Lectures
La première étude de l’homme qui veut être poète est sa propre connaissance, entière. Il cherche son âme, il l’inspecte, il la tente, l’apprend. Dès qu’il la sait, il doit la cultiver : cela semble simple : en tout cerveau s’accomplit un développement naturel ; tant d’égoïstes se proclament auteurs ; il en est bien d’autres qui s’attribuent leur progrès intellectuel ! — Mais il s’agit de faire l’âme monstrueuse : à l’instar des comprachicos, quoi ! Imaginez un homme s’implantant et se cultivant des verrues sur le visage.
Je dis qu’il faut être voyant, se faire VOYANT.
Le poète se fait voyant par un long, immense et raisonné dérèglement de tous les sens. Toutes les formes d’amour, de souffrance, de folie ; il cherche lui-même, il épuise en lui tous les poisons, pour n’en garder que les quintessences. Ineffable torture où il a besoin de toute la foi, de toute la force surhumaine, où il devient entre tous le grand malade, le grand criminel, le grand maudit, — et le suprême Savant ! — Car il arrive à l’inconnu ! — Puisqu’il a cultivé son âme, déjà riche, plus qu’aucun ! Il arrive à l’inconnu ; et quand, affolé, il finirait par perdre l’intelligence de ses visions, il les a vues ! Qu’il crève dans son bondissement par les choses inouïes et innommables : viendront d’autres horribles travailleurs ; ils commenceront par les horizons où l’autre s’est affaissé !
Arthur Rimbaud, "Lettre "Du voyant" à Paul Demeny", 15 mai 1871
Mon cher lecteur, nous sommes samedi. C'est un samedi ordinaire, je veux dire : si tu habites une ville, un village, sans doute qu'au moment où seront publiées ces ligne, s'affaireront quelques maraîchers installant des étals de fleurs, de miel, de fromage, ou de poulet rôti. Peut-être entendras-tu les cloches, ce rituel pluri-séculaire d'appel aux fidèles, ce vieux son évident et que l'on écoute sans vraiment entendre, peut-être inconsciemment comptes-tu pour savoir qu'il est huit heures, dix heures, etc, ou peut-être ne les entends-tu pas. Peut-être entends-tu l'appel du muezzin, ou peut-être que ton téléphone t'indique de façon stridente qu'il ne faut pas oublier tes gosses à la crèche, au club de rugby, de poney, de macramé, peut-être est-ce le moment de la corvée des courses - ne pas oublier le déca cette fois-ci - ou peut-être est-ce l'heure privilégiée de ton rituel à toi, ta séance de peinture, de yoga, de cross-fit, ton café avec ou sans sucre, tartines, clope ou méditation, ou peut-être que tu dors, bavant sur ton oreiller où tendrement enlacé avec ce corps divin ou devenu insupportable, ou tendre et aimé, en pyjama, en liquette, ou complètement nu-e, peut-être que c'est iel qui ronfle et que tu trouves cela adorable ou insupportable ou bien tu as appris à caler ta respiration sur son souffle et tu ne t'en rends même plus compte, bref, c'est samedi matin.
Moi j'écris, quelques heures avant toi, dans mon imaginaire de ton samedi matin qui ressemblera peut-être au mien, et je me dis merde, maintenant, maintenant que l'on ose écrire et que l'on a écrit à intervalles réguliers, Bad_Educatian et moi, maintenant, alors que nous avons des milliers d'idées dans la tête à écrire survient l'affreuse Procrastination, la garce, la déesse qui sait que nos idées ne sont pas si mûres, que l'on voudrait écrire encore mais, je me tape une insomnie juste avant le samedi des ronfleurs et du poulet rôti et je me dis mince, écrire, encore, et sans explication je pense à Thuthur.
