Obsolète
Il y a six mois je n'ai plus été capable d'aller travailler. J'étais physiquement et psychiquement épuisée. Il y avait la lente usure des jours, une érosion perpétuelle de petites anxiétés qui s'accumulait et me laissait exsangue, même après deux semaines de vacances. Il y avait eu une situation familiale effrayante, des angoisses régulières, de celles qui te font voir ton téléphone vibrer quand tu ne peux pas répondre, et tu comptes les minutes qui te séparent du rappel, urgent, parce que tout peut basculer. Il y avait mon grand-père qui s'enfonçait dans la démence mois après mois, que je n'avais pas vu depuis trop longtemps, qui habitait loin, et toute la famille qui me pressait pour que j'aille lui rendre visite avant qu'il soit trop tard, tant qu'il pouvait encore, peut-être, me reconnaître. Il y avait aussi eu une brève amitié qui s'était rompue aussi vite qu'elle avait commencé, sans que j'y comprenne rien, et plus que le deuil d'un être qu'on aime, j'étais rongée par l'évidence : ce n'était pas la première fois que ça arrivait, le sens de cette rupture m'échappait et pourtant, ça devait être, forcément, un peu de ma faute. J'avais commencé à débloquer. Les mots ne coulaient plus de mes doigts au clavier, j'avais envie de hurler mais restais réduite au silence, je n'arrivais pas à prendre du recul ou dédramatiser. Je continuais à travailler en pilote automatique ; mais je me suis mise à trembler, m'arracher compulsivement les peaux mortes des lèvres, répéter en boucle quelques onomatopées, mordre mes phalanges. Alors le docteur a dit qu'il fallait faire une pause, et qu'on essaie de comprendre ce qui se passait.
Je n'en étais pas à mon premier burn-out. Parfois j'arrive à remonter la pente au bout de deux semaines, une fois ça m'a pris six mois - comme à présent, je crois. Je n'en étais pas à ma première dépression, elle c'est ma concubine régulière depuis une vingtaine d'années. Je n'en étais pas à mon premier psy, ça j'en ai vu, des -chiatres, des -chologues cliniciens, des -chanalystes. J'ai lu tellement de livres, tellement essayé de comprendre. Quand un sujet m'intéresse je l'explore à fond, vraiment à fond. Tiens, il y a deux ans, je me suis passionnée pour les plantes d'intérieur, et j'ai cherché des vidéos de licence de biologie végétale, essayé de comprendre la conductivité du substrat, j'ai acheté des pipettes en verre, des colonies de micro-organismes, et un mesureur de pH. Donc la psy, pareil, et ma santé mentale, mes dépressions et mes burn-out, j'ai creusé pas mal tu vois ? Avec la crainte, cependant, de l'auto-suggestion, de l'effet Barnum. Un jour ma psychiatre a avancé une idée de diagnostic et m'a suggéré de chercher son nom sur internet pour voir si je m'y reconnaissais ; je lui ai demandé une biblio plus sérieuse que doctissimo ou psycho magazine mais elle m'a envoyé paître. Ça m'a paru cavalier, cette façon de me diagnostiquer au doigt mouillé, si je me reconnais sur mes recherches google c'est que j'ai ça. Mais c'est ce qui s'est produit, puis elle m'a prescrit des médocs, et je croyais que ça aidait mais en fait ça me faisait surtout dormir, et après j'avais encore moins le temps de bosser et je me sentais débordée. J'ai arrêté les médocs, ça allait mieux ; en fait je n'avais pas trop de symptômes de ce diagnostic au doigt mouillé. J'ai arrêté d'aller chez elle.
Aujourd'hui je me retape, suspendue à une procédure de diagnostic plus sérieuse mais plus lente. Le temps de la recherche médicale est frustrant. Peu à peu sortent du brouillard, de plus en plus nets, les contours d'une condition neurologique particulière. Ça faisait quinze ans que j'y pensais, à cette condition, mais on m'avait renvoyé un NON laconique à chaque fois que je l'évoquais : parce que j'avais le sens de l'humour, parce que je comprenais les double-sens, parce que je ne jouais pas aux petits trains quand j'étais gamine, parce que j'étais une femme et que les femmes ça n'a pas ça. Mais après le début de mon burn-out j'ai décidé de vérifier quand même auprès de spécialistes et en fait si, quand même, ça y ressemble vachement. J'enchaîne les questionnaires précis sur des trucs qui paraissaient insignifiants mais qui ensemble dessinent une constellation. Et puis les proches ont rempli les questionnaires aussi et j'ai appris qu'ils avaient remarqué quelques trucs : que oui, j'étais attentive aux textures ; que mon visage était très souvent sérieux, même quand la situation ne l'était pas, cette ride du front qui se creuse dans ma peau ; que parfois mes questions, interventions dans des discussions étaient décalées, inappropriées, gênantes. Autant j'adore les conversations profondes à deux, autant la dynamique sociale d'un groupe, j'ai toujours trouvé ça compliqué, opaque, acrobatique. Donc voilà. C'est pas sûr mais ça y ressemble. Qu'est-ce qu'on fait ?
