Science-fiction
Ils sont quatre sur l'estrade : trois écrivains, luvan, Gabriel Marcoux-Chabot, Jeff VanderMeer et l'animateur du débat, Emeric Cloche. Ils viennent de contrées diverses, France, Québec et Etats-Unis, et ils converseront une heure durant au sujet de "l'écriture de l'étrange". L'étrange, en témoignent mes notes d'auditrice, c'est avant tout une question de langue.
C'est luvan qui proposera un exercice de définition étymologique. Le mot anglais weird renvoie à une vieille racine anglo-saxonne, désignant la courbe, qui n'est donc pas rectiligne, qui dévie. Elle tisse un lien de parenté avec le mot queer. L'étrange français, lui, a à voir avec l'extranéité, l'étranger, ce qui n'est pas nous, en somme, l'alien. Bien sûr, elle mentionnera finalement l'allemand unheimlich, ce qui n'est pas la maison, Heimat, home, ce qui n'est pas familier, qu'en français la psychanalyse traduira par "inquiétante étrangeté". L'étrange, dit je crois Gabriel Marcoux-Chabot, ce doit être le choc que l'on ressent devant quelque chose qu'on ne comprend pas. L'étrange, dit luvan, se définit quant à la norme. Elle s'est d'ailleurs présentée elle-même comme autrice queer et neuro-atypique. A la fin du débat, un auditeur posera la question qui, il me semble, résume tout l'enjeu que je tire de ce débat : "comment perdre les lecteurs dans un pays qui nous est complètement familier ?"
Ce débat mené aux Utopiales vendredi 31 octobre dernier portait sur la littérature ; il existe un public friand de la littérature de l'étrange, ces récits dont le but est de perdre le lecteur, l'inquiéter dans cette sensation de sortie de route, ce serait presque le contraire parfait des feel good books. Il suffisait, d'ailleurs, de contempler les expositions que je mentionnais l'autre jour : grandes peintures à l'huile cauchemardesques de Jorg de Vos, dessins d'architecture froids et angoissants de Jozef Jankovič, planches de la bande dessinée Tremen de Pim Bos représentant un univers grisâtre, mi-organique mi-mécanique, de solitude et de souffrance. Mais je crois qu'il existe aussi un public qui, loin de chercher l'inquiétant dépaysement, cherche en ces œuvres, au contraire, la familiarité. La terreur que l'on reconnaît, dans ces œuvres, est parfois un réconfort : pour ces lecteurs-là, le sentiment d'aliénation, de solitude, de hantise, est quotidien. Sa reconnaissance en textes, en toiles, en musiques, apporte paradoxalement le soulagement du partage humain, de la rupture de l'isolement.
Ce que dit luvan pour se présenter n'est pas une vantardise d'une nouvelle mode, queer et neuro-atypique ; c'est, je crois, l'une des conditions qui a fait d'elle une autrice de l'étrange : la différence invisible. D'ailleurs, la sensation qu'elle a toujours recherchée dans l'écriture, disait-elle l'autre jour, c'est l'émerveillement. Elle apporte un soin tout particulier à ne pas effracter, brutaliser, le lecteur. Ses livres sont bizarres, dit-elle, peuvent secouer, sait-elle, mais le but n'est pas, n'a jamais été, de blesser. Or voici, précisément, l'un de mes questionnements du moment : comment se recoudre au monde, sans blessure ni cicatrice de part et d'autre, quand on est, justement, étrange ? Si l'étrange heurte et blesse, fait peur, inquiète, comment, lorsqu'on l'incarne sans le vouloir, en faire une qualité, et non une violence ?
