Je ne comprends pas toujours mon rapport à la violence. Je parle essentiellement de violence fictionnelle ou consentie. Récemment, une illustration du Projet M d’Apollonia Saintclair, sagement intitulée No Man’s Land, m’a troublé. Beaucoup. Nous en avons discuté et débattu avec @Bad_Conscience, la violence est un thème qui nous interroge régulièrement (à ce sujet, lisez Au procès de l’art et de la violence). Elle a mis le doigt là où ça pique, sur l’ambiguïté, sur la possible hypocrisie, également, avec laquelle je gère mon rapport à la violence.
J’abhorre et je crains la violence, qu’elle soit personnelle, interpersonnelle, étatique, structurelle, systémique, etc. J’y vois une déshumanisation de celles et ceux qui la subissent et de celles et ceux qui l’exercent. Sa banalisation par des médias avides de voyeurisme, l’invisibilisation des victimes et sa valorisation par une société malade de compétition sont autant sources de colère que d’abattement. Pour autant, je reconnais qu’elle est parfois légitime. Je comprends que la non-violence, l’idéal vers lequel je tends, peut échouer à porter une voix ou une révolution. J’ai exercé la violence. Il est possible que je l’exerce encore, tant elle refait surface comme réponse émotionnelle à certains stimuli. Ma capacité à être violent me terrifie. Cela dit, son expression artistique, ludique, sexuelle ou cathartique exerce, au contraire, un attrait indéniable.
Je ne m’étends pas sur la représentation de la violence dans les arts. L’histoire de la peinture, de la sculpture, de la littérature, du cinéma, de la musique même, regorge d’œuvres violentes, autant pour la sublimer en une fulgurance cathartique que pour la dénoncer. Je ne peux qu’avouer la fascination, la subjugation (dans le sens où elles exercent une forme d’empire sur ma psyché) parfois, que m’inspirent nombre de ces productions violentes, avec une pointe de honte et de dégoût. Cela me semble cependant insuffisant pour analyser mon rapport à la violence. Je me trouve sur cette ligne de crête qu’évoque @Bad_Conscience, cet exercice d’équilibriste pour rester, ou pour tendre vers, un être humain décent. Ni voyeur ni puritain. Ni morbide ni aveugle. Ni cynique ni angélique. Ni acteur ni complice.
La question, désormais, est d’expérimenter la violence dans un environnement qui le permette sans débordement. Il s’agit de l’exercer, de la subir, de l’assumer, d’en éprouver les conséquences, de développer une forme d’empathie et de compréhension, de la confronter aux autres pour qu’émerge cette compréhension recherchée. Il s’agit donc de créer un espace sécurisé, sain et consensuel (Safe, Safe, Consensual), assurant le soin nécessaire (Aftercare en particulier) aux personnes participant. La table et le boudoir. Le JdR (y compris le grandeur-nature) et le BDSM, donc. Les deux partagent les notions essentielles de consentement, de communication et d’imaginaire commun aux personnes participant. Le parallèle s’arrête vraisemblablement ici, le rôle de meneureuse de jeu (MJ) n’équivaut pas à celui du Dom, pas plus que les joueureuses ne sont pas des Subs.
Dans le BDSM, la violence, et la douleur qui en découle, est une composante du plaisir, la question qui se pose surtout est celle du pouvoir. Face à la violence, domination et soumission deviennent des notions poreuses, floues. Dans le JdR, la violence est, plus traditionnellement, un prétexte ou une réponse à un conflit. Le MJ, comme les joueureuses, l’exercent et la subissent sans distinction, à travers la narration et les personnages. Les questions semblent directement liées à la violence, telles que sa légitimité, ses conséquences, sa perception, etc. Unknown Armies, par exemple, matérialise le rapport à la violence par une jauge déterminant les aptitudes du personnage. Le JdR peut aussi exploiter la violence de façon totalement exutoire. Parmi les jeux récents, Eat the Reich est extrêmement jubilatoire et assumé. Dans ces deux espaces que sont la table et le boudoir, il sera possible d’explorer et d’expérimenter des questionnements qui restent philosophiques par ailleurs. Ils n’en resteront pas moins théoriques. Malgré les émotions et les tensions qui peuvent naitre dans l’imaginaire des personnes participant, décrire ce que fait un personnage sous un feu nourri ne peut être comparé à survivre à Kharkiv ou à Gaza.
Un chemin, bizarre peut-être, vers une forme de compréhension. Puis-je me considérer comme féministe si je pratique le BDSM? Suis-je un monstre quand je décris une scène de torture de façon très graphique à mes joueureuses? Où commence l’abus, où s’arrête la violence consentie dans une séance de bondage? Jusqu’à quel point mon personnage non-violent peut rester fidèle à ses principes dans un contexte de violence et d’injustice sociale? Comment confronter des joueureuses aux conséquences de leur violence? La violence consensuelle au lit conduit-elle à une forme d’emprise? Les limites des joueureuses sont-elles réellement considérées dans une partie d’horreur psychologique? Fantasmer la violence est-il un red flag? Est-il sain de s’affranchir de la honte et du dégoût devant la violence fictionnelle et consentie?
Quel que soit l’espace d’exploration, gardons en tête la finalité de nos sessions. Pour l’un, le plaisir, décuplé par la douleur. Pour l’autre, le fun, décuplé par le partage narratif entre les joueureuses.
Il existe un thème qui anime nos discussions, à @Bad_Educatian et moi. C'est une question que l'on éprouve lors de nos parties de jeu de rôle, qui nous grignote dans la contemplation d’œuvres d'art, qui se glisse dans nos tympans pour s'écouler dans l'arborescence de nos veines lors d'un concert de Nine Inch Nails, qui nous insomnise longtemps après la lecture de certains romans. On a beau dérouler, expliquer, argumenter, quelque chose résiste qui questionne comme un calcul, qui m'obsède depuis que je suis en âge de choisir moi-même les œuvres que je souhaite étudier, et cette question, c'est la place que l'on doit laisser à la violence dans les imaginaires que l'on accepte de partager.
