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Au procès de l'art et de la violence

Il existe un thème qui anime nos discussions, à @Bad_Educatian et moi. C'est une question que l'on éprouve lors de nos parties de jeu de rôle, qui nous grignote dans la contemplation d’œuvres d'art, qui se glisse dans nos tympans pour s'écouler dans l'arborescence de nos veines lors d'un concert de Nine Inch Nails, qui nous insomnise longtemps après la lecture de certains romans. On a beau dérouler, expliquer, argumenter, quelque chose résiste qui questionne comme un calcul, qui m'obsède depuis que je suis en âge de choisir moi-même les œuvres que je souhaite étudier, et cette question, c'est la place que l'on doit laisser à la violence dans les imaginaires que l'on accepte de partager.

J'ai le sentiment d'une terrible hypocrisie. A chaque tuerie de masse, c'est systématique : les journalistes, en parcourant la biographie souvent brève de l'assassin, relèveront son goût pour le jeu vidéo, propulsé de facto responsable de la monstruosité. Il en va ainsi, par exemple, d'un article de Catherine Fournier pour franceinfo.fr publié le 14 juin 2025, sur le meurtre d'une surveillante de collège par un adolescent de quatorze ans survenu le mois dernier. La journaliste, cependant, ne manque pas de précautions en écrivant ceci :

Ce manque d'empathie caractérise-t-il une jeunesse de plus en plus plongée dans des mondes virtuels ? En l'occurrence, le collégien de Nogent était, selon le procureur, fasciné par "les personnages les plus sombres des films ou séries télévisées", "adepte de jeux vidéos violents, sans pour autant être addict", et "utilisait peu les réseaux sociaux". Le rôle de ces derniers dans le déclenchement de la violence n'est d'ailleurs pas établi par la littérature scientifique. Ils peuvent, en revanche, contribuer à sa diffusion.

La dernière phrase me dérange : alors que la précaution a été prise pour ne pas attribuer trop vite aux réseaux sociaux le pouvoir de rendre violent, la question de sa diffusion, elle, est assénée comme une vérité absolue sans être justifiée. Le piège de la pensée toute faite se referme : puisque la journaliste a pris la précaution de citer la littérature scientifique, ce qu'elle dira dès lors sera vu comme documenté ; or la responsabilité des films, séries télévisées, et jeux vidéo, est suggérée sans jamais être attestée. Pourtant le lecteur a le sentiment d'une démarche sérieuse. Ainsi, le doute subsiste quant à la responsabilité de ces médias artistiques sur la psyché de nos adolescents.

Il faudrait déjà relever que, sur les milliers de joueurs au monde, sur les milliers de spectateurs de séries et de films représentant des phénomènes de violence, bien peu deviennent fous et prennent les armes. Il faudrait faire la part des choses entre des jeux vidéo "mignons" et des jeux vidéo "violents", pour éviter de jeter le bébé avec l'eau du bain même si tout n'est pas aussi simple. En témoigne cet intéressant reportage d'Arte sur la radicalisation sur les plateformes sociales de jeu vidéo : dans un univers apparemment aussi inoffensif que Roblox, certains joueurs reproduisent à l'identique certaines scènes d'attentats épouvantables - comme le massacre d'Utoya - le joueur ayant l'opportunité d'incarner l'assassin. Bref, la question du lien entre ultra-violence et jeu vidéo est épineuse, et n'est pas de celles que je voudrais traiter. Ce qui me questionne en revanche, c'est le rôle de la représentation de la violence comme catharsis.

Bien sûr, prononcer ce mot renvoie à un débat aussi ancien que la tragédie grecque. Aristote le premier la décrivait comme mécanisme permettant au spectateur de se purger de ses passions violentes au moyen du spectacle de celles-ci. Et de fait, la violence la plus crue, la plus épouvantable, est représentée en tragédie grecque : dans le Thyeste de Sénèque, Atrée assassine, cuisine et fait manger à son frère les enfants que celui-ci a eus avec la femme de celui-là. Au XVIIe siècle, en France, Richelieu se méfie tellement du pouvoir moral de la tragédie sur l'imaginaire de ses spectateurs, qu'il en fait concevoir un système de règles extrêmement strictes - le but étant, vraisemblablement, d'assécher par la contrainte toute velléité de rébellion ou de contestation politique après le chaos des années de Fronde. Ainsi, afin de préserver la bonne moralité du spectateur, la règle de la bienséance interdit toute effusion de sang sur scène. Qu'à cela ne tienne ! Le dramaturge, pour s'en affranchir, recourt à l'hypotypose : il s'agit alors de proposer le récit, fait par un personnage-témoin, d'une action s'étant déroulée hors scène, une description si minutieuse et si vive que celui qui l'écoute croit la voir sous ses yeux. Tel sera, par exemple, le récit fait par Théramène de la mort d'Hippolyte, attaqué par un monstre marin dans l'acte V du Phèdre de Racine :

