Extraits
Au détour d’une conversation d’apparence anodine avec des voisins, j’aborde cette question de la violence dans l’écriture et le jeu qui nous interroge en ce moment. Le dernier texte de @Bad_conscience est éclairant. Ouais, je suis ainsi, parfois, avec les personnes que je ne connais pas, quand le masque tombe et que les inhibitions se lèvent. Pas de small talk, direct les sujets intéressants (pour moi en tout cas). Et encore, je suis resté soft. Au moins, je n’ai pas attaqué par les trucs kink. La question centrale était : comment éviter les écueils de la narration de la violence ? C’est-à-dire sans la banaliser, sans la minimiser, pour le plaisir du lectorat ou des joueureuses, avec ses conséquences. Précision pas tout du tout subsidiaire : quand on est un homme blanc cis dans sa cinquantaine.
Première réponse d’une interlocutrice « Pour qui écris-tu ? », rapidement enchainée par « Écris-tu ce que tu as envie ? » Ce n’est pas anodin. Je sais que j’écris pour moi et que j’écris des choses que j’aimerais lire. L’écriture est un plaisir narcissique, je crois. Une fois publié, cependant, le texte ne m’appartient plus. Il devient celui de la personne qui le lit ou le joue, avec la façon dont elle le comprend, qui le fait sien, avec toute la gamme des émotions possibles. Elle peut l’interpréter, lire entre les lignes, se dessiner mon portrait, mon caractère. Elle peut me haïr pour ce qu’elle a lu. Elle peut se tromper à mon sujet. L’essentiel reste dans mon intention qu’elle soit visible, comprise ou non. Qu’une lecteurice ou une joueureuse me perçoive comme un monstre misogyne, raciste, validiste, queerphobe ou autre ne me regarde pas. Je sais que je ne le suis pas. Je sais, en revanche, l’authenticité que j’aurai mise dans l’écriture. Si iel souhaite me confronter, nous discuterons de ce qui ne se voit pas, ou ne se comprend pas. Moi, je dois pouvoir me regarder dans une glace. Je dois m’assurer que je ne prive pas les lecteurices et les joueureuses de leur libre arbitre, que je n’insulte pas leur intelligence.
Tu veux écrire, mon grand, des trucs horribles, violents, sanglants. Inspirer le dégoût ou le rejet, bousculer, questionner, exprimer une catharsis. Vas-y. Extrait d’un texte sur lequel je travaille. Ce n’est vraisemblablement pas pour un public non averti, les trigger warning sont nombreux. Lecteurice avertix, ton avis me sera précieux.
Tu te tiens devant lui. Il porte un bandage à la main droite, la morsure, tu reconnais l’odeur de la chienne. Une quinzaine de centimètres et une bonne trentaine de kilos de plus que toi. La cinquantaine. Un visage quelconque, que tu oublieras vite. Un pauvre type de plus, ancré dans ses certitudes qu’il tient pour des vérités absolues. Un bourreau, un lâche qui prend son pied en humiliant les plus faibles. Faut le comprendre, la seule manière qu’il a de briller, c’est de s’en prendre à des plus petits que lui. Inversion du trope et des rôles. Il y a moins d’une minute, il arborait le sourire carnassier du vainqueur. Il jubilait, tu étais acculé au fond de l’impasse. Pour eux trois, c’était du tout cuit, ils allaient se défouler. Un hallali pour eux qui se considèrent comme des alphas. Puis, il avait blêmi. Pas tout de suite. C’est le problème des brutes, ils sont persuadés d’être plus malins que tout le monde. Mais le temps que son cerveau analyse les informations qui lui parvenaient, les deux autres étaient à terre. Il était acculé au fond de l’impasse.