J'ai le sentiment d'une terrible hypocrisie. A chaque tuerie de masse, c'est systématique : les journalistes, en parcourant la biographie souvent brève de l'assassin, relèveront son goût pour le jeu vidéo, propulsé de facto responsable de la monstruosité. Il en va ainsi, par exemple, d'un article de Catherine Fournier pour franceinfo.fr publié le 14 juin 2025, sur le meurtre d'une surveillante de collège par un adolescent de quatorze ans survenu le mois dernier. La journaliste, cependant, ne manque pas de précautions en écrivant ceci :
Ce manque d'empathie caractérise-t-il une jeunesse de plus en plus plongée dans des mondes virtuels ? En l'occurrence, le collégien de Nogent était, selon le procureur, fasciné par "les personnages les plus sombres des films ou séries télévisées", "adepte de jeux vidéos violents, sans pour autant être addict", et "utilisait peu les réseaux sociaux". Le rôle de ces derniers dans le déclenchement de la violence n'est d'ailleurs pas établi par la littérature scientifique. Ils peuvent, en revanche, contribuer à sa diffusion.
La dernière phrase me dérange : alors que la précaution a été prise pour ne pas attribuer trop vite aux réseaux sociaux le pouvoir de rendre violent, la question de sa diffusion, elle, est assénée comme une vérité absolue sans être justifiée. Le piège de la pensée toute faite se referme : puisque la journaliste a pris la précaution de citer la littérature scientifique, ce qu'elle dira dès lors sera vu comme documenté ; or la responsabilité des films, séries télévisées, et jeux vidéo, est suggérée sans jamais être attestée. Pourtant le lecteur a le sentiment d'une démarche sérieuse. Ainsi, le doute subsiste quant à la responsabilité de ces médias artistiques sur la psyché de nos adolescents.
Il faudrait déjà relever que, sur les milliers de joueurs au monde, sur les milliers de spectateurs de séries et de films représentant des phénomènes de violence, bien peu deviennent fous et prennent les armes. Il faudrait faire la part des choses entre des jeux vidéo "mignons" et des jeux vidéo "violents", pour éviter de jeter le bébé avec l'eau du bain même si tout n'est pas aussi simple. En témoigne cet intéressant reportage d'Arte sur la radicalisation sur les plateformes sociales de jeu vidéo : dans un univers apparemment aussi inoffensif que Roblox, certains joueurs reproduisent à l'identique certaines scènes d'attentats épouvantables - comme le massacre d'Utoya - le joueur ayant l'opportunité d'incarner l'assassin. Bref, la question du lien entre ultra-violence et jeu vidéo est épineuse, et n'est pas de celles que je voudrais traiter. Ce qui me questionne en revanche, c'est le rôle de la représentation de la violence comme catharsis.
Bien sûr, prononcer ce mot renvoie à un débat aussi ancien que la tragédie grecque. Aristote le premier la décrivait comme mécanisme permettant au spectateur de se purger de ses passions violentes au moyen du spectacle de celles-ci. Et de fait, la violence la plus crue, la plus épouvantable, est représentée en tragédie grecque : dans le Thyeste de Sénèque, Atrée assassine, cuisine et fait manger à son frère les enfants que celui-ci a eus avec la femme de celui-là. Au XVIIe siècle, en France, Richelieu se méfie tellement du pouvoir moral de la tragédie sur l'imaginaire de ses spectateurs, qu'il en fait concevoir un système de règles extrêmement strictes - le but étant, vraisemblablement, d'assécher par la contrainte toute velléité de rébellion ou de contestation politique après le chaos des années de Fronde. Ainsi, afin de préserver la bonne moralité du spectateur, la règle de la bienséance interdit toute effusion de sang sur scène. Qu'à cela ne tienne ! Le dramaturge, pour s'en affranchir, recourt à l'hypotypose : il s'agit alors de proposer le récit, fait par un personnage-témoin, d'une action s'étant déroulée hors scène, une description si minutieuse et si vive que celui qui l'écoute croit la voir sous ses yeux. Tel sera, par exemple, le récit fait par Théramène de la mort d'Hippolyte, attaqué par un monstre marin dans l'acte V du Phèdre de Racine :
J’ai vu, seigneur, j’ai vu votre malheureux fils
Traîné par les chevaux que sa main a nourris.
Il veut les rappeler, et sa voix les effraie ;
Ils courent : tout son corps n’est bientôt qu’une plaie.
De nos cris douloureux la plaine retentit.
Leur fougue impétueuse enfin se ralentit :
Ils s’arrêtent non loin de ces tombeaux antiques
Où des rois ses aïeux sont les froides reliques.
J’y cours en soupirant, et sa garde me suit :
De son généreux sang la trace nous conduit ;
Les rochers en sont teints ; les ronces dégouttantes
Portent de ses cheveux les dépouilles sanglantes.
J’arrive, je l’appelle ; et me tendant la main,
Il ouvre un œil mourant qu’il referme soudain :
« Le ciel, dit-il, m’arrache une innocente vie.
« Prends soin après ma mort de la triste Aricie.
« Cher ami, si mon père un jour désabusé
« Plaint le malheur d’un fils faussement accusé,
« Pour apaiser mon sang et mon ombre plaintive,
« Dis-lui qu’avec douceur il traite sa captive ;
« Qu’il lui rende… » À ce mot, ce héros expiré
N’a laissé dans mes bras qu’un corps défiguré :
Triste objet où des dieux triomphe la colère,
Et que méconnaîtrait l’œil même de son père.
Et bien sûr, le théâtre contemporain poursuit toujours son exploration de la violence, je pense notamment à Littoral et Incendies de Wajdi Mouawad dont certaines scènes - des récits en hypotypose - me sidérèrent d'épouvante, ou aux tragédies de Sarah Kane. La violence n'y est pas gratuite, mais pensée, théorisée, éprouvée entre les murs calfeutrés du théâtre. On l'éprouve seulement en pensée, on l'imagine, et je crois, de façon cathartique, on s'en libère.
Alors, je pourrais, l'on pourrait évoquer encore l'immense variété des films d'horreur qui, je le crois, ne suscitent pas la même méfiance que les jeux vidéo, alors même que leur audience demeure très large, chez les adultes comme les adolescents, et qu'ils représentent toutes les formes du vice de façon extrêmement imagée et développée. En contre-point, l'on pourrait penser aussi aux procès qui furent faits, autrefois, à certaines œuvres littéraires, Madame Bovary au tribunal parce qu'y était fait le récit de la vie d'une femme infidèle qui aurait pu corrompre les âmes les plus sages, ou à cet extrait de la Préface de la Nouvelle Héloïse dans lequel Rousseau questionne les effets moraux de la lecture de son livre pour les lectrices :
Ce recueil avec son gothique ton convient mieux aux femmes que les livres de philosophie. Il peut même être utile à celles qui, dans une vie déréglée, ont conservé quelque amour pour l'honnêteté. Quant aux filles, c'est autre chose. Jamais fille chaste n'a lu de romans, et j'ai mis à celui-ci un titre assez décidé pour qu'en l'ouvrant on sût à quoi s'en tenir. Celle qui, malgré ce titre, en osera lire une seule page est une fille perdue; mais qu'elle n'impute point sa perte à ce livre, le mal était fait d'avance. Puisqu'elle a commencé, qu'elle achève de lire: elle n'a plus rien à risquer.
