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Nouvelles

Mille mues (2/?)

Il évitait son reflet depuis plusieurs jours. Ou, plus exactement, il refusait de voir ce que les surfaces réfléchissantes pourraient renvoyer. Il reniait, bravache, la frayeur qu’inspirait sa propre image. Il était l’Énantionarcisse, animé par une profonde haine de son reflet. Tête-à-tête inévitable, pourtant. La raison, il la connaissait. Mais, ça ne rend pas les choses moins compliquées de savoir. Il oubliait son visage. Les masques qu’ils portaient en permanence, les identités qu’il prenait selon le jour, l’heure, les circonstances, l’avaient érodé.

Au début, c’était pratique. Il suffisait d’observer. Les gens, les mimiques, les attentes, les us et coutumes, l’étiquette, les interactions. Ensuite, c’était un rôle, une imitation, un masque justement. Pour donner le change. Pour paraître normal. Pour entrer dans le moule. C’était devenu une habitude, puis un réflexe. Comme pour protéger ce qu’il y a de plus authentique, ce que les autres ne comprennent pas, ce qu’ils appellent folie, trouble, maladie ou bizarrerie. Il était devenu, tout à tour, enfant sage, adolescent ordinairement rebelle, étudiant plus ou moins brillant, chercheur, chroniqueur, informaticien, prof, amant, ami, mari, père, compagnon. Il avait bu, fumé, usé de diverses substances, participé à des choses qui semblent tellement normatives à la réflexion, simplement pour s’intégrer, au risque de se perdre. Mais, secrètement, il entretenait ses rêves, ses étrangetés, son être profond et véritable, celui que personne ne voyait, celui que seuls quelques privilégiés ou illuminés pouvaient apercevoir. Cela devint une obsession. Sa quête passait forcément par l’imaginaire. Le sien et celui des autres. Son refuge le plus sûr, dans la solitude et les silences. Charlélie Couture lui chantait : « Comme la vie réelle le dégoûte / Il se réfugie dans la science-fiction / Il dit que les seuls amis qui l’écoutent / Évoluent dans la suprême dimension » et Umberto Eco lui murmurait : « La lecture est une immortalité en sens inverse. »

Par caprice, il n’avait pas voulu, pu, ou su se contenter d’une seule vie. Il lisait, il regardait des films, il jouait aux jeux vidéo, aux jeux de rôle. Boulimique, avide de mondes imaginaires, de fictions et de personnages. Il vivrait 5 000 ans, connaîtrait mille vies. Parfois, quelqu’un s’inquiétait (ne va-t-il pas se déconnecter de la réalité ?). Mais sa maîtrise des masques de normalité rassurait. Non, il était conscient et consentant. Fuir le monde était une nécessité vitale. Revêtir la vie des personnages comme on enfile son armure. Bien sûr, il avait lu, compris et intégré le bleed. Cette perméabilité par laquelle les émotions, pensées ou réactions d’un personnage influencent la personne, ou inversement. Il en jouait.

Ainsi, il était les personnages qui peuplaient ses livres, ses films et ses jeux. D’abord, Aragorn, Gandalf, Paul Atreides, Hector de Troie, Random d’Ambre, la créature de Frankenstein, le corbeau de Poe, Baba Yaga, le Grand méchant loup, Edmond Dantès, Sherlock… Puis, Adam et Ève de Jarmusch, Emma, Jonas Kahnwald, Antonin, Richard, Katia, l’agent Cooper, Shelly Johnson, Betty/Diane, un objet de désirs, Betsy dont le vrai nom est Elisabeth, Clara et l’eau qui charrie ses larmes… Tant d’autres.

Ce matin, il croisa son reflet. Une inspiration, les yeux clos, pour chasser la peur. Il y vit les masques et les personnages. La somme de ses vies. Au fond, ses yeux semblaient vides.

Mille mues (1/?)

La cacophonie emplissait l’espace. Les éclats de voix qui peinent à couvrir le trop-plein de décibels d’une playlist générée par un algorithme au goût douteux. Les rires trop aigus et trop gras des premiers intoxiqués. Les invectives des compagnons de beuverie. Les graviers qui crissent sous le flot incessant des pieds qui vont et viennent du bar aux tables. Dans le chaos naissant, les chiottes offraient encore une paix relative. Dans moins d’une heure, les six urinoirs subiront des assauts ininterrompus. Il profita de quelques instants de calme. Il s’offrit même le luxe de cinq minutes de cohérence respiratoire, qui l’obligea, en pleine conscience, à oublier sa sensibilité olfactive. Pisse, bière aigre, déodorant bas de gamme, sueur. Un effort supplémentaire, nécessaire. La soirée commençait à peine. Il croisa son reflet dans le miroir sale, couvert de stickers et de messages salaces. Ni l’éclat noir dans ses yeux ni les ridules plus marquées qu’à l’habitude ne l’alarmèrent outre mesure.

Il écoutait, il réfléchissait, il participait, non par simple politesse, mais par réel et sincère intérêt. Les échanges étaient riches, passionnants, fulgurants parfois. Il buvait quand les banalités d’usage pointaient le bout de leur ennui, quand les sujets échappaient à son intérêt. Le tumulte ambiant et les discussions du groupe devenaient désormais bruit blanc. Il se réfugia dans son imaginaire, perdit le compte des verres. Ses doigts jouaient avec un knucklebone en bois, il appréciait la texture chaude et rassurante de la matière, la patine et les quelques rugosités. L’objet roulait en boucles infinies. Il songea au GEB de Douglas Hofstadter, il fut cela un jour, un matheux rêvant de créativité, un brin d'une guirlande éternelle. Il répondait par un sourire quand on s’enquérait de son humeur ou par une remarque sibylline quand on le questionnait. Une soirée ordinaire en somme, avec des gens qui l’étaient tout autant. À une ou deux chères et rares exceptions près.

Il perçut à peine la fêlure, infime. Au toucher, elle n’était guère plus qu’une ride d’expression. Violemment, comme s’il venait de se précipiter dans une cabine de cryo — -110 °C en quelques dixièmes de seconde — la brûlure du froid, si intime, le percuta. La réponse de l’amygdale fut immédiate, violente. Il encaissa la réaction en chaîne, tellement familière, l’hypophyse qui décharge l’ACTH pour activer les surrénales qui, à leur tour, lâchent un tsunami de cortisol et d’adrénaline. Panique. Il ferma les yeux, ancra son corps, redressa la colonne vertébrale, régula sa respiration pour accélérer la libération d’ocytocine et de vasopressine. Cinq, quatre. Silence. Trois, deux. Calme. Un. Il ouvrit les yeux. Une minute, personne n’avait remarqué. Il se déplaça légèrement, son visage désormais dans l’ombre. Il effleura le bras de son amie la plus proche. Elle sourit, il répondit par un léger hochement. Elle retourna vers le groupe et relança la conversation. Sans bruit, sans hésitation, il se leva, prit sa veste et son sac. Il sentit son regard tandis qu’il glissait dans la nuit. Il ne se retourna pas, sa concentration dirigée vers la discrétion. Il évitait les cônes de lumière de l’éclairage urbain, il détournait le visage pour ne pas croiser le regard des rares passants qui traînaient encore les rues.

Il entra dans son appartement sans allumer la lumière. Il n’avait aucune envie de croiser son image dans le miroir de l’entrée. Il s’écroula simplement dans le canapé sans prendre le temps de se dévêtir.