Quand j'étais ado, j'étais gothique. Bien sûr, c'était facile, puisque c'était un petit peu la mode. On parlait de Marilyn Manson dans la cour du collège, Twilight allait bientôt sortir et faire le carton qu'on lui connaît, les rappeurs et les skateurs se menaient une guerre de rivalité affectueuse, et, tout en noir, mitaines en résille aux mains, on était peu, mais quand même, quelques uns. Je me souviens que mes parents furent amusés d'abord, puis un peu hostiles ensuite. Il y a quatre ou cinq ans, j'ai renoué avec cet univers avec joie - pas Twilight, hurle mon orgueil - parce que je me suis rappelé ma joie immense à lire Baudelaire, Poe ; j'ai découvert Lovecraft, Lynch, me suis plongée quelque temps dans les ruelles sombres de Gotham en séries, jeux vidéos et bien évidemment comics. J'aime les toiles de Goya et de Hiéronymus Bosch. Quand ma mère me voit arborant un crâne sur quelque accessoire, elle lève les yeux au ciel : "encore ?". J'ai fini par remarquer que les motifs floraux ne suscitaient jamais la même réaction. Mais si, vestimentairement parlant, je revendique ma curiosité pour les contrées du rêve, des monstres et du macabre, certains y voient une forme de provocation. Pourquoi ? Parce que ce n'est pas commun, je suppose.
Durant mon parcours diagnostic pour évaluer ma possible appartenance au spectre autistique, on m'a souvent demandé : "pourquoi veux-tu absolument une étiquette ? Pourquoi veux-tu absolument être différente ?". Or je ne le voulais pas. Je subissais l'étrange décalage au monde, depuis toute petite, sans comprendre les raisons de cette inquiétante étrangeté. J'aurais voulu désespérément ne pas le ressentir. J'aurais voulu ne pas me retrouver stupéfaite, sans mots, devant les réactions hostiles des autres, que je ne comprenais pas, qui me semblaient illogiques. J'aurais voulu ne pas trembler d'angoisse dès que je devais adresser la parole à un inconnu. J'aurais voulu ne pas être terrassée par un inexplicable épuisement dès que le groupe devenait foule, dès que les sensations physiques étaient nouvelles. J'aurais voulu que les mots sortent de ma bouche spontanés, qu'ils ne soient pas gênants ou blessants quand je les voulais drôles, hautains quand je les voulais réfléchis. On m'a reproché, on me reproche encore parfois, de ne pas faire d'efforts. Je me le reproche constamment. Si c'est facile pour les autres, pourquoi ça ne l'est pas pour moi ? Quand le diagnostic a été confirmé, il y a deux semaines, je suis tombée dans un état de torpeur dépressive terrible. Certains s'en sont étonnés : "mais tu le savais déjà, de toutes façons, tu l'avais compris !". Or, si ce diagnostic ôtait le doute existentiel, il apportait aussi sa conclusion définitive : je suis différente. Je ne voulais pas l'être. Je le savais. Je suis étrange.
Alors, qu'est-ce qu'on en fait ?
Ça m'a fait du bien, ce séjour aux Utopiales, parce que j'y ai vu une réponse alternative à celle que toujours j'envisageais. L'étrange est pour certains une patrie ; c'est en tout cas la mienne. Cette lectrice demandait aux auteurs : "comment perdre le lecteur dans un récit qui nous est complètement familier", évoquant le fait que l'auteur qui écrit a déjà toute son histoire en tête et qu'il n'en est plus surpris. Cette question, je lui donne un autre sens : et si l'on changeait de référentiel ? Et si c'était le monde dit normal qui était étrange ? Mon goût pour le macabre est-il plus bizarre que la passion de certains pour le profit, la croissance, et sa courbe bien turgescente qui détruit sans les voir des milliers de laissés-pour-compte ? Qu'est-ce qui est le plus violent : la couleur de mes vêtements, ou les continents de plastique et décharges à ciel ouvert de ceux qui changent de couleur toutes les semaines grâce à la surproduction aveugle de prêt-à-porter ? Aux Utopiales, j'ai vu, je le disais, des individus que l'on qualifierait d'étranges par centaines. Sur les scènes, dans les débats, on ne parlait pourtant que de jours meilleurs, écologie, tolérance envers autrui, curiosité, altérité.