Qu'un média artistique soit soupçonné de corrompre le lecteur, et de changer l'homme en monstre, cela n'a rien de nouveau. Il me semble cependant qu'aujourd'hui, dans une époque qui médiatise à outrance les faits-divers de violence, une méfiance hypocrite resurgit, vouant aux gémonies ceux qui osent représenter l'horreur universelle. Autre donnée remarquable, qui nous est donnée à penser : la frontière entre l’œuvre et le réel, alors que #MeToo a révélé comment l'horreur débordait le générique du film, que l'on se ressouvient que parfois, le nom de "roman" n'est qu'un cache-sexe donné aux vantardises perverses de prédateurs de nymphettes. De la violence fantasmée et cathartique à la violence réelle et vantée, la ligne me semble poreuse, et ce que l'on en fait quand on essaie d'être un individu humaniste et un amateur d'art sans puritanisme relève désormais de l'équilibrisme.
Et puisque ces enjeux nous traversent sans jamais que nous ne les résolvions, ce billet ouvre donc, pour @Bad_Educatian et moi, un cycle funambule de questionnements sur la violence imaginée, qui habiteront nos prochaines et imminentes publications. Affaire à suivre, donc !
Du cheminement en arabesques de ce blog, chasseurs-cueilleurs de mots nourris d'échanges, d'images et de questions, me revient soudain le récit suivant : au commencement était Chaos, matière dense et informe, potentialité d'un monde encore en gestation. Hésiode ainsi raconte, dans sa Théogonie, le surgissement de tout existant ; du magma enchevêtré de la matière naîtront soudain Gaïa - la Terre -, Ouranos - le Ciel -, Eros - le principe de l'amour, donc de la Création. Le poète raconte les autres premiers enfants du monde, Erèbe, Nyx, Héméra et Ether - Ténèbres, Nuit, Jour et Lumière - puis la séparation violente de l'éternelle étreinte d'Ouranos et de Gaïa, qui déclencherait la flèche du temps : piégé dans le ventre de sa mère, Cronos n'a d'autre choix, pour s'enfanter, que d'émasculer son père. Le récit se poursuivra, en Titans, dieux et hommes, explication poétique du monde tel qu'il existe à présent. Ce qui me plaît dans cette histoire, aujourd'hui, c'est la beauté de cette idée toute simple : au commencement était Chaos, matière dense et informe, et du Chaos surgirent la différence, la variété, la pluralité. Hésiode, au VIIIe siècle avant notre ère, avait presque soupçonné déjà ce que la science aujourd'hui révèle, la soupe primordiale, le Big Bang, et je ne peux m'empêcher de penser au noyau d'un trou noir : le Chaos est la Fin, et le Commencement.
De l'Ordre et du Désordre, les descendants d'Hésiode firent deux divinités : Apollon et Dionysos. L'un incarne la route lumineuse, rapide et rectiligne, l'autre les circonvolutions ténébreuses de la vigne, la folie et l'ivresse. Avant que Nietzsche les théorise selon cette distinction que je lui emprunte, les Romains dégradèrent Dionysos en Bacchus, obèse facétieux aux pommettes rubicondes ; du Prince des Mystères, ils firent un ivrogne. L'on eut peur alors du foutoir, de l'étrange, du bizarre, du baroque, du freak, du mal-foutu. L'on traça des avenues, l'on inventa des dogmes, l'on érigea des murs, et l'on voulut abolir la folie. Il faut dire qu'il était dangereux, Dionysos : le roi Penthée le sait bien, qui tenta de faire interdire son culte à Thèbes : inquiet de voir les femmes - seules autorisées à pratiquer ce mystère - quitter toutes les nuits le foyer, jaloux de ce savoir qui lui était anatomiquement refusé, il grimpa dans un arbre pour les espionner. Dionysos punit alors le voyeur, suscitant chez ces dames une folie furieuse. Elles crurent voir un fauve, abattirent l'arbre, et Penthée termina, écartelé, déchiqueté, des mains nues de sa mère, ses sœurs, sa femme. Dionysos, c'est le Désordre, le savoir qui vous échappe, le ravisseur des femmes. Il les incite, voyez-vous, à se rebeller, fuguer du domicile conjugal, abandonner les nourrissons et les marmites fumantes. Vous me direz que cette histoire est sacrément gore, moi je la trouve néanmoins tout à fait sympathique.
De quand date notre haine du désordre ? Quand a-t-on cessé de le reconnaître comme le berceau de la création, de la vie en puissance, et de la liberté ? De même que l'on oublie l'itinéraire complexe et sinueux du chasseur-cueilleur pour lui préférer le trajet rectiligne du métro, on enregistre, on classe, on trie, on formalise. La classification, née du besoin de connaître chez les Buffon et les Darwin, est devenue folle. Notre monde se meurt des fermes de serveurs qu'on ne se résoudra pas à fermer quand bien même on y brûlerait l'atmosphère, puisqu'on récolte en boulimiques les datas et les données, calories, kilomètres, prix et pixels, devises et monnaies réelles et virtuelles, idées préconçues et augmentation, inexorable, des courbes de température. On ne dort presque plus, ce serait s'abandonner aux ténèbres de notre propre conscience et ne rien produire, donc ne plus avancer ; tel Penthée, on refuse le mystère, on voudrait tout savoir, quitte à finir déchiquetés. On croit que ce que l'on ne maîtrise pas nous ferait du mal ; mais c'est notre volonté de maîtrise qui est en train de nous détruire.
