La folie responsable
J'étais assise dans le fauteuil du patient. Il me faisait face, son bloc-notes sur les genoux, légèrement à contre-jour la lumière filtrait des voilages, diaphane et blanche, comme un halo autour de sa tête, il me souriait pour que je continue, dans une écoute bienveillante. C'était mon ami, mon seul ami dans cette année destructrice, parce que j'étais exilée loin des miens et que quatre jours sur cinq je me levais, à 5h30, pour courir après un train, une marche, le froid, piétiner le béton grisâtre, au son des marteaux-piqueurs, tenter de rester droite et digne dans des préfabriqués minables. La rue dans laquelle je travaillais portait ces noms qu'on leur donnait, fièrement, à l'époque, nom du dur labeur des classes prolétaires qui s'y entassaient pour gagner leur pain à la sueur de leurs fronts, quelqu'un avait dû se dire qu'il fallait glorifier l'ouvrier, alors, rue de l'acier, de la houille, ou de la silicose, tiens. Une autoroute passait en pont juste au-dessus, ruant des grosses berlines et SUV rutilants vers la métropole de luxe. Nous on était en-dessous, on ne passait pas la frontière, à peine un kilomètre entre l'indignité de nos cafards, de nos préfabriqués qui fuyaient quand il pleuvait, et ce luxe fermé comme d'un mur invisible qu'on ne franchissait pas. Ça hurlait dans mon préfabriqué, ça grondait de la colère et de l'injustice dont j'étais, de facto, désignée comme une représentante, une responsable, peu importe si j'avais vraiment envie d'aider et que moi non plus je ne franchissais pas le mur invisible, peu importe si j'essayais de rester calme et souriante alors que j'aurais voulu hurler de cette indignité dans laquelle nous pataugions, moi de 7h30 à 18h, eux depuis des années et pour des années encore, je voulais me frapper la tête contre les murs, mon cuir chevelu desquamait de stress, mais j'essayais de rester calme, sereine au milieu de la tempête, du moins en apparence, neuf mois et je me tire, huit mois et je me tire, sept mois et je me tire... Je fuyais tous les week-ends. J'accomplissais tout geste en pilote automatique, consciente dès le début de mon impuissance. Je mangeais à peine, le soir je m'offrais une bière, seule, pour m'endormir un peu. Alors évidemment j'ai craqué, j'ai fait une dépression, on me disait de prendre du recul comme si c'était facile, de prendre du recul dans le froid des préfabriqués qui résonnent les cafards et la colère, et moi pas armée pour, j'ai craqué et je me suis retrouvée dans son cabinet et c'est devenu, huit mois durant, mon phare, quarante minutes par semaine, cinquante balles, mon meilleur ami.
Dans ces séances hebdomadaires j'ai commencé à déballer, d'abord mon stress immédiat, les contours de cette dépression réactionnelle, et de fil en aiguille, le chemin inverse de ma courte biographie, l'enfance, la mère, le père, les petites humiliations pas digérées, les anciens chagrins, les deuils et les trous dans le fil de l'existence, tout le retour de ce qui avait été refoulé et qui ressurgissait maintenant parce que mon petit chemin tout droit vers l'avenir d'adulte que j'avais imaginé lumineux comme la famille Ricoré s'était échoué sur une mutation-exil, la fin des soirées déguisées chez les potes où on s'alcoolise parce qu'il n'y a rien d'autre à faire que danser et réviser les partiels ensuite, ce moment bancal où tu n'es plus étudiant mais pas encore enceinte, mariée, occupée les week-end à comparer les nuanciers de papier-peint pour la chambre de l'enfant à naître. Donc le malaise de l'entrée dans la vie professionnelle, et d'ailleurs cette arrivée particulièrement brutale rue de la silicose du béton et de l'impuissance, et de fil en aiguille, on remonte la piste, la fac, l'adolescence, l'enfance, et se dessinait au-delà de la dépression réactionnelle de cette année d'exil un torrent boueux de traumas que j'avais cru digérés pour les avoir juste verrouillés dans le coffre-fort de ma mémoire. De toutes façons, je disais, on a tous des squelettes dans le placard, les miens ne sont pas pires que ceux de n'importe qui.