J’ai vu, seigneur, j’ai vu votre malheureux fils
Traîné par les chevaux que sa main a nourris.
Il veut les rappeler, et sa voix les effraie ;
Ils courent : tout son corps n’est bientôt qu’une plaie.
De nos cris douloureux la plaine retentit.
Leur fougue impétueuse enfin se ralentit :
Ils s’arrêtent non loin de ces tombeaux antiques
Où des rois ses aïeux sont les froides reliques.
J’y cours en soupirant, et sa garde me suit :
De son généreux sang la trace nous conduit ;
Les rochers en sont teints ; les ronces dégouttantes
Portent de ses cheveux les dépouilles sanglantes.
J’arrive, je l’appelle ; et me tendant la main,
Il ouvre un œil mourant qu’il referme soudain :
« Le ciel, dit-il, m’arrache une innocente vie.
« Prends soin après ma mort de la triste Aricie.
« Cher ami, si mon père un jour désabusé
« Plaint le malheur d’un fils faussement accusé,
« Pour apaiser mon sang et mon ombre plaintive,
« Dis-lui qu’avec douceur il traite sa captive ;
« Qu’il lui rende… » À ce mot, ce héros expiré
N’a laissé dans mes bras qu’un corps défiguré :
Triste objet où des dieux triomphe la colère,
Et que méconnaîtrait l’œil même de son père.

Et bien sûr, le théâtre contemporain poursuit toujours son exploration de la violence, je pense notamment à Littoral et Incendies de Wajdi Mouawad dont certaines scènes - des récits en hypotypose - me sidérèrent d'épouvante, ou aux tragédies de Sarah Kane. La violence n'y est pas gratuite, mais pensée, théorisée, éprouvée entre les murs calfeutrés du théâtre. On l'éprouve seulement en pensée, on l'imagine, et je crois, de façon cathartique, on s'en libère.

Alors, je pourrais, l'on pourrait évoquer encore l'immense variété des films d'horreur qui, je le crois, ne suscitent pas la même méfiance que les jeux vidéo, alors même que leur audience demeure très large, chez les adultes comme les adolescents, et qu'ils représentent toutes les formes du vice de façon extrêmement imagée et développée. En contre-point, l'on pourrait penser aussi aux procès qui furent faits, autrefois, à certaines œuvres littéraires, Madame Bovary au tribunal parce qu'y était fait le récit de la vie d'une femme infidèle qui aurait pu corrompre les âmes les plus sages, ou à cet extrait de la Préface de la Nouvelle Héloïse dans lequel Rousseau questionne les effets moraux de la lecture de son livre pour les lectrices :

Ce recueil avec son gothique ton convient mieux aux femmes que les livres de philosophie. Il peut même être utile à celles qui, dans une vie déréglée, ont conservé quelque amour pour l'honnêteté. Quant aux filles, c'est autre chose. Jamais fille chaste n'a lu de romans, et j'ai mis à celui-ci un titre assez décidé pour qu'en l'ouvrant on sût à quoi s'en tenir. Celle qui, malgré ce titre, en osera lire une seule page est une fille perdue; mais qu'elle n'impute point sa perte à ce livre, le mal était fait d'avance. Puisqu'elle a commencé, qu'elle achève de lire: elle n'a plus rien à risquer.

Qu'un média artistique soit soupçonné de corrompre le lecteur, et de changer l'homme en monstre, cela n'a rien de nouveau. Il me semble cependant qu'aujourd'hui, dans une époque qui médiatise à outrance les faits-divers de violence, une méfiance hypocrite resurgit, vouant aux gémonies ceux qui osent représenter l'horreur universelle. Autre donnée remarquable, qui nous est donnée à penser : la frontière entre l’œuvre et le réel, alors que #MeToo a révélé comment l'horreur débordait le générique du film, que l'on se ressouvient que parfois, le nom de "roman" n'est qu'un cache-sexe donné aux vantardises perverses de prédateurs de nymphettes. De la violence fantasmée et cathartique à la violence réelle et vantée, la ligne me semble poreuse, et ce que l'on en fait quand on essaie d'être un individu humaniste et un amateur d'art sans puritanisme relève désormais de l'équilibrisme.

Et puisque ces enjeux nous traversent sans jamais que nous ne les résolvions, ce billet ouvre donc, pour @Bad_Educatian et moi, un cycle funambule de questionnements sur la violence imaginée, qui habiteront nos prochaines et imminentes publications. Affaire à suivre, donc !