J'ai toujours aimé le Chaos. Ma chambre d'enfant était un vrai foutoir, où les poupées, les carnets, les livres et les vêtements entassés devenaient océans, au grand désespoir de ma nourrice et de mes parents. La folie était ma patrie de lectures, de Willy Wonka aux délires mystiques de Jeanne d'Arc qui m'avaient longtemps passionnée. J'ai toujours aimé le bizarre, le baroque, le gothique, me défendant mordicus des "ce n'est qu'une phase", "why so serious ?", "encore des crânes ?" (je note ici que, même si je les arbore tout autant, jamais l'on ne m'a déclaré : "t'en as pas marre de porter des robes à fleurs ?"). Mais n'ayant pas la détermination divine d'un Dionysos, tout au plus quelque lâcheté humaine, j'ai essayé de rentrer dans la norme des adorateurs d'Apollon. Je me suis assise et je me suis tue pour cacher mon décalage, j'ai suivi une route rectiligne, au prix de ma propre santé mentale. Longtemps l'on m'avait mise en garde contre les risques du chaos pour ma survie ; j'ai mis tant de temps à comprendre que sans lui, je meurs à petit feu. Du désordre me revient l'anecdote que me rapporta Bad_Educatian : à une fâcheuse qui lui assénait le jugement "Bureau en désordre, cerveau en désordre", il répondit "bureau vide, cerveau vide". Non, il ne s'agit pas, en filant ma métaphore chaotique, de refuser totalement la nécessité de quelque ordre et lumière dans le cours de notre existence ; mais à trop vouloir bannir l'imprévu du lent écoulement de nos jours, à trop vouloir maîtriser tout ce que l'on touche, on risque fort, je crois, de finir calcifiés.
Jules gît sur le plancher du salon, il ouvre les yeux. « Que… qu’est-ce que… » Les questions se bousculent alors que les secondes s’écoulent comme autant d’éternités. Le contact des lames de chêne est doux, la tiédeur du bois est rassurante. Jules respire et son cœur bat. Il ne ressent aucune douleur, ne voit pas de sang, ne traverse pas d’OBE. Jules est vivant. Le plancher est celui de son appartement, il est étendu près du fauteuil. Il aperçoit son cellulaire à portée de sa main droite. Il tourne lentement la tête vers la gauche sans douleur ni vertige. Son regard embrasse le salon et la cuisine ouverte. La table basse est en miettes. Jules rassemble ses esprits, il n’a aucun souvenir. Il déduit, logiquement, qu’un meuble suédois produit en masse avec de la sciure et de la colle ne résiste pas à la chute d’une carcasse de plus de 90 kg.
Jules envisage, une microseconde, de se lever. Une douleur fulgurante dans la partie gauche de son torse le rappelle à l’ordre. Il tend la main, attrape le téléphone. Les gestes sont mesurés, mais assurés. La suite s’enchaîne naturellement. Le 15, « Je suis tombé… Non, je ne me rappelle rien. Un malaise, sans doute… Les côtes, peut-être… Au deuxième étage… Oui, la porte est fermée. Un voisin, au 4e, a un double des clés… Bien sûr, je reste en ligne… » Quelques minutes, les sirènes. La porte d’entrée et pompiers. Une autre sirène. Trois silhouettes vêtues de blanc. On le retourne précautionneusement. On lui parle, il répond, calmement. On le déshabille. On pose des électrodes, un cathéter. L’ECG, rien de probant. 10 mg de chlorhydrate de morphine pour la douleur. Civière. Sirènes. Urgences. Dans le flou opiacé, Jules distingue les infirmières, les médecins, le scanner, l’IRM. Au seuil de l’inconscience, il se confronte à sa propre gémellité, à ses masques de Janus.
Le Jules extérieur est un caméléon. Il s’adapte. Devant les nécessités, il apprend, développe des compétences, devient le masque qu’il est à ce moment précis. C’est la nature du caméléon, s’adapter à son environnement pour survivre. Il n’est pas dupe, pour autant. Il pressent que quelque chose cloche, un grain de sable dans cette belle mécanique d’adaptation. Il sent bien le décalage entre son paraître et son essence. Il voit quelqu’un quand le doute devient intolérable. C’est l’expression consacrée, en société, pour évoquer les psys, « je vois quelqu’un, ça m’aide à comprendre. » La réponse du quelqu’un en question est systématiquement la même : « Oh ! C’est le syndrome de l’imposteur. » Rien de grave en somme, tellement banal. S’en suit la liste des actions thérapeutiques : reconstruire l’estime de soi, noter et valoriser les réussites, bref, légitimer sa place. Jules sait tout ça. Il pourrait même prendre le masque du thérapeute.
Le Jules intérieur voit au-delà. Ce syndrome n’est pas un diagnostic, c’est un symptôme. Il se rend à l’évidence. Jules n’a même plus conscience qu’il masque en permanence. Il ne souffre pas du syndrome de l’imposteur, il est l’imposteur. Sa vie est une imposture. Les doutes n’ont rien à voir avec la légitimité, la place dans le monde ou les réalisations dépréciées. Jules n’a même pas des doutes sur ces points, il a la trouille. Une peur panique d’être démasqué, que l’imposture soit mise à jour, étalée au vu et au su de tous. Le lâcher-prise est devenu pratiquement impossible. Dans l’alcool, la drogue, les expériences de conscience altérée et le sexe, il masque. Même dans la solitude, il continue de masquer. Il n’y a aucun répit, aucun repos, aucune alternative. S’adapter ou disparaitre.
Le réveil est celui d’un lendemain de cuite, en pire. Une infirmière relève les constantes. Un médecin attend que Jules articule quelques mots, lui demande son prénom, son nom et son adresse, la date du jour et le nom du président. « Les examens n’ont rien montré. Vous n’avez pas fait d’AVC. Rien du côté cardiaque, non plus. Pas d’œdème, pas de caillot, pas d’organe défaillant. Rien, hormis trois côtes fêlées. » Jules enregistre les données. « Nous vous gardons en observation quelques jours en soins intensifs. Mon collègue, Dr R., neurologue, passera vous voir dans la journée. Il vous parlera des examens complémentaires. » Le rire de Jules explose brutalement. Ça aussi… Même son trépas sera une imposture.
Vous connaissez l’histoire. Elle commence toujours de la même façon. Je fais des recherches sur un sujet précis, pointu, voire, pour documenter un truc que j’écris. Le truc vraiment important, tout en haut de la pile des priorités. Le coup part tout seul. Je tombe sur une expression de géographe urbaniste. De synapse en synapse, de nœud en arborescence, elle m’envoie ailleurs. Elle devient un récit.