Et surtout, l'étrangeté a été portée comme un choix de création. Gabriel Marcoux-Chabot présentait son roman Godpèle, dans lequel, si j'ai bien compris, un peuple de sculpteurs sur glace a perdu l'écriture. Le roman, il l'écrit en version bilingue : la page de droite est écrite en français standard, tandis que la gauche est dans cette langue inventée, texte phonétique bizarre dans lequel on reconnaît des expressions québécoises, illisible au départ, mais que l'on apprivoise, peu à peu, notamment, me semble-t-il, grâce à l'oralisation. Et l'auteur de dire qu'il y a, dans ce roman, deux langues étranges : celle qu'il invente, bien sûr, mais aussi le français standard, que l'on comprend tous en le lisant mais qu'on ne parle plus. Moi, je me dis que c'est bien encore un signe de mon altérité : le français des livres, je le parle à voix haute, parfois, spontanément, quand j'utilise le passé simple, des mots parfois trop compliqués. On m'a fait le reproche d'être snob, de refuser par là le contact avec l'autre. On m'a conseillé de purger mes textes de cette complexité inutile pour toucher le lecteur.
Pourtant, ils existent, ceux qui, comme moi, se sentent dans cette langue comme dans un bain chaud un jour d'hiver ; ils existent, ceux qui iront lire Godpèle par goût de l'errance, comme il y en a eu pour se perdre dans le labyrinthe de La Maison des feuilles de Mark Z. Danielewski, les digressions érudites d'un Mathias Enard dans Boussole, la froide herméticité d'un poème de Stéphane Mallarmé.
Je ne prétendrai, ni avoir leur talent, ni trancher cette question. Je ne souhaite pas me couper de la communauté des humains au prétexte que je suis autiste, bizarre, alien. J'ai juste retrouvé, dans ce festival, un peu de réassurance, l'impression d'appartenir, la force de défendre ma propre singularité sans me sentir trop exilée. J'ai retrouvé le sens des mots de Blaise Pascal, "Vérité au-deçà des Pyrénées, erreur au-delà", qu'on pourrait paraphraser simplement par : de toutes façons, on est toujours le bizarre de quelqu'un d'autre.
On ne demande pas à Marcoux-Chabot de supprimer toutes les pages de gauche de son livre parce qu'elles sont illisibles ; il propose les deux trajets, il traduit, le familier et le bizarre, jusqu'à ce que les deux s'inversent, et cet entrelacement fait l'une des richesses de son roman.
"Il y a des moments où je pense avec plaisir au temps où il n'existera plus rien à quoi je puisse m'attacher.
J'en ai assez de savoir d'avance que tout me sera enlevé. Mais ce temps n'arrivera pas, car aussi longtemps qu'il y aura dans la forêt un seul être à aimer, je l'aimerai et si un jour il n'y en a plus, alors je cesserai de vivre. Si tous les hommes m'avaient ressemblé, il n'y aurait jamais eu de mur et le vieil homme ne serait pas couché près de la fontaine, métamorphosé en pierre. Mais je comprends pourquoi ce sont les autres qui ont toujours eu le dessus. Aimer et prendre soin d'un être est une tâche très pénible et beaucoup plus difficile que tuer ou détruire. Elever un enfant représente vingt ans de travail, le tuer ne prend que dix secondes. Même le taureau a mis un an pour devenir grand et fort et quelques coups de hache ont suffi à l'anéantir. Je pense à tout ce temps pendant lequel Bella l'a porté patiemment dans son ventre et l'a nourri ; je pense aux heures difficiles de sa naissance et aux longs mois qu'il a fallu pour que le petit veau se transforme en un puissant taureau. Le soleil a dû briller pour faire pousser l'herbe dont il