récit (ou de récits) qui évolue au gré de la conversation, des décisions et des résolutions, souvent par le hasard, des actions des personnages. De fait, mon questionnement est erroné. Le jeu de rôle est, par essence, un jeu à narration émergente. On s'aperçoit rapidement qu’une partie va produire des récits non prévus, quand bien même la structure première peut être rigide. Écouter les participants qui racontent leur partie est toujours stupéfiant, tant les histoires diffèrent. C’est d’ailleurs la beauté du jeu de rôle. Si l’univers de jeu est partagé, parfois coconstruit, les histoires racontées par les joueureuses sont uniques. On retrouve évidemment des points de convergence. Les divergences se trouvent dans les émotions du personnage ressenties par la joueureuse, les perceptions de l’univers de jeu, les interprétations de la joueureuse, et son propre théâtre mental, fréquemment avec le biais induit par une petite dose d’apophénie (comprise ici comme notre capacité à nous identifier à quelque chose qui semble absurde à première vue, mais qui finit par nous correspondre en raison de notre nature à trouver des schémas dans des questions complexes, même s'il n'y en a pas à l'origine, et non avec son sens psychiatrique).
Par ailleurs, je dois bien avouer que la théorie LNS, quand bien même elle est désormais obsolète de l’avis même de son auteur, ajoute à la confusion. J’ai lu, entendu, vu tellement de personnes se déchirer autour du ludisme, du narrativisme et du simulationnisme, pris comme des catégories et non des parties d’un tout. Comme si, chaque joueureuse, chaque MJ, défendait une chapelle sacrée, sans savoir vraiment ce qu’elle abritait. Peu avait réellement compris que ce modèle constituait avant tout une grille d’analyse pour les concepteurs et les game studies. Son obsolescence n’empêche néanmoins pas sa pollution, pardon, son influence, de quelques échanges. Je tranche. Le jeu de rôle est ainsi, par essence, un jeu narratif. Les participants sont là pour partager un univers, des aventures, des récits et construire une histoire. Point final.
“Narrative in a game is not a mechanic. It’s a form of a feedback.”
– Raph Koster (2012)
Reste la question première, celle de l’émergence. Dans la littérature consacrée aux jeux vidéo, on trouve une distinction intéressante entre le récit embarqué et le récit émergent (Amiri, Fouad. 2019. Narrative in Story-Driven Video Games: A Comparative Study of Emergent, Embedded and Mixed Narrative Techniques). Le premier est défini par « une structure rigide qui nécessite d'établir en amont tous les détails de l'histoire et de ses potentielles variations. Chaque décision et action du joueur lui permet alors de progresser dans l'arbre du récit préétabli » (Chauvin, Simon. 2019. Un modèle narratif pour les jeux vidéo émergents ). Les campagnes et les scénarios du commerce des jeux de rôle « classiques » (L’Appel de Cthulhu, D&D, Pathfinder, etc.) répondent souvent à cette définition, les livres dont vous êtes le héros, également. D’après Chauvin, « les récits émergents sont au contraire indéfinis et se manifestent sous des formes variables ». L’émergence est ici « la capacité d'un système à créer des comportements non explicitement prédéfinis, mais qui pourraient être dérivés de l'ensemble des règles de ce système ». On y retrouve les campagnes « bac à sable », entre autres. Certains jeux solo (journalling) ou épistolaires et les jeux construits sur des tables ou de l’hexcrawl, par exemple, entrent par ailleurs dans cette catégorie, en considérant les narrations procédurales comme une forme de narration émergente.
Jusqu’à présent, je ne me place que du côté du système de jeu qui conduit à une forme d’émergence qui dépasse, on le pressent, le cadre de la narration. Il sera aussi nécessaire de s’intéresser à « l’agentivité » des joueureuses (player agency, décrite, de manière générale, comme le phénomène par lequel un joueur estime que les actions qui lui sont proposées dans le contexte du jeu ont un sens et que son choix d'action a une incidence significative sur le contexte dans lequel il s'engage.), un point central dans la construction narrative (”Naked and on Fire”: Examining Player Agency Experiences in Narrative-Focused Gameplay.).
Le lecteur attentif aura remarqué que j’utilise trois termes, narration, récit et histoire, souvent de façon équivoque. Les sens usuels de la narratologie (Gérard Genette définit l’histoire comme la suite des événements et les actions qui se déroulent, le récit comme la représentation de cette histoire, la manière dont elle est racontée, et la narration comme l’acte de raconter l’histoire) le sont moins.
Voilà donc ce qui m’attend, en plus de la pile bibliographique accumulée en réfléchissant à la question : me former à la narratologie, interroger le rôle des joueureuses, et expérimenter la création de jeux à histoire émergente. Pas forcément dans cet ordre.