Je suis un enfant des bois. Depuis toujours, j’aime vagabonder dans les forêts pour en découvrir les secrets. J’ai de la chance, j’ai grandi dans un coin où on peut marcher toute une journée au milieu des arbres sans croiser une seule route goudronnée. Dans ce pays de collines et de rivières, les châtaigniers, les chênes, les charmes, les merisiers et les sorbiers s’épanouissent, baignés par la douce chaleur du sud et nourris des pluies de l’ouest. Au fond des vallées, ce sont les aulnes et les frênes qui étendent leur ombre sur les cours d’eau lascifs. Et, partout, des fougères. Des fougères tellement hautes que l’on s’y cache et l’on s’y perd.
Des femmes et des hommes de ma famille, j'ai appris les usages et les saisons des bois. Choisir la branche du noisetier pour en faire un magnifique bâton. Connaître les baies comestibles. Ramasser les meilleures châtaignes. Courir les champignons. Reconnaître les oiseaux à leur chant et les petits mammifères à leurs crottes. Prendre les bonnes feuilles pour s’essuyer le cul. Éviter les coins à sangliers. Utiliser son Opinel sans se couper. Un vrai petit manuel de survie de la paysannerie forestière. À l’oral et par la pratique.
J’aurais pu devenir chasseur, j’en connais les usages. Mais, les hommes de ma famille ne l’étaient pas et je déteste les armes. Ils en défendaient, cependant, farouchement le droit. Elle a longtemps, très longtemps, été le privilège des nobles et des nantis. C’est un acquis de la Révolution, remis en cause par les bourgeois et les messieurs de Paris qui ont oublié leurs origines. Dans cette région, défendre ce droit et, surtout, l’injustice de ne pouvoir l’exercer est , dit-on, à l’origine du mot « jacquerie ». Eugène Le Roy est un héros ici, républicain bouffeur de curés. Ici, la chasse n’est ni un loisir ni un sport. C’était, et elle le redevient, une question de survie.
Les hommes de ma famille n’étaient pas chasseurs. Ils braconnaient un peu. Enfant, j’étais captivé, et horrifié, par l’histoire de cet aïeul que les gendarmes avaient arrêté pour braconnage. Enchaîné, ils l'avaient traîné, lui à pied, eux à cheval, jusqu’au chef-lieu de canton. Il aurait passé quelques jours en prison, c’était devenu un délit véniel. Dans les bois, au milieu des fougères, les hommes de ma famille m’ont montré les sentes de braconniers, les pistes des animaux. J’ai appris à les connaître, à les trouver, à les suivre. Je n’ai jamais rien attrapé, ni ne me souviens qu’un seul de mes aînés ait capturé quelques gibiers. Je ne crois pas, non plus, que c’était réellement l’objet de cet apprentissage. En revanche, apercevoir des renardeaux à l’orée de leur terrier après avoir suivi une piste est une récompense sans prix. Ces sentes et ses pistes me fascinaient. Elles dessinent les lignes de vie de la forêt, tracées par l’instinct et l’intuition du chemin le plus sûr, le plus rapide, ou le plus intéressant. Plus encore, elles esquissent une géographie sylvestre, elles possèdent une géométrie propre. J’ai essayé de les cartographier, je crois, à cet âge étrange entre l’enfance et l’adolescence. L’âge, d’ailleurs, où j’ai découvert l’imaginaire qui m’habite encore aujourd’hui.
Je vis maintenant dans une ville, la réalité est d’une banalité affligeante. Parfois, je songe à ces sentes et ces pistes. La ville est peuplée d’animaux, beaucoup moins de braconniers. Au petit matin, avec de la chance, on surprend un renard. Quel est son chemin ? Où est sa piste ? Interrogations un peu futiles là où le béton et l’asphalte dominent. Mais, malgré la planification des urbanistes et l’architecture des paysagistes, on voit dans les parcs et espaces verts de petits morceaux de sentiers. Des pistes apparues souvent fortuitement, que des milliers de pieds rendent tangibles. Boueuses après la pluie, jamais pavées, elles deviennent finalement plus réelles et plus empruntées que les voies des technocrates experts du déplacement urbain. Ces pistes portent un nom ravissant, ce sont les chemins du désir. Des sentes inédites, interdites parfois, que les désirs des humains ont tracé, en dépit de la volonté d’autres humains d’imposer un parcours. Ils sont la géographie et la géométrie de nos instincts et nos intuitions. Ils portent la promesse d’un chemin plus sûr, plus rapide, ou plus intéressant. J'ai envie d'en faire la cartographie, elles ont des histoires à raconter.
Les vérités polyphoniques de la complexité exaltent, et me comprendront ceux qui comme moi étouffent dans la pensée close, la science close, les vérités bornées, amputées, arrogantes. Il est tonique de s'arracher à jamais au maître mot qui explique tout, à la litanie qui prétend tout résoudre. Il est tonique enfin de considérer le monde, la vie, l'homme, la connaissance, l'action comme systèmes ouverts. L'ouverture, brèche sur l'insondable et le néant, blessure originaire de notre esprit et de notre vie, est aussi la bouche assoiffée et affamée par quoi notre esprit et notre vie désirent, respirent, s'abreuvent, mangent, baisent.
Edgar Morin, Le paradigme perdu (1973)
Étrange d’introduire un éloge de la simplicité en citant un grand penseur de la complexité. Dans quelques rares élans de lucidité, j’ai conscience que je déteste ce qui est compliqué. J’aspire à être simple, j’aime les choses simples, j’aime les gens simples. Notre monde manque cruellement de simplicité. Tout est compliqué, trop compliqué, inutilement compliqué. Là se trouve la confusion. Compliqué n’est pas complexe. Complexe n’est pas compliqué. L’antonyme de « compliqué » est « simple ». L’antonyme de « complexe » est « élémentaire ». Lecteur averti que vous êtes, vous rétorquez que « simple » est souvent pris comme un antonyme de « complexe ». Pour cet éloge, néanmoins, la simplicité s’accordera bien d’un peu de mauvaise foi assumée.