avait besoin, l'eau a dû jaillir et tomber du ciel pour l'abreuver. Il a fallu l'étriller et le brosser, enlever le fumier pour que sa litière soit sèche. Et tout cela a eu lieu en vain. Je ne peux m'empêcher d'y voir un désordre horrible et excessif. L'homme qui l'a abattu était certainement fou, mais sa folie même l'a trahi. Le désir secret de tuer devait déjà sommeiller en lui auparavant. Je pourrais aller jusqu'à en avoir pitié puisque telle était sa nature. Pourtant j'essaierai toujours de l'éliminer, parce qu'il m'est impossible de supporter qu'un être ainsi constitué puisse continuer à tuer et détruire. Je ne pense pas qu'il en reste un autre de son espèce dans la forêt, mais je suis devenue aussi méfiante que ma chatte. Mon fusil chargé est toujours suspendu au mur et je ne fais pas un pas dehors sans mon couteau de chasse aiguisé. J'ai beaucoup réfléchi à toutes ces choses et je suis même parvenue à comprendre les meurtriers. La haine qu'ils ressentent envers tout ce qui peut engendrer une vie nouvelle doit être terrible. Je le comprends mais je dois me défendre contre eux, moi personnellement. Il n'y a plus personne qui puisse me protéger ou travailler à ma place et me permettre ainsi de me livrer à mes spéculations sans être dérangée."
Marlen Haushofer, Le Mur Invisible (1968), traduit de l'allemand par Liselotte Bodo et Jacqueline Chambon, Actes Sud, "Babel", pp. 187-189
Nous nous étions retrouvées un 8 mars. Elle était arrivée ce samedi de soleil, avec son sac à dos de randonnée, au cœur du béton de ma ville - ville qui avait été la sienne aussi - et on s'était promis un café avant son train. On avait bien songé au départ à défiler ensemble, mais son sac lourd et mon vague à l'âme, les contraintes ferroviaires, on a choisi de s'attabler en terrasse d'une librairie-café féministe qu'elle ne connaissait pas encore. Il y avait des morceaux de vie à rattraper, avec la tendresse et l'écoute qu'offrent les amitiés les plus profondes, celles qui ne s'offusquent plus du silence et du temps. Nous avions habité ensemble autrefois, à plusieurs reprises : j'étais effarée qu'elle accepte, et souhaite, ma compagnie chaotique, puisqu'elle était revenue. Nous ne nous ressemblons pas, et pourtant nous sommes devenues des sœurs choisies. Moi qui ai tendance au repli dans le silence, et qui suis très mauvaise pour entretenir des conversations à distance, je voulais lui rappeler combien elle comptait pour moi, une amitié sans rivalité, tranquille comme le Rhône. Je lui ai offert ce bouquin de Tal Madesta, Désirer à tout prix, pour ce formidable chapitre affirmant l'amitié comme aussi importante que les relations romantiques - ce chapitre me renvoyait à chaque ligne à elle. En échange, elle m'a offert Le Mur Invisible. Elle m'a dit : "c'est un roman, pas un essai, mais tu verras, c'est aussi un livre féministe, à sa façon." Je suis en train de le terminer, ce n'est plus qu'une affaire, non de jours, mais d'heures. Avant, je lisais la saga de space-opera des Voyageurs, de Becky Chambers. Ce matin, en cherchant la page Wikipédia de l'autrice, j'ai découvert qu'elle aussi était qualifiée d'écrivain féministe (je n'aime pas écrire écrivaine, parce que le mot contient l'adjectif vaine. C'est comme si la féminisation réactivait le vieux sème réactionnaire de la vanité appliqué aux femmes. Je préfère autrice, même si mon téléphone a tendance à le transformer aussitôt en un pays d'Europe centrale, ou en un drôle d'oiseau à long cou et à la réputation agressive).
