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P.

Elle passe la porte avec beaucoup de grâce. S’arrête un instant, hésitante, semblant s’excuser de la place qu’elle prend.

Elle aurait préféré que son corps s’évanouisse et la libère enfin de ce qu’elle endure.

Elle est très belle, il émane d’elle beaucoup de douceur et de délicatesse. Toujours apprêtée, toujours soignée, du haut de ses 16 ans.

Un port de danseuse, aussi droite que son monde intérieur s’effondre. Se tenir droit évitera peut être aux morceaux de s’éparpiller, qui sait…

L’œil avisé repère tout de suite les fêlures derrière le costume, celles qui torturent et obligent à survivre plutôt que vivre. Il repère les signes de la présence d’images qui s’agitent dans la pièce la plus sombre et cadenassée de sa mémoire et qui menacent d’exploser la muraille qu’elle a méthodiquement rapiécée toutes ces années pour éviter les fuites.

Elles veulent s’échapper, les images, mais pour aller où? Elle craint qu’elles contaminent encore plus son monde et ne changent le regard porté sur elle. Le sien. Celui des autres.

Elle craint de ne jamais réussir à les transformer, les digérer, les intégrer. Elle voudrait qu’elles disparaissent, qu’elles n’aient jamais fait partie d’elle, qu’on ne les lui ait jamais imposées, qu’elles n’aient jamais existé. Comme son existence toute entière parfois, quand le désespoir est trop grand et l’issue impensable.

Elle s’assoit dans le fauteuil et raconte. Morceau par morceau. Ce n’est pas elle qui choisit ce qui accepte de sortir, ni dans quel ordre ça va vouloir le faire. Ça se bouscule dans la file d’attente. Dans un chaos désordonné puisque cela fait bien longtemps qu’elle essaie de remiser les souvenirs plutôt que de les agencer pour former un récit. Toute son énergie y est passée.

Elle pressent bien que ce n’est pas une histoire plaisante à raconter. Ni à entendre.

Elle tourne alors autour de ces mots qui ne veulent pas se prononcer. De ceux qu’elle n’arrive pas non plus à écrire. Par crainte que nommer fasse exister.

Elle en a cherché des moyens de reprendre le contrôle. Certains lui ont aussi fait du mal.

Aujourd’hui elle n’en peut plus d’être livrée à ses symptômes déliés, à ce puzzle jamais complété.

Les pièces manquantes la rassurent autant qu’elles la terrifient. Parce qu’on ne peut pas s’horrifier de ce que l’on ne sait pas, sauf si on en a l’intuition. 

Elle a envie d’avancer, de dépasser la terreur, de l’ancrer dans le passé pour pouvoir enfin vivre dans le présent.

Alors elle y va, doucement, dans un rythme qui n’appartient qu’à elle, malgré les tempêtes qu’elle doit affronter.

Elle utilise les mots pour écrire le bout d’histoire qu’on a essayé de lui voler et ainsi, tenter de se le réapproprier. 

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