La complication est une manipulation, un mensonge autant qu’un leurre. Les objets compliqués cachent leur ingénierie défaillante derrière un mode d’emploi abscons. Les plats compliqués masquent leur saveur quelconque derrière une technicité sans émotion. L’art compliqué se pare de fioritures criardes vides de sens. Les gens compliqués dissimulent la vacuité de leur vie et de leur pensée par des circonvolutions et des traditions idiotes. Les situations compliquées le sont parce que personne n’a exposé simplement les faits. Ce qui est compliqué se démêle. La complication est une aggravation.
La complexité est une donnée, une question autant qu’un état. Un objet complexe démontre une ingéniosité. Un plat complexe révèle ses saveurs pour susciter sensations et émotions. L’art complexe se construit par compréhension, intelligence et intuition du monde. Les gens complexes sont des êtres humains, simplement. Les situations complexes sont comprises par une vision d’ensemble, tout autant que par une analyse des détails. Ce qui est complexe s’étudie. La complexité est l’essence du monde, de l’humain et de la pensée.
Yet do much less, so much less, Someone says,
(I know his name, no matter) - so much less!
Well, less is more, Lucrezia: I am judged.
Robert Browning, Andrea del Sarto (poème,1855)
Ainsi, j’aspire à la simplicité, je cherche la simplicité, j’exige la simplicité, j’implore la simplicité. Elle est le composant essentiel, un atome, une particule élémentaire, de la complexité. Pour comprendre l’ensemble, il faut en connaître les détails. Pour observer les détails, il faut embrasser l’ensemble. La simplicité est une porte, un espace liminal même, vers la complexité, comme la complexité conduit à la simplicité. Être simple consiste à de départir des oripeaux inutiles, des traditions idiotes, de l’égo enflé. Être simple, c’est écouter, toucher, observer, ressentir, trouver le geste essentiel. C’est l’ébéniste devant une planche ; observer son aspect, son fil, ses nœuds, ressentir la pousse et la vie de l’arbre, décider de ce que deviendra cette planche dans le meuble, puis, prendre le ciseau, enfin, quand la somme des simplicités devient un tout.
J’aspire à la simplicité parce que j’aime la complexité et les choses, les personnes, les situations complexes. Je veux être simple pour embrasser la complexité et toucher l’essence du monde, de l’humain et de la pensée.
La première étude de l’homme qui veut être poète est sa propre connaissance, entière. Il cherche son âme, il l’inspecte, il la tente, l’apprend. Dès qu’il la sait, il doit la cultiver : cela semble simple : en tout cerveau s’accomplit un développement naturel ; tant d’égoïstes se proclament auteurs ; il en est bien d’autres qui s’attribuent leur progrès intellectuel ! — Mais il s’agit de faire l’âme monstrueuse : à l’instar des comprachicos, quoi ! Imaginez un homme s’implantant et se cultivant des verrues sur le visage.
Je dis qu’il faut être voyant, se faire VOYANT.
Le poète se fait voyant par un long, immense et raisonné dérèglement de tous les sens. Toutes les formes d’amour, de souffrance, de folie ; il cherche lui-même, il épuise en lui tous les poisons, pour n’en garder que les quintessences. Ineffable torture où il a besoin de toute la foi, de toute la force surhumaine, où il devient entre tous le grand malade, le grand criminel, le grand maudit, — et le suprême Savant ! — Car il arrive à l’inconnu ! — Puisqu’il a cultivé son âme, déjà riche, plus qu’aucun ! Il arrive à l’inconnu ; et quand, affolé, il finirait par perdre l’intelligence de ses visions, il les a vues ! Qu’il crève dans son bondissement par les choses inouïes et innommables : viendront d’autres horribles travailleurs ; ils commenceront par les horizons où l’autre s’est affaissé !
Arthur Rimbaud, "Lettre "Du voyant" à Paul Demeny", 15 mai 1871
Mon cher lecteur, nous sommes samedi. C'est un samedi ordinaire, je veux dire : si tu habites une ville, un village, sans doute qu'au moment où seront publiées ces ligne, s'affaireront quelques maraîchers installant des étals de fleurs, de miel, de fromage, ou de poulet rôti. Peut-être entendras-tu les cloches, ce rituel pluri-séculaire d'appel aux fidèles, ce vieux son évident et que l'on écoute sans vraiment entendre, peut-être inconsciemment comptes-tu pour savoir qu'il est huit heures, dix heures, etc, ou peut-être ne les entends-tu pas. Peut-être entends-tu l'appel du muezzin, ou peut-être que ton téléphone t'indique de façon stridente qu'il ne faut pas oublier tes gosses à la crèche, au club de rugby, de poney, de macramé, peut-être est-ce le moment de la corvée des courses - ne pas oublier le déca cette fois-ci - ou peut-être est-ce l'heure privilégiée de ton rituel à toi, ta séance de peinture, de yoga, de cross-fit, ton café avec ou sans sucre, tartines, clope ou méditation, ou peut-être que tu dors, bavant sur ton oreiller où tendrement enlacé avec ce corps divin ou devenu insupportable, ou tendre et aimé, en pyjama, en liquette, ou complètement nu-e, peut-être que c'est iel qui ronfle et que tu trouves cela adorable ou insupportable ou bien tu as appris à caler ta respiration sur son souffle et tu ne t'en rends même plus compte, bref, c'est samedi matin.
Moi j'écris, quelques heures avant toi, dans mon imaginaire de ton samedi matin qui ressemblera peut-être au mien, et je me dis merde, maintenant, maintenant que l'on ose écrire et que l'on a écrit à intervalles réguliers, Bad_Educatian et moi, maintenant, alors que nous avons des milliers d'idées dans la tête à écrire survient l'affreuse Procrastination, la garce, la déesse qui sait que nos idées ne sont pas si mûres, que l'on voudrait écrire encore mais, je me tape une insomnie juste avant le samedi des ronfleurs et du poulet rôti et je me dis mince, écrire, encore, et sans explication je pense à Thuthur.