Le souci de cette démarche diagnostique, c'est que ça te rend vachement égoïste. Avant j'essayais de me faire toute petite, parce que je savais que j'étais trop, pour ne pas emmerder les autres avec ma maladresse. J'en ai perdu la capacité à savoir ce que je ressens, ou ce que je veux, jusqu'à ce que l'émotion ou la sensation soit trop intense pour être niée - c'est là que j'explose. Mais maintenant j'essaie de comprendre et le monde entier prend un sens nouveau ; la moindre anecdote, le moindre souvenir devient un signe que l'on n'avait pas su voir : comment je collectionnais les boîtes à musique quand j'étais gamine ; ma mémoire encyclopédique ; ma maladresse. Ça devient presque oppressant : c'est comme si les feuilles des arbres, la couleur du ciel, tout devenait un signe occulté. Parfois j'essaie d'expliquer : j'aimerais éviter d'aller au supermarché ça me vide les batteries si on reste trop longtemps et je deviens amorphe ; est-ce que tu peux marcher moins vite, j'ai besoin de m'accroupir au bord du chemin pour regarder la forme des feuilles et la course des insectes ? ; je ne peux pas prendre de décision maintenant ça va me prendre trois jours de m'y préparer mentalement. Est-ce que ça fait de moi une connasse capricieuse, d'exprimer ces exigences de diva ? Est-ce que je ne pourrais pas me forcer comme je l'ai toujours fait ?
L'autre jour j'ai lu Mon vrai nom est Elisabeth, d'Adeline Yon ; puis j'ai écouté l'épisode d'Affaires sensibles sur l'histoire de la lobotomie. J'en tremblais de toutes mes feuilles, de ce constat sans appel : si j'étais née cinquante ans plus tôt on m'aurait enfoncé un pic à glace dans l'orbite jusqu'au cortex préfrontal. Parce que je suis inadaptée : mélancolique, toujours à côté de mes pompes, à côté du monde. En fait, la lobotomie était un soin psychiatrique pour les aidants, pas pour le patient. Lui on lui flinguait la faculté de prendre des décisions par lui-même. Inoffensif, doux comme un agneau, soumis pour qu'il arrête de faire chier le monde. Je me demande si je fais chier le monde. Mais ce que je semble avoir n'est pas une maladie, mais une variante neurologique. Comme il y a des blonds et des bruns, il y a des fonctionnements cérébraux alternatifs. Je ne suis pas malade, je suis autre. C'est l'inadéquation du monde à cette altérité qui me flingue. Imagine une personne en fauteuil roulant totalement autonome, mais qui ne peut pas bosser parce qu'on n'a pas installé de rampe pour accéder à son bureau. Ça rend dingue. On ne naît pas fol, on le devient.
Six mois c'est long. Il y a eu des discours, dont un certain m'a été adressé directement, qui reprochaient l'oisiveté de ces gens qui refusent de participer à la marche du monde. Il faudrait se tuer à la tâche et procréer pour accomplir notre programme biologique d'humains. Je ne bosse plus et je suis nullipare, ça fait de moi une traître à la race, deux fois. J'ai du mal à ne pas souffrir de ces reproches, même si j'essaie de les penser, de les recontextualiser dans le débat autour du productivisme contre la décroissance. Ils viennent notamment de quelqu'un qui m'a vue en couches-culottes, faire mes premiers pas, dire mes premiers mots, forcément, il y a des mots qui font plus mal en fonction de celui qui les prononce. En fait mes compétences c'était une maîtrise excellente de la langue française, de l'écrit, une culture générale et littéraire très solide, une capacité à faire du lien et à synthétiser, et une excellente mémoire. Tout cela était très utile avant, quand il n'y avait pas d'IA. L'autre jour j'ai vu un post qui promettait des outils pour comprendre si un texte venait d'un humain ou d'une IA : il parlait de l'utilisation du point-virgule et du tiret cadratin. Donc voilà, je suis une IA, mais moins performante. Je suis obsolète.
Alors que faire ? Le monde me semble un magma informe dans lequel je peine à trouver ma place. Les réseaux sociaux se remplissent de cris et de vociférations à propos d'effroyables guerres, de conflits politiques, de violence pure. Il n'y a plus de place pour les questions, le doute ; plus de place pour la nuance, la réflexion ; de toute façon l'IA s'y colle mieux que nous. Et moi je n'arrive plus à supporter le dilemme : essayer de me conformer au monde, de gommer mes bizarreries jusqu'à l'épuisement ? Ou assumer celles-ci au risque de paraître bizarre, cheloue, ou folle, oui, folle, et voir les proches partir, en me planquant dans mes livres et mes plantes ? Et la honte que je ressens, oh, s'ils savaient, quand j'essaie de parler pour être intégrée au groupe, et que je fais un faux-pas, et que je le comprends.
J'ai souvent entendu cette suspicion : qu'on invente la neuro-atypie pour faire plaisir à ceux qui s'en réclament, pour flatter leur ego, qu'ils se sentent spéciaux. C'est vrai, comme me le disait @Bad_Educatian, "neuroatypique" c'est joli, on dirait la publicité d'une agence immobilière pour un petit appartement plein de charme, ayant conservé le cachet de l'ancien tout en offrant tout le confort du moderne. La neuro-atypie n'est pas charmante. Ce ne sont que bégaiements, la rage de ne pas réussir, d'être comme la pièce du puzzle qui s'est retrouvée dans la mauvaise boite et qui voudrait accrocher mais ne correspond pas. Elle peut se rogner les bords, comme les sœurs de Cendrillon se mutilant les pieds ; elle peut aussi renoncer et adopter la solitude, par lassitude et désespoir.
De toute façon, même si ça en a bien l'air, mon diagnostic n'est pas encore confirmé. En attendant, faute de pouvoir reprendre un rythme de vie normal, j'écris.