La ville est ton territoire désormais. Tu sais en invoquer les forces cachées, les puissances chthoniennes et la violence. Tes ancêtres désapprouveraient. Ils les répétaient, tous ces sermons sur la magie blanche, la magie noire, le prix à payer quand on inflige la douleur. Tu y as cru, longtemps. Tu as craint d’y recourir, c’était le but. Mais Elle, Elle t’a raconté autre chose, Elle t’a montré la voie. Elle t’a mis au défi de franchir le pas. Ni blanc ni noir, ni bon ni mal, ton pouvoir ne sert que ton devoir. En réponse à un mouvement de ta main, les ombres qui habitent l’impasse prennent consistance. Des tentacules de ténèbres absolues obéissent aux mouvements de tes doigts. Le premier s’enfonce dans la gorge du mec à droite. Tu ne le regardes même pas. Il tombe à genoux, la bouche grande ouverte à s’en déchirer la commissure des lèvres. Le tentacule s’insinue dans sa trachée, aux tréfonds de son système digestif. Ses sphincters lâchent, il pisse et chie sur lui, les yeux exorbités tandis que la mémoire du lieu envahit son cerveau. Il pleure. Le deuxième est plus lent, selon ta volonté, les orifices visés exigent plus de précision. Le tentacule entre doucement dans les narines et les oreilles de la meuf à gauche pour emplir ses sinus. La souffrance et la terreur déforment son visage, déjà enlaidi par sa méchanceté ordinaire. Un cri silencieux semble s’échapper de sa gorge, à lui briser les cordes vocales, quand de minuscules tentacules s’immiscent dans ses orbites sous les globes oculaires.
Tu n’as pas choisi cette impasse au hasard. Tu sais son histoire, jusqu’à des temps immémoriaux. Tu as écouté les récits des fantômes. Tu as vu les souvenirs des murs et des pavés. Tu as perçu les échos de tous les drames, de toutes les horreurs qui se sont jouées ici. Passages à tabac, overdoses, maladies, viols, tortures, violences conjugales, meurtres, massacres. La mémoire du lieu pénètre lentement le cerveau des petites frappes, saturant leurs synapses chauffées à blanc par la terreur induite par les tentacules. Elles vivent les exactions subies par les victimes de tous ces drames et de toutes ces horreurs. Elles perçoivent les lames et les bites qui s’enfoncent dans leur chair, le goût de l’urine de celui qui leur pisse dessus après avoir fait son affaire, la matraque qui défonce l’anus et déchire le rectum, l’odeur de merde, le foutre qui poisse le visage et brûle les yeux, les coups qui pleuvent, la douleur et la souffrance, le goût métallique de leur propre sang, la vie qui les quitte, la mort que l’on supplie d’être rapide. Un cauchemar sans fin, une éternité pour eux, quelques secondes pour toi. Tu ressens leur cerveau qui grille, la folie qui les envahit. Le syndrome post-traumatique fera de leur vie un purgatoire. Ni colère ni vengeance. L’inflexibilité froide. La justice immanente, ironique, poétique, pour ceux qui ont souillé ta terre et porté la main sur tes protégés.
Tu te tiens devant lui. Il se gonfle de sa propre vacuité pour te dominer physiquement. « Je vais te saigner connard ! » L’éclat de la lame répond à l’éclat vicieux qui traverse son regard. Ton visage n’affiche aucune émotion, ton regard est froid, ta voix cingle comme un fouet. « Tu ne mérites même pas mon mépris. » Puis, la malédiction : « J’ai le pouvoir de nommer, tu es Parasite. Tout être te reconnaitra désormais comme tel. » La malédiction est bien réelle. Elle le frappe au plus profond de son être. Il se plie en deux, et tombe lourdement sur ses genoux. À la ronce chétive qui survit dans un interstice entre le trottoir et le mur, tu commandes de croître. Les tiges s’enroulent autour des bras, des jambes et du cou de celui qui fut une brute tragiquement ordinaire. Les épines s’enfoncent dans ses chairs, le sang perle. « Si tu survis. » La décision de lui retirer les attributs de sa pathétique domination est prise depuis longtemps. Ce n’est pas une sentence, celle-ci a été prononcée dès la première violence commise pour asseoir son emprise sur ceux qui sont démunis devant sa violence. Tu accomplis simplement ton devoir, implacable, sans joie ni remord. Tu débarrasses ton territoire des parasites. Le temps se fige. D’abord, la voix qui interrompt et étouffe la parole des autres. Tu plonges la main au fond de sa bouche. Tu saisis la langue et l’extirpes d’un coup sec. Enfin, la virilité, symbole turgescent de la masculinité toxique qui viole et qui abîme l’humanité des victimes. La ronce déchire le pantalon, libérant sa queue qui pendouille. Triste déréliction. Tu empoignes bite et couilles pour les arracher. Son hurlement est un gargouillis infâme qui s’étouffe dans le sang qui emplit sa bouche. Tu lui présentes les reliques flasques de ses certitudes stupides et si misérablement banales, oripeaux de sa médiocrité crasse, avant de les jeter au loin. Que les charognards s’en repaissent. Lui, il nourrira les ténèbres et tombera dans l’oubli.