Thuthur quand il a écrit cette citation en exergue, il avait, quoi, seize ou dix-sept ans ? C'est une lettre à son pote, son bro, si tu veux, c'est une lettre à son BFF Paul Demeny qu'il a rencontré parce qu'il avait fugué, l'été d'avant. Il ne supportait plus Charleville, la médiocrité provinciale, l'idéologie martiale de ces années de guerre franco-prussienne, sa mère et ses récriminations de mère - imagine : ce décalage entre tes troubles existentiels adolescents et ta mère qui te demande de mettre tes chaussettes au linge sale, mais s'il-te-plaît pour une fois fais attention, le bac de lingerie blanche et pas le bac de couleurs, alors que dehors c'est la guerre parce qu'un nabot qui a décidé qu'il s'égalerait à son tonton Bonaparte a besoin de rouler des mécaniques et que dehors, la bière, les filles, la vie, quoi ! Pas les chaussettes sales ! - bref, Arthur Rimbaud a seize-dix-sept ans, il a déjà fugué, il a squatté chez son prof (qui devait être ravi qu'après avoir dit à notre petit loulou qu'il avait du talent, celui-ci sonne à la porte en demandant "adoptez-moi"), bref, il a squatté chez Izambard qui devait être bien embêté, qui lui a présenté un autre loulou de son âge, Paul Demeny, et ils sont devenus copains comme cochons, partageant le goût, non du jeu vidéo ni des magazines La Redoute, mais bien, voilà le problème, le goût de la poésie. Donc, Thuthur a fugué, puis son prof Izambard l'a ramené chez la daronne parce que c'était la fin de l'été et qu'il fallait bien qu'il passe son bac, et Thuthur s'emmerde, il pense à ses fugues, à la bière, les souliers blessés et le paletot idéal, c'est toujours plus glorieux que le bachotage, il pense à la poésie et à son bro Demeny, et dégainant le GSM du passé, la correspondance épistolaire, il lui écrit ce texte en exergue de mon post. Moi j'aime bien les correspondances épistolaires, je les regrette, et surtout, j'ai eu seize-dix-sept ans, j'ai été révoltée et en colère, et ce qu'il écrit à Paul par contre, j'ai beau avoir le double de son âge maintenant, je ne m'en remets toujours pas.
Si je t'ai parlé des cloches du samedi matin c'est que je suppose, j'imagine, qu'Arthur Rimbaud les entendait le matin où il écrivait cela. Je ne sais pas s'il a écrit sa lettre un samedi matin, c'était peut-être un mardi soir, il en avait peut-être marre de travailler sa version de grec, peu importe, Arthur seize ou dix-sept ans coincé dans sa maison familiale à Charleville devait entendre les cloches et les maraîchers et sentir l'odeur du poulet rôti et se hurler en-dedans que La vie est ailleurs ! Ce qu'il écrit, du haut de sa révolte adolescente, sans se douter que cette lettre, plus de cent ans plus tard, sera copiée et recopiée et lue par d'autres milliers d'adolescents éreintés par le laborieux bachotage, c'est que sa voie, à lui qui ne croit pas assez pour prêter attention aux cloches, ou à la philosophie existentialiste - qui d'ailleurs n'a pas encore été inventée - ou à la pleine conscience ou ce qui donne sens à la vie, sera cela : éprouver jusqu'à l'extrême limite, explorer les méandres de sa conscience - Thuthur a deux ans de plus que Freud qui, à ce moment précis, doit être en train de se faire rouler dessus par ses hormones - et atteindre, par l'existence, pure, l'expérience, pure, la quintessence que les limites physiques de son corps et du hasard de la vie lui donnent à vivre. Bref, Arthur Rimbaud adolescent dit : on peut étudier la littérature, jusqu'à maîtriser par cœur la prosodie grecque, latine, on peut savoir scander l'hexamètre dactylique (le plus facile) et théoriser en veux-tu en voilà, le plus important, en poésie, c'est de vivre. Et par vivre il n'entend pas uniquement le kiff, la joie et l'ivresse, mais aussi le morbide, l'affreux, s'implanter des verrues sur le visage pour éprouver le dégoût et l'horreur, explorer les limites de l'existence jusqu'à... Quoi ? L'apothéose du martyr ? Certainement pas, ce serait du syndrome du sauveur tout hugolien et en cette fin de siècle, le romantisme de Victor Hugo passe de mode. Jusqu'à, simplement, qu'il "crève" pour que surgissent d'autres "horribles travailleurs" : les poètes. On est bien loin du mythe du génie inspiré par les muses. La poésie, dit Rimbaud, c'est avoir le courage de la laideur dans la glace, et pour... rien. Rien d'autre que la poésie en tout cas.
Alors, lecteurice, je t'avoue, moi, ça me sidère, cette histoire. Ça me sidère que l'on récite "Ma Bohème" en classe comme on apprend aussi par cœur "Il pleure dans mon cœur comme il pleut sur la ville", de Verlaine, amant de Rimbaud, de vingt ans son aîné, et qui finit, dans une nuit de beuverie, par lui tirer dessus. Ça me sidère que l'on ne sache pas - comme on ne sait pas, d'ailleurs, que dans "La Cigale et la Fourmi", La Fontaine défendait surtout la cigale, mais c'est une autre histoire - quelle révolte Rimbaud portait vraiment. Rimbaud qui ne savait pas qu'il finirait par crever de la gangrène, à la quarantaine, après avoir trafiqué des armes - ce qui est ironique pour l'adolescent anti-militariste - et avoir déclaré, à la vingtaine, que la poésie, ce n'était pas son truc. Il l'a vécu, son programme du voyant, en abandonnant la poésie écrite - peut-être pas la poésie de la vie - jusqu'au bout, jusqu'à crever de son propre corps en putréfaction, et voilà, les livres, les bouquins scolaires, le romantisme, et tu sais quoi ? C'est beau.
Dans quelques heures sonneront les cloches du samedi matin, et la rue sentira le poulet rôti. Arthur ce n'est ni toi, ni moi, mais j'imagine qu'il a entendu, senti aussi. Et même si son visage orne les livres, les manuels, les salons des dandys les plus romantiques, et que sans doute à cette pensée se retourne-t-il dans sa tombe, je pense à ce gamin de seize ou dix-sept ans, exaspéré de ses devoirs, qui décida un jour, sans penser la désillusion, l'abandon des lettres, le cynisme du trafic d'armes et la gangrène trop tôt, trop jeune, qu'il irait vivre en poète, dans des fringues minables, parce que pourquoi pas ça plutôt que la foi, la politique, que sais-je ? Je pense à mon insomnie, aux samedi matin, à l'ennui, et je m'endors en pensant à Arthur. Et je me dis qu'on a du bol, nous, lecteurs, qu'il nous ait laissé, entre seize et vingt ans, un petit bout de cette poésie-là.