Le Mur Invisible, publié en 1968 dans sa version originale, relate l'expérience d'une femme confrontée à l'absurde : partie en vacances au fond d'une vallée de campagne, dans un petit refuge, elle se retrouve, du jour au lendemain, seule prisonnière d'un mur invisible, qui l'enferme alors dans la solitude des alpages et de la forêt. Il lui faut alors apprendre à survivre, semer des champs, accueillir les bêtes sauvages piégées dans la même cage bucolique qu'elle, couper le bois, traire la vache, renoncer à tout ce que la vie moderne et urbaine lui avait apporté, sans l'aide d'aucun autre être humain.
La saga des Voyageurs, dont le premier tome est publié en 2014, raconte quant à elle les aventures spatiales d'intels, des espèces aliens dotées d'intelligence (parmi lesquels des humains, mais pas seulement), dans leur quotidien de space-opera : des manœuvres quotidiennes d'un vaisseau perceur de trous de ver dans le tome 1, au traitement digne des défunts dans un système clos basé sur le recyclage dans le tome 3, sans oublier la construction d'une amitié entre une clone et une IA dans le tome 2, ces romans, certes indépendants, mais tous interconnectés, s'attachent à décrire le soin, l'écoute, la compréhension inter-espèces, inter-individus. La métaphore est manifeste : les soucis de communication entre Aéluons et paires Sianates, leurs questionnements métaphysiques, leur rapport au divin, au sens de l'existence, à la fragilité de la vie, n'ont d'extraterrestre que le nom. C'est l'amour de l'altérité, au sens le plus humain du terme, que raconte Becky Chambers.
Pour autant, la dernière est classée dans les romans de science fiction, quand Marlen Haushofer se trouve rangée dans les romans étrangers. L'une comme l'autre racontent la survie, l'écologie, le respect du vivant, au travers d'intrigues romanesques que l'on pourrait qualifier de délirantes, oniriques, bien loin de nos préoccupations contingentes de lecteurs occidentaux de 2025. Quand elle m'a offert Le Mur Invisible, mon amie C. m'a dit "c'est aussi un livre féministe, à sa façon". J'ajouterais : "c'est aussi un livre de science-fiction, à sa façon".
Pourtant grande lectrice, avide de culture et réfractaire à aucun genre, j'ai mis une trentaine d'années à lire des autrices femmes, et plus encore à lire de la science-fiction. Les premières, car tout au long de mon parcours scolaire et universitaire, les bibliographies étaient hantées par les hommes ; la seconde, parce que je voyais la science-fiction comme un genre qui engendrait quelques bijoux de réflexion parmi un océan de divertissements passables, vaguement rigolos, mais trop souvent gangrenés par les guerres, les armes, trop souvent aseptisés aussi : où sont les parfums, les odeurs, les textures, dans les vaisseaux lisses et blancs pilotés par des voix robotiques ? Où sont les étreintes, la tendresse, au milieu de ce magma de violence d'une survie pensée comme une lutte de la chaîne alimentaire ? Tels étaient mes préjugés, construits par une culture élitiste des grands auteurs - non que je crache sur eux, puisque je lis encore avec plaisir un Balzac ou un Dostoïevski et y trouve une profondeur remarquable - consignant la science-fiction parmi les rayonnages de para-littérature, et déplorant que les femmes avaient une vie trop difficile, trop hantée par les devoirs de mère-épouse-ménagère, pour trouver leur chambre à soi et remplir ma bibliothèque. Ce n'est qu'en renonçant à lire par carrière, en recommençant à lire par plaisir, que je me rendis compte de mon erreur.
Cependant, maintenant que Becky Chambers m'a réconciliée avec le space-opera et que les autrices peuplent les rayonnages de ma mémoire, je ne peux que repérer une constante : il semble que ce soit surtout les femmes, comme le remarquait la narratrice du Mur Invisible dans l'extrait que j'ai cité au début de ce texte, qui se préoccupent de préserver le vivant. Le Mur Invisible pourrait être qualifié de roman post-apocalyptique : son héroïne y apprend la survie. Mais à l'inverse des innombrables séries, films, jeux-vidéos post-apo qui inondent nos écrans depuis une vingtaine d'années, cette survie n'est pas fondée sur la violence, mais le soin. Certes, la lente émergence de pousses de patates est moins spectaculaire que le démembrage au katana d'une horde de zombies. Moins cinématographique ? Je ne sais pas. On regarde bien des time-lapses d'éclosions de champignons sur nos réseaux sociaux. En tout cas, c'est sûr, un roman post-apo entier qui se préoccupe plus de l'ensemencement selon les saisons que de la nature martiale et guerrière de ce mur invisible - qui, pour la narratrice, ne peut être que la dernière invention macabre de pays en guerre (roman, je le rappelle, écrit en pleine guerre froide) - ce n'est pas banal.