Thuthur quand il a écrit cette citation en exergue, il avait, quoi, seize ou dix-sept ans ? C'est une lettre à son pote, son bro, si tu veux, c'est une lettre à son BFF Paul Demeny qu'il a rencontré parce qu'il avait fugué, l'été d'avant. Il ne supportait plus Charleville, la médiocrité provinciale, l'idéologie martiale de ces années de guerre franco-prussienne, sa mère et ses récriminations de mère - imagine : ce décalage entre tes troubles existentiels adolescents et ta mère qui te demande de mettre tes chaussettes au linge sale, mais s'il-te-plaît pour une fois fais attention, le bac de lingerie blanche et pas le bac de couleurs, alors que dehors c'est la guerre parce qu'un nabot qui a décidé qu'il s'égalerait à son tonton Bonaparte a besoin de rouler des mécaniques et que dehors, la bière, les filles, la vie, quoi ! Pas les chaussettes sales ! - bref, Arthur Rimbaud a seize-dix-sept ans, il a déjà fugué, il a squatté chez son prof (qui devait être ravi qu'après avoir dit à notre petit loulou qu'il avait du talent, celui-ci sonne à la porte en demandant "adoptez-moi"), bref, il a squatté chez Izambard qui devait être bien embêté, qui lui a présenté un autre loulou de son âge, Paul Demeny, et ils sont devenus copains comme cochons, partageant le goût, non du jeu vidéo ni des magazines La Redoute, mais bien, voilà le problème, le goût de la poésie. Donc, Thuthur a fugué, puis son prof Izambard l'a ramené chez la daronne parce que c'était la fin de l'été et qu'il fallait bien qu'il passe son bac, et Thuthur s'emmerde, il pense à ses fugues, à la bière, les souliers blessés et le paletot idéal, c'est toujours plus glorieux que le bachotage, il pense à la poésie et à son bro Demeny, et dégainant le GSM du passé, la correspondance épistolaire, il lui écrit ce texte en exergue de mon post. Moi j'aime bien les correspondances épistolaires, je les regrette, et surtout, j'ai eu seize-dix-sept ans, j'ai été révoltée et en colère, et ce qu'il écrit à Paul par contre, j'ai beau avoir le double de son âge maintenant, je ne m'en remets toujours pas.
Si je t'ai parlé des cloches du samedi matin c'est que je suppose, j'imagine, qu'Arthur Rimbaud les entendait le matin où il écrivait cela. Je ne sais pas s'il a écrit sa lettre un samedi matin, c'était peut-être un mardi soir, il en avait peut-être marre de travailler sa version de grec, peu importe, Arthur seize ou dix-sept ans coincé dans sa maison familiale à Charleville devait entendre les cloches et les maraîchers et sentir l'odeur du poulet rôti et se hurler en-dedans que La vie est ailleurs ! Ce qu'il écrit, du haut de sa révolte adolescente, sans se douter que cette lettre, plus de cent ans plus tard, sera copiée et recopiée et lue par d'autres milliers d'adolescents éreintés par le laborieux bachotage, c'est que sa voie, à lui qui ne croit pas assez pour prêter attention aux cloches, ou à la philosophie existentialiste - qui d'ailleurs n'a pas encore été inventée - ou à la pleine conscience ou ce qui donne sens à la vie, sera cela : éprouver jusqu'à l'extrême limite, explorer les méandres de sa conscience - Thuthur a deux ans de plus que Freud qui, à ce moment précis, doit être en train de se faire rouler dessus par ses hormones - et atteindre, par l'existence, pure, l'expérience, pure, la quintessence que les limites physiques de son corps et du hasard de la vie lui donnent à vivre. Bref, Arthur Rimbaud adolescent dit : on peut étudier la littérature, jusqu'à maîtriser par cœur la prosodie grecque, latine, on peut savoir scander l'hexamètre dactylique (le plus facile) et théoriser en veux-tu en voilà, le plus important, en poésie, c'est de vivre. Et par vivre il n'entend pas uniquement le kiff, la joie et l'ivresse, mais aussi le morbide, l'affreux, s'implanter des verrues sur le visage pour éprouver le dégoût et l'horreur, explorer les limites de l'existence jusqu'à... Quoi ? L'apothéose du martyr ? Certainement pas, ce serait du syndrome du sauveur tout hugolien et en cette fin de siècle, le romantisme de Victor Hugo passe de mode. Jusqu'à, simplement, qu'il "crève" pour que surgissent d'autres "horribles travailleurs" : les poètes. On est bien loin du mythe du génie inspiré par les muses. La poésie, dit Rimbaud, c'est avoir le courage de la laideur dans la glace, et pour... rien. Rien d'autre que la poésie en tout cas.
