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Bad_Conscience

Obsolète

Il y a six mois je n'ai plus été capable d'aller travailler. J'étais physiquement et psychiquement épuisée. Il y avait la lente usure des jours, une érosion perpétuelle de petites anxiétés qui s'accumulait et me laissait exsangue, même après deux semaines de vacances. Il y avait eu une situation familiale effrayante, des angoisses régulières, de celles qui te font voir ton téléphone vibrer quand tu ne peux pas répondre, et tu comptes les minutes qui te séparent du rappel, urgent, parce que tout peut basculer. Il y avait mon grand-père qui s'enfonçait dans la démence mois après mois, que je n'avais pas vu depuis trop longtemps, qui habitait loin, et toute la famille qui me pressait pour que j'aille lui rendre visite avant qu'il soit trop tard, tant qu'il pouvait encore, peut-être, me reconnaître. Il y avait aussi eu une brève amitié qui s'était rompue aussi vite qu'elle avait commencé, sans que j'y comprenne rien, et plus que le deuil d'un être qu'on aime, j'étais rongée par l'évidence : ce n'était pas la première fois que ça arrivait, le sens de cette rupture m'échappait et pourtant, ça devait être, forcément, un peu de ma faute. J'avais commencé à débloquer. Les mots ne coulaient plus de mes doigts au clavier, j'avais envie de hurler mais restais réduite au silence, je n'arrivais pas à prendre du recul ou dédramatiser. Je continuais à travailler en pilote automatique ; mais je me suis mise à trembler, m'arracher compulsivement les peaux mortes des lèvres, répéter en boucle quelques onomatopées, mordre mes phalanges. Alors le docteur a dit qu'il fallait faire une pause, et qu'on essaie de comprendre ce qui se passait.

Je n'en étais pas à mon premier burn-out. Parfois j'arrive à remonter la pente au bout de deux semaines, une fois ça m'a pris six mois - comme à présent, je crois. Je n'en étais pas à ma première dépression, elle c'est ma concubine régulière depuis une vingtaine d'années. Je n'en étais pas à mon premier psy, ça j'en ai vu, des -chiatres, des -chologues cliniciens, des -chanalystes. J'ai lu tellement de livres, tellement essayé de comprendre. Quand un sujet m'intéresse je l'explore à fond, vraiment à fond. Tiens, il y a deux ans, je me suis passionnée pour les plantes d'intérieur, et j'ai cherché des vidéos de licence de biologie végétale, essayé de comprendre la conductivité du substrat, j'ai acheté des pipettes en verre, des colonies de micro-organismes, et un mesureur de pH. Donc la psy, pareil, et ma santé mentale, mes dépressions et mes burn-out, j'ai creusé pas mal tu vois ? Avec la crainte, cependant, de l'auto-suggestion, de l'effet Barnum. Un jour ma psychiatre a avancé une idée de diagnostic et m'a suggéré de chercher son nom sur internet pour voir si je m'y reconnaissais ; je lui ai demandé une biblio plus sérieuse que doctissimo ou psycho magazine mais elle m'a envoyé paître. Ça m'a paru cavalier, cette façon de me diagnostiquer au doigt mouillé, si je me reconnais sur mes recherches google c'est que j'ai ça. Mais c'est ce qui s'est produit, puis elle m'a prescrit des médocs, et je croyais que ça aidait mais en fait ça me faisait surtout dormir, et après j'avais encore moins le temps de bosser et je me sentais débordée. J'ai arrêté les médocs, ça allait mieux ; en fait je n'avais pas trop de symptômes de ce diagnostic au doigt mouillé. J'ai arrêté d'aller chez elle.

Aujourd'hui je me retape, suspendue à une procédure de diagnostic plus sérieuse mais plus lente. Le temps de la recherche médicale est frustrant. Peu à peu sortent du brouillard, de plus en plus nets, les contours d'une condition neurologique particulière. Ça faisait quinze ans que j'y pensais, à cette condition, mais on m'avait renvoyé un NON laconique à chaque fois que je l'évoquais : parce que j'avais le sens de l'humour, parce que je comprenais les double-sens, parce que je ne jouais pas aux petits trains quand j'étais gamine, parce que j'étais une femme et que les femmes ça n'a pas ça. Mais après le début de mon burn-out j'ai décidé de vérifier quand même auprès de spécialistes et en fait si, quand même, ça y ressemble vachement. J'enchaîne les questionnaires précis sur des trucs qui paraissaient insignifiants mais qui ensemble dessinent une constellation. Et puis les proches ont rempli les questionnaires aussi et j'ai appris qu'ils avaient remarqué quelques trucs : que oui, j'étais attentive aux textures ; que mon visage était très souvent sérieux, même quand la situation ne l'était pas, cette ride du front qui se creuse dans ma peau ; que parfois mes questions, interventions dans des discussions étaient décalées, inappropriées, gênantes. Autant j'adore les conversations profondes à deux, autant la dynamique sociale d'un groupe, j'ai toujours trouvé ça compliqué, opaque, acrobatique. Donc voilà. C'est pas sûr mais ça y ressemble. Qu'est-ce qu'on fait ?