Je sentais bien qu'il était ému et que son sourire quand je débarquais n'était pas uniquement le masque de la bienveillance du soignant. J'en ai eu la preuve après. Il y avait de l'admiration. Je ne savais pas qu'un type plus âgé que mon père pouvait avoir de l'admiration pour la gamine que j'étais. Il m'a conseillé de lire La nuit j'écrirai des soleils, de Boris Cyrulnik. Lui, c'est l'inventeur de la résilience, et ce bouquin, qui se promène dans des biographies d'artistes poly-traumatisés, relève combien leur art s'en est trouvé magnifié. C'est un mythe qui a la dent dure, Van Gogh qui peint de façon si sublime parce qu'il a la maladie dans le crâne, l'éclat des tableaux de Goya, le spleen de Baudelaire. La mélancolie est jolie, jolie, quand elle est projetée sur le papier. Il m'est arrivé, depuis, de reprendre à mon compte cet adage, comme un dicton de consolation à offrir aux adolescentes écorchées qui m'ont parlé ensuite, "c'est dans la nuit la plus noire que l'on voit le mieux les étoiles", je leur disais, façon de dire "tiens bon, parce que tu auras l'art comme armure". Et c'est quelque chose qu'on m'a déjà dit aussi : que j'écris bien, que des plaies ouvertes de mes traumatismes j'arrive à trouver ce supplément d'âme, une gentillesse qui suspend le jugement, et des fragments de phrases de beauté.
Oui, mais.
L'autre jour j'étais, de nouveau, dans le canapé du patient, ce n'était pas le même psy que celui dont j'ai parlé tout à l'heure, c'est un nouveau soignant qui sait mettre plus de distance, je lui ai parlé de ce qui me fracasse en ce moment et m'empêche de travailler, j'ai déballé encore les derniers squelettes qui s'empilent en strates géologiques, je ne pleurais pas je tremblais en rigolant en lui disant "c'est trop, c'est trop, on dirait une mauvaise série télévisée, chaque nouvel épisode apporte son truc ahurissant qui terrasse, j'en ai assez d'avoir tiré les mauvaises cartes, à croire que je suis particulièrement poissarde, et je sais bien qu'il faut être résiliente mais je suis juste fatiguée, là." Depuis le Covid, on l'a inscrit sur des slides, sur des flyers en papier glacé avec des photos libres de droits de gens qui sourient, la résilience, c'est devenu une injonction terrifiante : tes souffrances doivent te rendre plus fort. Tu dois les transformer, les sublimer en quelque chose de positif pour la communauté, et qui participera à la grande marche de la productivité vers le progrès de l'humanité. Quand tu es traumatisé, maintenant, tu n'as plus le droit d'être en colère, méchant, et triste, tu dois presque considérer ta souffrance comme une chance que tu as eue. D'ailleurs je trouve qu'il y a une douce ironie à voir que sur nos deux derniers quinquennats français, le mot d'ordre fut d'abord l'égalité hommes-femmes - qui ne donna pas grand chose - puis la santé mentale. Parce que c'est remarquable, de ma grille de lecture féministe, comme le sexisme et la misogynie percent des trous dans la psyché des victimes. Il y a donc un joli programme implicite, la violence d'abord puis ensuite le trauma qui en résulte et in fine devenir résilientes. Pendant ce temps-là rien ne change. On attend juste que les femmes et les hommes qui prirent la parole pendant #MeToo surpassent leur douleur à vif pour en faire des leçons, du management de la douleur, se transformer en œuvres d'art, vases japonais brisés en morceaux et recollés en liserés d'or, en oubliant que les plaies, elles, peuvent rester purulentes.