Alors, lecteurice, je t'avoue, moi, ça me sidère, cette histoire. Ça me sidère que l'on récite "Ma Bohème" en classe comme on apprend aussi par cœur "Il pleure dans mon cœur comme il pleut sur la ville", de Verlaine, amant de Rimbaud, de vingt ans son aîné, et qui finit, dans une nuit de beuverie, par lui tirer dessus. Ça me sidère que l'on ne sache pas - comme on ne sait pas, d'ailleurs, que dans "La Cigale et la Fourmi", La Fontaine défendait surtout la cigale, mais c'est une autre histoire - quelle révolte Rimbaud portait vraiment. Rimbaud qui ne savait pas qu'il finirait par crever de la gangrène, à la quarantaine, après avoir trafiqué des armes - ce qui est ironique pour l'adolescent anti-militariste - et avoir déclaré, à la vingtaine, que la poésie, ce n'était pas son truc. Il l'a vécu, son programme du voyant, en abandonnant la poésie écrite - peut-être pas la poésie de la vie - jusqu'au bout, jusqu'à crever de son propre corps en putréfaction, et voilà, les livres, les bouquins scolaires, le romantisme, et tu sais quoi ? C'est beau.
Dans quelques heures sonneront les cloches du samedi matin, et la rue sentira le poulet rôti. Arthur ce n'est ni toi, ni moi, mais j'imagine qu'il a entendu, senti aussi. Et même si son visage orne les livres, les manuels, les salons des dandys les plus romantiques, et que sans doute à cette pensée se retourne-t-il dans sa tombe, je pense à ce gamin de seize ou dix-sept ans, exaspéré de ses devoirs, qui décida un jour, sans penser la désillusion, l'abandon des lettres, le cynisme du trafic d'armes et la gangrène trop tôt, trop jeune, qu'il irait vivre en poète, dans des fringues minables, parce que pourquoi pas ça plutôt que la foi, la politique, que sais-je ? Je pense à mon insomnie, aux samedi matin, à l'ennui, et je m'endors en pensant à Arthur. Et je me dis qu'on a du bol, nous, lecteurs, qu'il nous ait laissé, entre seize et vingt ans, un petit bout de cette poésie-là.
"Il y a des moments où je pense avec plaisir au temps où il n'existera plus rien à quoi je puisse m'attacher.