"Qui se considérera de la sorte s’effraiera de soi-même et, se considérant soutenu dans la masse que la nature lui a donnée entre ces deux abîmes de l’infini et du néant, il tremblera dans la vue de ses merveilles, et je crois que sa curiosité se changeant en admiration il sera plus disposé à les contempler en silence qu’à les rechercher avec présomption."
Blaise Pascal, Pensées (1670), "Disproportion de l'homme"
Aux alentours du mois de mars 2020, la France, à la suite de l'Italie, et dans le sillage du monde entier, s'est confinée. Expérience stupéfiante s'il en est, moment historique, flottement et doute, en somme, réalisation concrète de nos fantasmes apocalyptiques. Je me souviens d'une nouvelle de SF de Greg Egan, dans Axiomatique (1995), imaginant une pandémie condamnant le monde entier à se confiner. Le récit déployait des images cauchemardesques de pillages au bout de deux semaines d'enfermement. L'auteur n'avait pas anticipé, en revanche, les rayons dévalisés de papier toilette, ni le bon sens civil qui poussa les habitants du monde à ne pas trop faire n'importe quoi. Nous avons collectivement accepté les consignes de sécurité, la protection de l'autre, la patience. Nous avons appris à vivre sans certitudes.
Enfin presque. Je pense à l'explosion des discours tonitruants défendant l'efficacité miracle de quelque molécule, profitant de l'urgence et de la peur pour court-circuiter le temps de la science et de ses vérifications ; je pense à l'invention de nouvelles théories du complot racistes, anti-élites, qu'elles soient scientifiques, commerciales ou politiques - il y eût bien, là, une confusion regrettable entre savoir et pouvoir, puisque les experts en médecine, pharmacologie, bactériologie, et j'en passe, furent les victimes collatérales de la haine contre l'industrie pharmaceutique. Je pense, et là me semble résider le plus grave, au récit d'une institution politique qui, ne pouvant se résoudre à divulguer sa propre ignorance - laquelle était tout à fait légitime, vu le caractère inédit du moment - se décida à raconter n'importe quoi, je cite : "les masques chirurgicaux ne servent à rien".
Loin de moi l'envie de prétendre que, à leur place, j'aurais fait mieux, machin, machin, non : je ne disposais alors d'aucune connaissance scientifique, politique ou extra-lucide qui m'aurait permis de dissiper l'angoisse. Il me semble en revanche que cette petite page d'histoire représente de manière significative cette incapacité à admettre simplement : "je ne sais pas".
Au lecteur, à la lectrice francophone qui me lira : te souviens-tu de l'affreux pensum des cours de langues étrangères, lorsqu'il s'agissait d'apprendre des listes entières de verbes modaux ? "I will" (je vais faire...) se distinguait de "I might" (je vais peut-être faire...). "Ich will" (je veux) se distinguait de "Ich möchte" (je voudrais). Le français ne manque pas non plus de ces infimes nuances : il est vrai, je sais, je crois, il me semble que, peut-être, nous pourrions supposer que... Nous disposons d'outils d'une certaine finesse pour parvenir à situer notre discours dans le continuum de la certitude. Il me semble - et Je, aka Bad_Conscience, veux ancrer cette hypothèse dans l'incertitude d'une voix féminine d'une trentaine d'années qui pense, qui questionne, sans aucune certitude absolue, et sans statut d'autorité - il me semble donc que ce ne sont pas les outils, mais la confiance pour admettre notre imperfection, qui nous manque.
Pourtant, fut un temps de notre existence où l'incertitude n'était pas une tare que nous cherchions à cacher. Vers l'âge de cinq ans, nous avons presque tous épuisé nos parents de nos "pourquoi ?". Dans l'enfance, nous nous accroupissions devant des fourmis pour en considérer le parcours, nous collectionnions, qui les minéraux, qui les feuilles d'arbres, et notre ignorance devenait la promesse de découvertes à venir. A quel moment ce désir de savoir - la libido sciendi, dit une jolie locution latine - s'éteint-il chez nous ? Est-ce la faute de l'école, de ses évaluations permanentes qui incitent l'enfant à toujours plus dissimuler ce qu'il ne sait pas par peur d'être stigmatisé comme "enfant idiot / inculte / etc" ? Je trouve cette réponse un peu facile. Car il faut nous entendre, collectivement, nous mettre à crier lorsque l'on a le sentiment de "perdre" un débat ; il faut le questionner, le complexe de ceux qui déplorent manquer de culture, comme s'il s'agissait d'un état de fait définitif. Et d'ailleurs, on les entend, les vociférations permanentes de ceux qui sans arrêt se targuent d'être les plus forts, les plus grands, les plus sages, même dans les situations du doute le plus inouï.
Or que dis-tu, lecteur, lectrice, à celle ou celui qui s'apprête à découvrir ta série favorite ? "Comme tu as de la chance !". Il existe certains moments où encore l'on parvient à se souvenir que l'ignorance est la condition nécessaire de l'éblouissement.
Alors je repense à ce passionné d'astronomie qui m'expliqua combien contempler les astres le berçait dans l'exaltation de l'infiniment grand. Il était plus âgé que moi, et sa voix vibrait de cette humble passion : "je n'y connais presque rien encore, et pourtant, quand je contemple l'infinité de l'univers, quand je me sens si petit, je suis heureux". Et s'il est facile de citer Pascal en exergue, comme je l'ai fait ici - parce qu'évidemment cela donne l'air érudit et que son fragment sur l'impossibilité humaine de rester en repos dans une chambre fut repris sans cesse dans tous les médias lors du confinement - je le fais pour rappeler ce petit détail, celui qu'on a tendance à oublier : quand Pascal aborde ce vertige existentiel à se retrouver pris entre deux infinis (l'immense et le minuscule, l'avant-naissance et l'après-mort), il évoque les "merveilles" et l'"admiration". Il n'est pas nécessaire de le suivre jusqu'au bout et de se convaincre, comme lui, que c'est l'existence divine qui est au cœur de cette ineffable jubilation, pour néanmoins ressentir cette dernière.
On accepte d'être ignorant quand on est enfant : la quête de la connaissance est celle qui, croît-on, nous permettra de devenir adultes. Peut-être pourrait-on décider que l'âge adulte, s'il est celui des certitudes, on ne devrait jamais vouloir l'atteindre. Après tout, ne plus rien avoir à apprendre, c'est un peu comme être déjà mort. A ce titre, personnellement, je préfèrerais demeurer toujours un peu ignorante.