Lettre de la vanité
Je voulais d’abord te dire que je pense à toi, même si je ne te le dis pas. Ou pas assez, du moins. Je te l’ai dit, en fait, j’ai adopté un chat, et elle m’empêche d’écrire, littéralement. Elle s’affale sur le clavier quand j’essaie de poser quelques mots, elle chasse le bout de mon stylo qui trace quelques lignes sur le cahier. Et même quand elle n’essaie pas, je la cherche partout, je la contemple fascinée, je la câline, et je suis devenue l’une de ces personnes insupportables qui ne font plus que parler de leur chat. Et vas-y que je t’envoie des photos où je la trouve adorable, et que je m’extasie devant chacun de ses apprentissages, et que mon chat est le plus beau du monde et que je trouve tous les autres matous moins adorables, moi qui ai, toujours, adoré les chats. Donc voilà, je pense fort à toi, mais je ne te le dis pas, c’est à cause du chat.
Ironiquement, il y a quelques années maintenant, ça n’allait pas fort pour moi et ma psy de l’époque m’avait suggéré, pour aller mieux, d’adopter un chat. Ça m’avait agacée, à l’époque, je venais la voire percluse de traumas et d’angoisses, je voulais faire la peau à mes terreurs et mes réflexes inadaptés, ma phobie sociale, une situation professionnelle épuisante, des peines de cœur coupables, et quand je lui parlais d’idées noires et d’envies d’en finir, elle me répondait : “prenez un chat”. Comme si c’était si simple.
Aujourd’hui je contemple mon chat - ou plutôt, présentement, alors que j’écris ces mots, elle attaque ma cheville nue sous le plaid parce qu’elle veut jouer alors que je prends le temps de t’écrire et ses griffes même rétractées pour le jeu écorchent ma peau et m’arrachent à ce texte - et je me dis que peut-être que c’est si simple, finalement. Peut-être qu’on doit juste accepter cette simplicité-là. C’est une question d’ego, une leçon d’humilité : longtemps je désespérais d’un destin grandiose d’écrivain qui n’arrivait pas, que la vie ne tenait pas ses promesses, qu’elle était trop étroite et étriquée pour une rêveuse comme moi. Je contemple Asphodèle - mon chat, donc - et je me dis que pas grand chose ne me différencie d’elle : manger, dormir assez, se distraire parfois, un besoin de tendresse, un souffle et un cœur qui bat. Ça peut être aussi simple que cela.

Longtemps la vanité de l’existence berçait mes pensées les plus sombres. Quand je contemplais le ciel et les étoiles, les récits historiques, la surpopulation mondiale, les décomptes glaçants des morts pour rien dans des guerres absurdes parce que quelques andouilles jugeaient que leurs égos valaient bien des massacres, j’en concluais que mon existence était si peu de choses que j’aurais tout aussi bien pu l’abréger vite. Que de toutes façons on meurt, et qu’à l’échelle de l’humanité ma disparition passerait complètement inaperçue. Si j’écris ceci c’est qu’il a fallu que les proches et les soignants, des années durant, tissent autour de moi un cocon de “quand même, ce serait dommage de partir”, et je les écoutais même si je n’y croyais pas. A la fin d’un épisode dépressif profond, j’avais adopté un hamster russe, Alfred. Il était minuscule, palpitant et chaud dans le creux de ma main ; j’avais déclaré au docteur : “puisque je suis responsable de lui je n’ai plus le droit de mourir”. Alfred est parti depuis longtemps, puis il y a eu Nox, et maintenant Asphodèle. Il y a aussi eu mes plantes : des mois printaniers de passion où je les soignais avec une rigueur extrême, conception du substrat, apport de nutriments spécifiques, observation minutieuse de leur croissance, et puis les hivers de l’âme où mon désespoir me rongeait jusqu’à les oublier. J’en ai perdues beaucoup, et certaines, de façon spectaculaire, ont survécu à mes orages. Voir le bulbe de mon alocasia, que je croyais mort, se remettre à germer en rejets flamboyants, m’a emplie de gratitude : elle m’avait attendue.
2025 fut une année d’espoirs, et de deuils, terribles. Deuil de la personne que je croyais être ; deuil d’un fonctionnement professionnel ; deuils blancs d’amis, de membres de ma famille, dont j’ai compris que, malgré l’amour que je leur portais, nous ne nous faisions plus que du mal, et que la rupture sèche était devenue vitale. Deuil d’espoirs, d’avenirs imaginés et rêvés. Tu le sais, mon histoire c’est un chapelet de sales expériences, de celles qui font ouvrir de grands yeux à mes soignants quand je les raconte en récit neutre et factuel, de ceux qui me font qualifier parfois de “courageuse”, même si le courage n’a rien à voir avec ça, on n’a pas le choix en fait de vivre selon les cartes de départ que l’on a piochées. Il y a eu un temps d’identification nécessaire de ces sales histoires, un temps où il a fallu nommer les choses, accueillir les émotions les plus douloureuses pour sortir de la dépersonnalisation totale dans laquelle, pour survivre, je m’étais réfugiée. Ce temps-là est indispensable. Pour autant, je crois qu’il ne peut durer éternellement, il faut que l’on avance. J’ai perdu mon souffle à force de pleurer. Je me suis sentie devenir égoïste et détestable, tant ma douleur parfois m’aveuglait à celle des autres. Alors, j’ai adopté un chat.