J'en ai assez de savoir d'avance que tout me sera enlevé. Mais ce temps n'arrivera pas, car aussi longtemps qu'il y aura dans la forêt un seul être à aimer, je l'aimerai et si un jour il n'y en a plus, alors je cesserai de vivre. Si tous les hommes m'avaient ressemblé, il n'y aurait jamais eu de mur et le vieil homme ne serait pas couché près de la fontaine, métamorphosé en pierre. Mais je comprends pourquoi ce sont les autres qui ont toujours eu le dessus. Aimer et prendre soin d'un être est une tâche très pénible et beaucoup plus difficile que tuer ou détruire. Elever un enfant représente vingt ans de travail, le tuer ne prend que dix secondes. Même le taureau a mis un an pour devenir grand et fort et quelques coups de hache ont suffi à l'anéantir. Je pense à tout ce temps pendant lequel Bella l'a porté patiemment dans son ventre et l'a nourri ; je pense aux heures difficiles de sa naissance et aux longs mois qu'il a fallu pour que le petit veau se transforme en un puissant taureau. Le soleil a dû briller pour faire pousser l'herbe dont il avait besoin, l'eau a dû jaillir et tomber du ciel pour l'abreuver. Il a fallu l'étriller et le brosser, enlever le fumier pour que sa litière soit sèche. Et tout cela a eu lieu en vain. Je ne peux m'empêcher d'y voir un désordre horrible et excessif. L'homme qui l'a abattu était certainement fou, mais sa folie même l'a trahi. Le désir secret de tuer devait déjà sommeiller en lui auparavant. Je pourrais aller jusqu'à en avoir pitié puisque telle était sa nature. Pourtant j'essaierai toujours de l'éliminer, parce qu'il m'est impossible de supporter qu'un être ainsi constitué puisse continuer à tuer et détruire. Je ne pense pas qu'il en reste un autre de son espèce dans la forêt, mais je suis devenue aussi méfiante que ma chatte. Mon fusil chargé est toujours suspendu au mur et je ne fais pas un pas dehors sans mon couteau de chasse aiguisé. J'ai beaucoup réfléchi à toutes ces choses et je suis même parvenue à comprendre les meurtriers. La haine qu'ils ressentent envers tout ce qui peut engendrer une vie nouvelle doit être terrible. Je le comprends mais je dois me défendre contre eux, moi personnellement. Il n'y a plus personne qui puisse me protéger ou travailler à ma place et me permettre ainsi de me livrer à mes spéculations sans être dérangée."
Marlen Haushofer, Le Mur Invisible (1968), traduit de l'allemand par Liselotte Bodo et Jacqueline Chambon, Actes Sud, "Babel", pp. 187-189
Nous nous étions retrouvées un 8 mars. Elle était arrivée ce samedi de soleil, avec son sac à dos de randonnée, au cœur du béton de ma ville - ville qui avait été la sienne aussi - et on s'était promis un café avant son train. On avait bien songé au départ à défiler ensemble, mais son sac lourd et mon vague à l'âme, les contraintes ferroviaires, on a choisi de s'attabler en terrasse d'une librairie-café féministe qu'elle ne connaissait pas encore. Il y avait des morceaux de vie à rattraper, avec la tendresse et l'écoute qu'offrent les amitiés les plus profondes, celles qui ne s'offusquent plus du silence et du temps. Nous avions habité ensemble autrefois, à plusieurs reprises : j'étais effarée qu'elle accepte, et souhaite, ma compagnie chaotique, puisqu'elle était revenue. Nous ne nous ressemblons pas, et pourtant nous sommes devenues des sœurs choisies. Moi qui ai tendance au repli dans le silence, et qui suis très mauvaise pour entretenir des conversations à distance, je voulais lui rappeler combien elle comptait pour moi, une amitié sans rivalité, tranquille comme le Rhône. Je lui ai offert ce bouquin de Tal Madesta, Désirer à tout prix, pour ce formidable chapitre affirmant l'amitié comme aussi importante que les relations romantiques - ce chapitre me renvoyait à chaque ligne à elle. En échange, elle m'a offert Le Mur Invisible. Elle m'a dit : "c'est un roman, pas un essai, mais tu verras, c'est aussi un livre féministe, à sa façon." Je suis en train de le terminer, ce n'est plus qu'une affaire, non de jours, mais d'heures. Avant, je lisais la saga de space-opera des Voyageurs, de Becky Chambers. Ce matin, en cherchant la page Wikipédia de l'autrice, j'ai découvert qu'elle aussi était qualifiée d'écrivain féministe (je n'aime pas écrire écrivaine, parce que le mot contient l'adjectif vaine. C'est comme si la féminisation réactivait le vieux sème réactionnaire de la vanité appliqué aux femmes. Je préfère autrice, même si mon téléphone a tendance à le transformer aussitôt en un pays d'Europe centrale, ou en un drôle d'oiseau à long cou et à la réputation agressive).