La vogue du post-apo n'est pas tellement surprenante. Nous voici plongés dans des angoisses millénaristes, avec les résurgences de discours extrêmement violents de part et d'autres du globe, le retour de la guerre en Europe, les massacres religieux, additionnés à l'évidence du réchauffement climatique et à la compréhension que la façon dont nous vivions jusqu'il y a peu, dans une consommation délirante, nous mène droit à notre perte. Je suis de la génération qui se faisait une fête des jouets en plastique Made In China collectionnés boulimiquement dans les Happy Meal, et qui aujourd'hui renonce à faire des enfants par crainte de l'avenir qu'elle leur laissera. L'idée que nous verrons de nos yeux l'effondrement du monde est devenue une pensée quotidienne. Le post-apo est moins un fantasme qu'une projection. En attendant le déluge, nous essayons de le prévoir.
Or voilà que ces prévisions n'envisagent la survie que sous le prisme de la violence. Les néo-communautés humaines de Last of Us ou The Walking Dead se bâtissent en commandos guerriers menacés par la tyrannie ou le cannibalisme. Quand on s'imagine surpris dans une invasion zombie, demain, on calcule très vite à combien de kilomètres on se trouve d'une armurerie à dévaliser ; on se demande moins, en revanche, si l'on a quelque notion du calendrier des semences.
Ainsi : je fais l'hypothèse que si l'on aime, dans le genre du post-apo, l'idée de refaire table rase d'un monde devenu asphyxiant et toxique, l'on ne parvient à imaginer le suivant que selon les mêmes termes de la prédation et de la destruction.
Que vient faire le féminisme là-dedans ? Il y a un débat que je ne saurais mener sur les qualités de soin et de préservation plus manifestes chez les femmes. Est-ce biologique, est-ce culturel, est-ce une réalité ou une idée reçue, je n'en ai aucune idée et aucune prétention à trancher à ce sujet. Mais de fait, Becky Chambers comme Marlen Haushofer sont des écrivains femmes, qui proposent des personnages féminins, qui prennent soin d'autrui - notons que Becky Chambers invente aussi des personnages masculins qui font de même. Elles proposent un avenir après l'apocalypse qui ne raconte pas la violence, mais la tendresse. De l'apocalypse, je n'ai connu que les confinements du Covid, et certains épisodes de désespoir : dans les deux cas, notre survie psychique a tenu aux plantes qu'on a fait pousser sur nos balcons, derrière nos fenêtres, et aux animaux qu'on a observés repeupler les villes désertes. Ce qui me permet de ne pas sombrer totalement dans le désespoir quand je contemple notre monde, c'est la perspective d'un café avec mon amie C., sans rivalité ni rancœur, l'émergence de minuscules pousses de piment dans mon potager de balcon improvisé, l'existence des baisers sur le front qu'on ne représente dans pratiquement aucun film de science-fiction.
Comme l'écrivait ici Bad_Educatian plus tôt, il ne faut pas oublier la tendresse. On ne peut pas, je crois, imaginer le futur sans tendresse, sans amour de l'altérité et du vivant. Les littératures de l'imaginaire peuvent nous aider à le faire, et ce n'est pas le travail de quelques autrices féministes. Il s'agira de les défendre, au-delà des étiquettes de genre. Notre survie, au sens le plus strict et pragmatique du terme, en dépend.