Partout l'on parle maintenant de la santé mentale. Le sujet est devenu médiatique. On en fait des comptes TikTok, des films, on en parle à la télé, la semaine dernière Trump et son pote Kennedy ont promis de trouver la cause de l'autisme - qui n'est pas une maladie mais une condition neurologique, soit dit en passant. La santé mentale est donc devenue hype. Alors bien sûr, d'un côté, il y a toute la lutte pour le soin, plus ou moins efficace ou pertinente - déconseiller le paracétamol aux femmes enceintes pour éviter l'autisme est d'une ineptie déconcertante - et la conscience d'une souffrance réelle, mais de l'autre, il y a l'expérience de celleux qui, se lançant dans une démarche diagnostique pour suspicion d'autisme et s'en ouvrant à leurs proches, peuvent s'entendre reprocher de suivre la dernière mode après le véganisme et le do-it-yourself. Il y a les phrases que l'on entend sur la beauté et la profondeur de l'humanité de celleux qui sont descendus aux enfers et en sont revenus pour prêcher la bonne parole, et que l'on envie, un peu - je pense à ce podcast sur l'inceste sur Arte Radio dans lequel une ancienne victime s'entend dire qu'elle a de la chance. Je suis presque sûre, d'ailleurs, qu'à propos de mes propres squelettes dans le placard, on me l'a déjà dit. Ce que j'entends souvent aussi, c'est "pourquoi veux-tu tant être originale ? Te démarquer ?". Oh, mais je voudrais tant, au contraire, ne pas tant être écorchée ! Je n'ai aucune fierté à porter des valises de douleurs que je n'ai pas choisies, j'aimerais tant que le placard soit vide ! Mais il faut s'en souvenir : l'art, pour moi l'écriture, pour Van Gogh la peinture, n'est pas un lot de consolation, une bénédiction assortie d'une folie, c'est un dernier recours, un moyen de survie.
Je pense à toutes ces autrices démolies que je lis en ce moment. Je pense à la si charmante Élisabeth, de l'essai d'Adeline Yon, qui est rigolote et pittoresque quand enfin elle est gérable, c'est-à-dire lobotomisée. Je pense au roman autobiographique de Philippa Motte, Et c'est moi qu'on enferme, dans lequel le délire mystique et glorieux se double d'une folie dévastatrice, un ouragan pour sa famille. Je pense à La cloche de détresse, de Sylvia Plath, roman d'une beauté noire qui précède son suicide. Qu'on les invite en plateau quand elles sont encore vivantes pour louer la finesse et la sensibilité de leur écriture, il ne faut pas oublier que la folie déborde les pages du livre. Il faut être aveugle pour ne voir que la beauté de l’œuvre finie sans imaginer les explosions familiales, les conjoints qui pleurent en silence en essayant de porter à bout l'artiste souffrante, l'autodestruction et l'envie d'en finir, l'égoïsme aussi de la dépression et de la mélancolie.
Et puis finalement, je crois, cet impératif de la résilience doublé des louanges de la beauté des mots du fol, c'est d'une hypocrisie sans nom. C'est, par un tour de passe-passe immonde, réduire la responsabilité de la douleur au seul artiste. Élisabeth, Sylvia Plath, explosent aussi parce que leur époque patriarcale les a enfermées dans une soumission d'épouse contre laquelle elles ruaient. Philippa Motte, et le titre de son roman est éloquent, montre l'inhumanité et la froideur des psychiatres qui infantilisent leurs patients. Chloé Delaume, dans toutes ses œuvres, ne cesse de montrer combien la violence qui l'habite naît d'un féminicide. La douleur, bien circonscrite dans l’œuvre, le texte, devient jolie et belle, un volume qu'on est content d'avoir dans sa bibliothèque parce qu'il dit tant de belles choses sur la vie, et l'on oublie de dénoncer les causes de cette douleur parce que sans elles, tiens, il n'y aurait pas eu ce joli livre sur la bibliothèque.
Ainsi, mon ancien psy que je prenais pour un ami se mit à m'admirer, me conseilla Cyrulnik. Ainsi, il m'encouragea, puisque j'écrivais bien, à faire de ma douleur des romans, une œuvre d'art, parce que je saurais, disait-il, avec ma sensibilité, transformer ma colère, mon impuissance et mon effroi, en quelque chose de beau, de fort, qu'on aurait envie de lire. Ainsi, j'ai failli oublier que je suis devenue presque folle en voyant tous les jours l'indignité de la rue de la silicose, par-dessus laquelle passait l'autoroute des berlines et des SUV, la frontière invisible, le béton et les marteaux-piqueurs. L'injustice sociale, par un tour de prestidigitateur, envolée, devenue prétexte à un joli récit de tristesse scintillante. J'en aurais fait une œuvre d'art résiliente ; on aurait oublié que la frontière invisible, elle, existe encore et toujours. La responsabilité collective de cette monstrueuse injustice sociale, escamotée au profit d'un joli roman sur l'étagère d'une bibliothèque. C'est si joli, le kintsugi, ces faïences recollées au liseré d'or, qu'on en oublierait presque qu'on continue à exploser des vases.