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Se remettre en jeu

Quand j'étais jeune adolescente, mon premier amoureux partageait avec moi le même imaginaire. Nous nous passions des CD, nous conseillions des jeux vidéos, regardions des films ensemble. Pourtant, quand je lui parlais d'un bouquin qui me plaisait, il renâclait : "Je n'aime pas lire. Pourquoi me fatiguer à imaginer quelque chose quand, la plupart du temps, un film l'a illustré pour moi ?". Nous étions dans les années 2000 ; cela n'a pas empêché ce jeune homme de poursuivre une jolie carrière universitaire.

Dernièrement, j'ai eu l'occasion d'échanger avec un passionné de bande-dessinée des adaptations de comics au cinéma - notamment d'Alan Moore. Je déplorais la simplification idéologique du portage de V for Vendetta à l'écran, avec la réduction radicale de l'ambiguïté morale du personnage de V. Il m'expliqua que toute adaptation suppose, mécaniquement, simplification, ajouta que le grand public se satisfaisait rarement d'une fin ouverte.

Ce matin, je lis un article de Jianwei Xun publié sur le site du Grand Continent à propos du "dispositif hypnocratique" à l’œuvre dans le discours d'investiture de Trump (NB : l'identité de l'auteur étant elle-même matière à étonnement, je joins sa présentation comme deuxième lien dans cette phrase). Ce qu'il définit comme "hypnocratie", c'est une méthode de contrôle des masses par un discours soigneusement calibré, tant en termes de stylistique que de métaphores et tropes, conduisant l'auditeur à renoncer à une pensée rationnelle pour entrer dans un mode de pensée de croyant fanatique. Le mythe et la fiction accaparent l'espace du doute cartésien et de la logique. Le fantasme messianique phagocyte l'esprit critique.

Le concept "hypnocratie" du dispositif/personnage Jianwei Xun - puisque, si vous avez lu le deuxième lien, vous aurez compris que je ne peux le qualifier de personne physique - me semble révéler un processus bien antérieur à l'arrivée au pouvoir de Trump et Musk ; c'est celui qui, je crois, était déjà latent dans le constat de mon premier amoureux ; c'est peut-être aussi celui qui, en France, depuis quelques décennies, a rongé le prestige moral des Humanités au profit, d'abord des sciences, puis de l'économie. Dans les années 2000, alors que j'étais bonne élève, j'ai dû longuement argumenter pour que mes parents acceptent que je suive une filière littéraire. Je me souviens de ma mère m'avertissant : "en terminale, si tu vas en filière littéraire, tu n'auras pas de cours de maths !", et moi rétorquant : "mais si je vais en filière économique ou scientifique, je n'aurai pas de français !". Peu à peu, le cours de littérature a été perçu, chez le tout venant, comme un cours de grammaire, d'orthographe, ou de mignons petits récits inoffensifs. Pire : depuis quelque temps, notre sensibilité s'est exacerbée au point que certains textes classiques sont devenus quasiment in-enseignables. Tel est le cas, par exemple, "De l'horrible danger de la lecture", de Voltaire, récit satirique dont le narrateur, un muphti de l'empire ottoman, met en garde contre la lecture comme favorisant l'émancipation, donc la possible rébellion, du lecteur contre l'arbitraire étatique. Tel est le cas, également, "De l'esclavage des nègres", de Montesquieu, qui par le même procédé que Voltaire - donner la parole à un narrateur esclavagiste - tourne en dérision l'argumentaire raciste anti-abolitionniste. Dans ces deux cas, l'ironie est de moins en moins perçue par les jeunes ; le risque d'une colère des ados, de leurs parents, devient tangible pour l'enseignant qui voulait enseigner la finesse humoristique des Lumières autant que l'esprit critique. Mais ici je ne parle que de la France. On connaît, aux États-Unis, la terrible tendance à censurer des listes de bouquins entières des établissements scolaires et autres bibliothèques.

Or nous voilà dans un joli paradoxe : le récit et le mythe irriguent notre quotidien. Les réseaux sociaux, les discours politiques, l'industrie du divertissement nous abreuvent de fantasmagories diverses - l'article de Jianwei Xun évoque notamment le mythe de l'âge d'or, topos régulier dans nos récits fondateurs antiques, qu'il s'agisse par exemple d'Hésiode, de Virgile, ou évidemment de l'Ancien Testament. Mais par un même mouvement, sans que nous y ayons pris garde, s'est retrouvée confisquée notre liberté à confronter des récits discordants.

Ainsi, tandis qu'en France, les études les plus prestigieuses proposent des cours de rhétorique et d'art oratoire, les heures de français du secondaire se sont réduites à peau de chagrin au cours des dernières décennies. Ainsi, tandis que Trump et Musk - sans doute en cela aidés par de brillants quoique anonymes ghost writers - jouent le sophisme le plus raffiné à l'aide d'outils littéraires pointus, combien d'électeurs ont-ils eu l'occasion d'étudier un corpus sur le mythe de l'âge d'or, et, de fait, reçu les outils d'analyse et d'esprit critique suffisant pour questionner le discours d'investiture ? Officiellement, l'étude de la littérature est devenue une passion coûteuse, inutile et frivole ; officieusement, ses outils sont confisqués par les élites. Je ne compte plus les fois où je me suis entendu dire que l'apprentissage par cœur des figures de style au lycée avait été une perte de temps ; pourtant, il me semble utile d'identifier l'anaphore et la métaphore ("Nous sommes en guerre") pour éviter la pétrification par le discours.

Qu'on ne se laisse pas prendre à l'apparent paradoxe : les plateformes de VOD se sont multipliées et renouvellent leur catalogue d’œuvres constamment ; la production d’œuvres de fiction comme la romance et tous ses avatars semble chaque mois croître un peu plus ; l'illusion est celle d'un foisonnement culturel. Cependant, ce foisonnement s'établit en se polarisant, à l'instar des nœuds communautaires des réseaux sociaux, en répétant à l'envi les mêmes schémas prêts-à-penser. On consomme sans arrêt le Même, le récit rassurant, décliné sous tant de variations cosmétiques. On le consomme le soir en rentrant d'une journée éreintante, pour "reposer le cerveau", en doudou rassurant contre nos angoisses existentielles.

Il me semble qu'il faudrait redonner à la fiction ses lettres de noblesse. Lire, faire lire, conter des histoires surprenantes, des histoires qui dérangent. Cesser d'écrire en bandeau d'un livre "inspiré d'un fait réel", qui donne l'illusion d'une abolition de la fiction au profit d'un discours unique, celui de la Vérité, et au contraire défendre la puissance créatrice du rêve, du Faux, de l'imaginaire construit et factice. Il faudrait lire, faire lire, ce corpus de l'âge d'or, dans lequel Ovide, par exemple, fait couler des fleuves de nectar et de miel (Les Métamorphoses), pour rappeler la part de métaphore, donc de fiction, de poésie à interpréter, dans les grands discours fondateurs, et ainsi empêcher l'hypnocratie de nous piéger dans ses filets. Lecture, jeu de rôle, comédie, art, et j'en passe, ne devraient plus être présentés comme des divertissements risibles, mais comme une école de l'interprétation, de l'esprit critique, et du libre arbitre. Multiplier les fictions discordantes, rappeler, pour citer Chimamanda Ngozi Adichie, le Danger de l'histoire unique (titre de l'un de ses essais que je conseille au passage), se réjouir du jeu entre nos discours plutôt que chercher à le réduire par une quête de Vérité asséchante, puisqu'après tout, qu'y a-t-il de plus sérieux que le jeu ?

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