Ils disent : "il faut prendre soin de toi"
Tu tombes tombes tombes tu ne sais plus. Ce qu’il faut faire quand tout s’arrête. Au début tu te dis que tu vas juste souffler une semaine. Puis deux. Puis trois. Au début c’est juste un peu la fatigue que tu dois contrôler, une pause pour reprendre ton souffle, remettre de l’ordre dans tes affaires, juste, souffler, un petit peu. Ton premier chantier c’est de continuer à chercher, comprendre, pourquoi tu t’essouffles si facilement.
Un mois. Puis deux. Puis trois. L’enquête médicale et psychologique avance, plus que jamais il faut le dire, mais avec son rythme et sa lenteur, sensation frustrante de comprendre que la réponse enfin se rapproche, plus cohérente qu’elle ne l’a jamais été, jamais aussi proche, jamais aussi lente. Tu voudrais en attendant reprendre le rythme des jours que tu connaissais, tu n’y arrives pas. Tu attends. C’est normal, te disent les soignants, tu ne peux pas tout faire en même temps. Alors, en attendant, on te dit, “prends soin de toi”.
Tu devrais sortir. Tu devrais faire du sport, t’y remettre un peu. Voir du monde. Voir de jolies choses, tu vas au musée, au cinéma ? Et le travail, tu as repris ? Toujours pas ? Prends soin de toi. Il faut prendre soin de toi.
Ça veut dire quoi, prendre soin de toi, quand toute ta vie tu as couru après un modèle, lequel, celui qui semblait évident pour tous ceux qui te voyaient ? Ça veut dire quoi, prendre soin de soi, quand tu ne sais plus ce que c’est, toi ? Tu sors. Tu vois du monde. Tu essaies vite, vite, de construire des projets pour remplir le temps du vide. Les week-ends sauter dans des trains, changer d’air, bouffer des rencontres et des œuvres en boulimique parce qu’il ne faut pas rien faire et ne pas sombrer. Tu dis, pour les rassurer, j’ai des projets, je ne suis pas inactive, même si je ne travaille pas je me nourris et je construis des choses. Tu ne vois pas le stress qui remonte juste comme avant, quand tu travaillais. Quand tu courais après une réussite arbitraire. Tu as cru que celle-ci l’était moins.
Tu t’en veux si tu ne fais rien. Ce temps d’exploration de ta psyché devrait t’offrir l’opportunité incroyable de construire autre chose. Tu aimes écrire ? Voilà le moment de devenir écrivain. Cours, cours après ce rêve. Écris, publie, développe le référencement, cherche des lecteurs, construis des plans de romans, des idées des pensées, des réflexions, pars à la rencontre d’auteurs que tu aimes, écris-leur parce qu’ils ne sont qu’humains, finalement, et puis n’oublie pas : mange sainement, fais du sport, ne te laisse pas aller.
Tu te défends sans cesse : je ne suis pas inactive.
Et insidieusement. Sans même que tu y prennes gardes. Tu t’épuises au lieu de te reposer.
Les lecteurs qui n’arrivent pas malgré tous les efforts que tu mets et tous les compliments de ceux qui te connaissent. L’impression poisseuse de vendre tes écrits comme un marchand de tapis, un vendeur d’encyclopédies au porte-à-porte qui coince son pied sur le seuil, une intrusion qui te donne envie de vomir, mais c’est ça ou le silence, l’avenir appartient aux audacieux alors tu fais taire ton besoin de calme. Les inscriptions, participations à des événements culturels, ton agenda de malade en est rempli, arrêtée mais pas inactive, tu es presque moins disponible qu’avant, quand tu travaillais, et même si chacun de ces événements est choisi avec soin comme pouvant te nourrir, tu as la tête qui tourne de toutes ces notes prises, ces chaises occupées dans le public, ces inscriptions, ces foules, ces gens à qui tu voudrais parler, à qui tu ne parles pas, qui n’ont pas le temps, qui n’ont pas le temps, personne n’a le temps.
Tu te défends sans cesse : je ne suis pas inactive.
Chaque effort en vue d’une réussite fantasmée, d’un déclic qui n’advient pas érode un peu plus ton énergie. Tu essaies d’être au four et au moulin, l’enquête touche à son but, tu essaies d’expliquer sereinement en sourire, il y a ma personnalité et il y a mon logiciel interne, je tourne sous un système d’exploitation différent que vous apparemment, mais promis je fais des efforts, je ne l’utiliserai pas comme un prétexte, et en somme, même si tu sais, ça ne change rien parce que tu as tellement peur du vide que tu n’arrêtes pas les vieux réflexes.
Tu n’es pas inactive. Prendre soin de soi tu ne sais pas trop ce que ça veut dire. Tu veux que ton repos forcé soit le plus productif possible.
Au lieu de s’apaiser le stress empoisonne chacune de tes veines, chacun de tes capillaires. Tu culpabilises. Tu ne t’es toujours pas reposée.
Un jour le corps lâche. Tu es encore plus malade maintenant. Tu oscilles entre la neurasthénie la plus complète, des jours à chialer en boule sous ta couette parce que tu crois être une ruine, et les lendemains ou dans un regain d’énergie de titan tu te dis que ça ne peut plus durer et que tu ne dois pas être inactive. Tu ne connais plus que deux états : liquéfiée ou frénétique. Tu n’as toujours pas trouvé comment prendre soin de toi.
Un jour la frénésie dont tu croyais qu’elle allait enfin mener à une avancée majeure te laisse exsangue, nauséeuse et meurtrie. Comme si tu avais pris un shoot, brûlant toutes les dernières hormones de joie la veille, et qu’il ne t’en restait plus aucune dans le corps. Déséquilibre. Tout ou rien. Brûlées, toutes tes dernières réserves.

Alors on te prend la main. On ne te demande rien. On t’amène ailleurs. Dans le silence, ailleurs. Là où les couvertures sont chaudes, parmi les arbres et les chats, des sacs remplis de toutes ces choses infimes qui te réconfortent et que tu aimais. On ne te demande rien. Il n’y a plus d’horloge, plus de calendrier. Plus de projet, plus d’exigence, plus de demande.
Il y a la rugosité du bois de la table sous ta main. Le bruit blanc de la chaudière que l’on n’entend que lorsqu’il n’y a aucun autre bruit, ronronnant. L’odeur d’une tasse de thé, sa chaleur contre tes doigts. Les lianes graciles d’un saule pleureur oscillent, et tu te souviens qu’enfant, c’était ton arbre préféré. Il y a des pierres. Il y a de la mousse verte, ocre, qui dégouline dehors sur les murs.
Il y a cette certitude qui grandit dans ton cœur. Je suis inactive. Je prends soin de moi. Je prends mon temps.