Tu te retournes sans un regard pour les bourreaux de Li et de tant d’autres. Elle est là, au bout de l’impasse. Elle s’approche lentement. Elle caresse tes mains dégoulinantes de sang, porte les doigts à sa bouche pour en dessiner le contour, les lèche doucement. Elle t’embrasse à pleine bouche. Il te semble qu’Elle aspire l’élixir, ton âme, ton être tout entier. Vos fluides se mêlent et s’échangent. Elle s’écarte sans te repousser. Ses yeux sont vissés aux tiens. Sa voix est douce quand Elle te maudit ou te bénit. La moralité n’a, de toute façon, aucun sens.
INCIPIT, subst. masc. inv. : Premiers mots d'un manuscrit, d'un texte ; début d'une œuvre musicale. En référence à la locution latine que l'on trouve au début des manuscrits latin du Moyen Âge : incipit liber « ici commence le livre ».
Voici les premières lignes d'une histoire qui se racontera quand les joueuses et les joueurs s'en empareront. Elle est incomplète. Personne n'en connaîtra jamais toutes les versions.
Le village est niché au fond d'un val escarpé creusé par la rivière qui le traverse toujours. Coincé entre des falaises et une forêt immémoriale, il n'est pas tout à fait reclus, mais reste d'un accès difficile. Il a survécu à bien des bouleversements, des guerres et des révolutions. La dernière en date, cependant, a presque eu raison de lui. L'exode. Tant de familles l'ont quitté pour la grande ville, toute proche et si lointaine. Pourtant, une fois de plus, la source pourrait le sauver encore.
La tempête fait rage plusieurs jours. Alternant pluies diluviennes, froid mordant, neiges soudaines et tornades. Une apocalypse. Arbres arrachés. Crue de la rivière. Destruction du pont. Routes et communications coupées. Réseau électrique défaillant. Le village se réveille hors du monde et découvre l'horreur d'un corps mutilé, comme dévoré par une bête immonde.
Les personnages sont la Loi, la Mémoire, la Cheville ouvrière, l'Enfant prodigue, la Vieille fortune. Arc narratif de quelques sessions, s'appuyant sur Rooted in Trophy, il explore les relations entre les locaux, autant que les mystères horrifiques qui entourent le village. Il puise son inspiration dans l'horreur folklorique et nordique. Un lieu isolé, des personnages qui ne peuvent compter que sur eux-mêmes, des histoires anciennes.
Agression
In media res est une locution latine désignant, d'après le dictionnaire, le procédé narratif qui consiste à placer l'audience au cœur de l'action sans préalables.
Tu humes l'air à l'orée du camp, les yeux clos pour discriminer les odeurs. Parfum puissant et métallique du sang. Tu perçois l'agitation et la colère par delà les effluves. Et la peur, surtout la peur. Viscérale. Primordiale. La peur de la mort qui rôde. Frisson. Alerte. Nouvelle décharge d'adrénaline. Inspiration, expiration, trois fois. Une gorgée d'élixir, encore.
Tu tombes sur Freddy, incohérent, en panique.
« Du sang… Elle va crever… les salauds… Du sang, ils l'ont planté ! » Il t'attrape par le col, il hurle. « Elle va crever, j'te dis !
— Lâche-moi Freddy. Explique. » Tu le repousses sans violence, mais fermement.
— « Friska, elle pisse le sang. Enculés ! J'vais leur faire la peau !
— Arrête-ça ! Li ?
— Du sang. Partout sur elle… Ça dégouline… Le sang ! » Tu l'abandonnes à ses délires. L'urgence, c'est Li.
Tu entres dans l'abri de Li sans t'annoncer. Elle est assise là, à même le sol. Couverte de sang et de larmes, elle berce doucement sa chienne. Elle lève les yeux vers toi. Son regard n'est que désespoir. Tu t'accroupis face à elle, résolu. Tu sais ce que tu dois faire.