Le Mur Invisible, publié en 1968 dans sa version originale, relate l'expérience d'une femme confrontée à l'absurde : partie en vacances au fond d'une vallée de campagne, dans un petit refuge, elle se retrouve, du jour au lendemain, seule prisonnière d'un mur invisible, qui l'enferme alors dans la solitude des alpages et de la forêt. Il lui faut alors apprendre à survivre, semer des champs, accueillir les bêtes sauvages piégées dans la même cage bucolique qu'elle, couper le bois, traire la vache, renoncer à tout ce que la vie moderne et urbaine lui avait apporté, sans l'aide d'aucun autre être humain.
La saga des Voyageurs, dont le premier tome est publié en 2014, raconte quant à elle les aventures spatiales d'intels, des espèces aliens dotées d'intelligence (parmi lesquels des humains, mais pas seulement), dans leur quotidien de space-opera : des manœuvres quotidiennes d'un vaisseau perceur de trous de ver dans le tome 1, au traitement digne des défunts dans un système clos basé sur le recyclage dans le tome 3, sans oublier la construction d'une amitié entre une clone et une IA dans le tome 2, ces romans, certes indépendants, mais tous interconnectés, s'attachent à décrire le soin, l'écoute, la compréhension inter-espèces, inter-individus. La métaphore est manifeste : les soucis de communication entre Aéluons et paires Sianates, leurs questionnements métaphysiques, leur rapport au divin, au sens de l'existence, à la fragilité de la vie, n'ont d'extraterrestre que le nom. C'est l'amour de l'altérité, au sens le plus humain du terme, que raconte Becky Chambers.
Pour autant, la dernière est classée dans les romans de science fiction, quand Marlen Haushofer se trouve rangée dans les romans étrangers. L'une comme l'autre racontent la survie, l'écologie, le respect du vivant, au travers d'intrigues romanesques que l'on pourrait qualifier de délirantes, oniriques, bien loin de nos préoccupations contingentes de lecteurs occidentaux de 2025. Quand elle m'a offert Le Mur Invisible, mon amie C. m'a dit "c'est aussi un livre féministe, à sa façon". J'ajouterais : "c'est aussi un livre de science-fiction, à sa façon".
Pourtant grande lectrice, avide de culture et réfractaire à aucun genre, j'ai mis une trentaine d'années à lire des autrices femmes, et plus encore à lire de la science-fiction. Les premières, car tout au long de mon parcours scolaire et universitaire, les bibliographies étaient hantées par les hommes ; la seconde, parce que je voyais la science-fiction comme un genre qui engendrait quelques bijoux de réflexion parmi un océan de divertissements passables, vaguement rigolos, mais trop souvent gangrenés par les guerres, les armes, trop souvent aseptisés aussi : où sont les parfums, les odeurs, les textures, dans les vaisseaux lisses et blancs pilotés par des voix robotiques ? Où sont les étreintes, la tendresse, au milieu de ce magma de violence d'une survie pensée comme une lutte de la chaîne alimentaire ? Tels étaient mes préjugés, construits par une culture élitiste des grands auteurs - non que je crache sur eux, puisque je lis encore avec plaisir un Balzac ou un Dostoïevski et y trouve une profondeur remarquable - consignant la science-fiction parmi les rayonnages de para-littérature, et déplorant que les femmes avaient une vie trop difficile, trop hantée par les devoirs de mère-épouse-ménagère, pour trouver leur chambre à soi et remplir ma bibliothèque. Ce n'est qu'en renonçant à lire par carrière, en recommençant à lire par plaisir, que je me rendis compte de mon erreur.