“Tout le malheur des hommes vient de ne savoir pas demeurer en repos, dans une chambre”, disait Blaise Pascal. Le plus dur, cette année, c’était mon propre confinement. Le médecin au départ me demandait si je voulais retourner au travail ou m’arrêter, et je ne supportais pas qu’il me pose cette question comme si la responsabilité de la maladie me revenait. Peu à peu, avec le temps, il s’est habitué à ce que je lui dise : “mais vous, vous en pensez quoi ?”. Parce que trop vite sinon, la culpabilité de cette inactivité me rongeait les entrailles, j’avais l’impression d’un privilège indu : celui de l’oisiveté. J’ai beau honnir les discours productivistes et avoir longuement apaisé les proches honteux de leurs périodes de chômage, je n’arrivais pas à me l’appliquer. Tant que je travaillais, la tension permanente de la machine me détournait de mes angoisses : j’étais trop fatiguée pour penser. Quand il est devenu manifeste que je ne pouvais plus continuer comme avant, enchaîner le travail et les burn-out, j’ai sombré dans le désespoir ; la reconnaissance de mon handicap a été fardeau et bénédiction. Alors productive, malgré tout, j’ai essayé de l’être : je me suis précipitée pour faire de cette interruption un moment profitable. Je n’ai pas pris le temps de me reposer. Faire face au silence de ma vie m’était insupportable : je voulais servir à quelque chose. Quand je dormais, je sombrais. Je ne me souvenais même plus de mes rêves.
Quelque chose a changé, un déclic imperceptible, suite à un incommensurable chagrin. Je n’en pouvais plus de cette impuissance qui me lacérait les tripes. De courir après des chimères, et d’insulter la terre et le ciel quand le mirage de mes espoirs me filait entre les doigts. J’ai appelé à moi toute la philosophie : d’abord, le philosophe Alain et ses Propos sur le bonheur.
“Je dirais à tous ceux qui se torturent ainsi : pense au présent ; pense à ta vie qui se continue de minute en minute ; chaque minute vient après l’autre ; il est donc possible de vivre comme tu vis, puisque tu vis. Mais l’avenir m’effraie, dis-tu. Tu parles de ce que tu ignores. Les événements ne sont jamais ceux que nous attendions ; et quant à ta peine présente, justement parce qu’elle est très vive, tu peux être sûr qu’elle diminuera. Tout change, tout passe. Cette maxime nous a attristés assez souvent ; c’est bien le moins qu’elle nous console quelquefois.”
Je me suis souvenu de ce que racontait Rebeka Warrior dans ce livre magnifique : Toutes les vies. Comment les stages de méditation les plus arides, le retour à son souffle, avait contribué à l’apaiser du deuil de sa compagne. J’ai eu recours aux moyens que j’avais toujours méprisés : les livres de développement personnel - qui trop souvent culpabilisent le lecteur en le rendant responsable unique de son malheur, comme si le bonheur n’était qu’une question de volonté désindexée du contexte social, professionnel, familial, etc, de son existence - et les applications de méditation, de yoga, le zen capitaliste vendu trop cher dans les rayons de Nature & Découverte parce que par où commencer ? Mais j’ai ouvert aussi des livres plus sages, des essais sur la maladie mentale, sur la culpabilité.
Te souviens-tu de cet après-midi de printemps que nous étions ensemble, du soleil tendre sur notre peau et de notre joie sincère d’être dans la nature à ce moment-là ? Comme à mon habitude, j’avais cueilli quelques fleurs, encloses dans un bouquin pour ne pas les oublier. Je les ai retrouvées. Dans le froid maussade de décembre, je les ai collées dans un journal de bord qui relate mes réussites minimes et mes joies de trois fois rien. C’est comme si je les cueillais une deuxième fois. J’ai été heureuse de me rappeler ce jour de joie, heureuse de l’avoir vécu, simplement.
Alors, oui, je pense à toi. Je sais que l’inactivité te dévore. Que tes rêves trahis de faire quelque chose de grand te rongent les entrailles la nuit. Que ton intelligence étincelle, incandescente, de ne savoir où s’appliquer, et qu’au fond de la gorge remonte l’amertume de ce que tu ne réussis pas à accomplir alors que tu le voudrais. Au fond ce n’est pas grave. Tu vis, et déjà c’est merveilleux. Tu respires, et tu es encore là. Tu ne vaux rien du tout, tu vaux tout l’or du monde ; je suis heureuse de te connaître, comme mes plantes qui ont traversé l’hiver, une Asphodèle qui fleurit au printemps. J’aimerais, par cette lettre, te consoler de ce que j’ai appris : prends le temps. Ta peine, elle aussi, passera, et jamais elle ne parviendra à t’arracher l’émerveillement des fleurs sauvages, la beauté de tes visions, la magie des miracles. Console-toi, et attends. Tu vis, et le printemps reviendra.