Cependant, maintenant que Becky Chambers m'a réconciliée avec le space-opera et que les autrices peuplent les rayonnages de ma mémoire, je ne peux que repérer une constante : il semble que ce soit surtout les femmes, comme le remarquait la narratrice du Mur Invisible dans l'extrait que j'ai cité au début de ce texte, qui se préoccupent de préserver le vivant. Le Mur Invisible pourrait être qualifié de roman post-apocalyptique : son héroïne y apprend la survie. Mais à l'inverse des innombrables séries, films, jeux-vidéos post-apo qui inondent nos écrans depuis une vingtaine d'années, cette survie n'est pas fondée sur la violence, mais le soin. Certes, la lente émergence de pousses de patates est moins spectaculaire que le démembrage au katana d'une horde de zombies. Moins cinématographique ? Je ne sais pas. On regarde bien des time-lapses d'éclosions de champignons sur nos réseaux sociaux. En tout cas, c'est sûr, un roman post-apo entier qui se préoccupe plus de l'ensemencement selon les saisons que de la nature martiale et guerrière de ce mur invisible - qui, pour la narratrice, ne peut être que la dernière invention macabre de pays en guerre (roman, je le rappelle, écrit en pleine guerre froide) - ce n'est pas banal.
La vogue du post-apo n'est pas tellement surprenante. Nous voici plongés dans des angoisses millénaristes, avec les résurgences de discours extrêmement violents de part et d'autres du globe, le retour de la guerre en Europe, les massacres religieux, additionnés à l'évidence du réchauffement climatique et à la compréhension que la façon dont nous vivions jusqu'il y a peu, dans une consommation délirante, nous mène droit à notre perte. Je suis de la génération qui se faisait une fête des jouets en plastique Made In China collectionnés boulimiquement dans les Happy Meal, et qui aujourd'hui renonce à faire des enfants par crainte de l'avenir qu'elle leur laissera. L'idée que nous verrons de nos yeux l'effondrement du monde est devenue une pensée quotidienne. Le post-apo est moins un fantasme qu'une projection. En attendant le déluge, nous essayons de le prévoir.
Or voilà que ces prévisions n'envisagent la survie que sous le prisme de la violence. Les néo-communautés humaines de Last of Us ou The Walking Dead se bâtissent en commandos guerriers menacés par la tyrannie ou le cannibalisme. Quand on s'imagine surpris dans une invasion zombie, demain, on calcule très vite à combien de kilomètres on se trouve d'une armurerie à dévaliser ; on se demande moins, en revanche, si l'on a quelque notion du calendrier des semences.
Ainsi : je fais l'hypothèse que si l'on aime, dans le genre du post-apo, l'idée de refaire table rase d'un monde devenu asphyxiant et toxique, l'on ne parvient à imaginer le suivant que selon les mêmes termes de la prédation et de la destruction.
Que vient faire le féminisme là-dedans ? Il y a un débat que je ne saurais mener sur les qualités de soin et de préservation plus manifestes chez les femmes. Est-ce biologique, est-ce culturel, est-ce une réalité ou une idée reçue, je n'en ai aucune idée et aucune prétention à trancher à ce sujet. Mais de fait, Becky Chambers comme Marlen Haushofer sont des écrivains femmes, qui proposent des personnages féminins, qui prennent soin d'autrui - notons que Becky Chambers invente aussi des personnages masculins qui font de même. Elles proposent un avenir après l'apocalypse qui ne raconte pas la violence, mais la tendresse. De l'apocalypse, je n'ai connu que les confinements du Covid, et certains épisodes de désespoir : dans les deux cas, notre survie psychique a tenu aux plantes qu'on a fait pousser sur nos balcons, derrière nos fenêtres, et aux animaux qu'on a observés repeupler les villes désertes. Ce qui me permet de ne pas sombrer totalement dans le désespoir quand je contemple notre monde, c'est la perspective d'un café avec mon amie C., sans rivalité ni rancœur, l'émergence de minuscules pousses de piment dans mon potager de balcon improvisé, l'existence des baisers sur le front qu'on ne représente dans pratiquement aucun film de science-fiction.
Comme l'écrivait ici Bad_Educatian plus tôt, il ne faut pas oublier la tendresse. On ne peut pas, je crois, imaginer le futur sans tendresse, sans amour de l'altérité et du vivant. Les littératures de l'imaginaire peuvent nous aider à le faire, et ce n'est pas le travail de quelques autrices féministes. Il s'agira de les défendre, au-delà des étiquettes de genre. Notre survie, au sens le plus strict et pragmatique du terme, en dépend.