Le souci de cette démarche diagnostique, c'est que ça te rend vachement égoïste. Avant j'essayais de me faire toute petite, parce que je savais que j'étais trop, pour ne pas emmerder les autres avec ma maladresse. J'en ai perdu la capacité à savoir ce que je ressens, ou ce que je veux, jusqu'à ce que l'émotion ou la sensation soit trop intense pour être niée - c'est là que j'explose. Mais maintenant j'essaie de comprendre et le monde entier prend un sens nouveau ; la moindre anecdote, le moindre souvenir devient un signe que l'on n'avait pas su voir : comment je collectionnais les boîtes à musique quand j'étais gamine ; ma mémoire encyclopédique ; ma maladresse. Ça devient presque oppressant : c'est comme si les feuilles des arbres, la couleur du ciel, tout devenait un signe occulté. Parfois j'essaie d'expliquer : j'aimerais éviter d'aller au supermarché ça me vide les batteries si on reste trop longtemps et je deviens amorphe ; est-ce que tu peux marcher moins vite, j'ai besoin de m'accroupir au bord du chemin pour regarder la forme des feuilles et la course des insectes ? ; je ne peux pas prendre de décision maintenant ça va me prendre trois jours de m'y préparer mentalement. Est-ce que ça fait de moi une connasse capricieuse, d'exprimer ces exigences de diva ? Est-ce que je ne pourrais pas me forcer comme je l'ai toujours fait ?

L'autre jour j'ai lu Mon vrai nom est Elisabeth, d'Adeline Yon ; puis j'ai écouté l'épisode d'Affaires sensibles sur l'histoire de la lobotomie. J'en tremblais de toutes mes feuilles, de ce constat sans appel : si j'étais née cinquante ans plus tôt on m'aurait enfoncé un pic à glace dans l'orbite jusqu'au cortex préfrontal. Parce que je suis inadaptée : mélancolique, toujours à côté de mes pompes, à côté du monde. En fait, la lobotomie était un soin psychiatrique pour les aidants, pas pour le patient. Lui on lui flinguait la faculté de prendre des décisions par lui-même. Inoffensif, doux comme un agneau, soumis pour qu'il arrête de faire chier le monde. Je me demande si je fais chier le monde. Mais ce que je semble avoir n'est pas une maladie, mais une variante neurologique. Comme il y a des blonds et des bruns, il y a des fonctionnements cérébraux alternatifs. Je ne suis pas malade, je suis autre. C'est l'inadéquation du monde à cette altérité qui me flingue. Imagine une personne en fauteuil roulant totalement autonome, mais qui ne peut pas bosser parce qu'on n'a pas installé de rampe pour accéder à son bureau. Ça rend dingue. On ne naît pas fol, on le devient.

Six mois c'est long. Il y a eu des discours, dont un certain m'a été adressé directement, qui reprochaient l'oisiveté de ces gens qui refusent de participer à la marche du monde. Il faudrait se tuer à la tâche et procréer pour accomplir notre programme biologique d'humains. Je ne bosse plus et je suis nullipare, ça fait de moi une traître à la race, deux fois. J'ai du mal à ne pas souffrir de ces reproches, même si j'essaie de les penser, de les recontextualiser dans le débat autour du productivisme contre la décroissance. Ils viennent notamment de quelqu'un qui m'a vue en couches-culottes, faire mes premiers pas, dire mes premiers mots, forcément, il y a des mots qui font plus mal en fonction de celui qui les prononce. En fait mes compétences c'était une maîtrise excellente de la langue française, de l'écrit, une culture générale et littéraire très solide, une capacité à faire du lien et à synthétiser, et une excellente mémoire. Tout cela était très utile avant, quand il n'y avait pas d'IA. L'autre jour j'ai vu un post qui promettait des outils pour comprendre si un texte venait d'un humain ou d'une IA : il parlait de l'utilisation du point-virgule et du tiret cadratin. Donc voilà, je suis une IA, mais moins performante. Je suis obsolète.

Alors que faire ? Le monde me semble un magma informe dans lequel je peine à trouver ma place. Les réseaux sociaux se remplissent de cris et de vociférations à propos d'effroyables guerres, de conflits politiques, de violence pure. Il n'y a plus de place pour les questions, le doute ; plus de place pour la nuance, la réflexion ; de toute façon l'IA s'y colle mieux que nous. Et moi je n'arrive plus à supporter le dilemme : essayer de me conformer au monde, de gommer mes bizarreries jusqu'à l'épuisement ? Ou assumer celles-ci au risque de paraître bizarre, cheloue, ou folle, oui, folle, et voir les proches partir, en me planquant dans mes livres et mes plantes ? Et la honte que je ressens, oh, s'ils savaient, quand j'essaie de parler pour être intégrée au groupe, et que je fais un faux-pas, et que je le comprends.

J'ai souvent entendu cette suspicion : qu'on invente la neuro-atypie pour faire plaisir à ceux qui s'en réclament, pour flatter leur ego, qu'ils se sentent spéciaux. C'est vrai, comme me le disait @Bad_Educatian, "neuroatypique" c'est joli, on dirait la publicité d'une agence immobilière pour un petit appartement plein de charme, ayant conservé le cachet de l'ancien tout en offrant tout le confort du moderne. La neuro-atypie n'est pas charmante. Ce ne sont que bégaiements, la rage de ne pas réussir, d'être comme la pièce du puzzle qui s'est retrouvée dans la mauvaise boite et qui voudrait accrocher mais ne correspond pas. Elle peut se rogner les bords, comme les sœurs de Cendrillon se mutilant les pieds ; elle peut aussi renoncer et adopter la solitude, par lassitude et désespoir.

De toute façon, même si ça en a bien l'air, mon diagnostic n'est pas encore confirmé. En attendant, faute de pouvoir reprendre un rythme de vie normal, j'écris.

Intentions de parole

"Je pourrais peut-être essayer d'écrire."
Richard rugit, Molly se retint de rien dire, mais Anna s'exclama :
"Oh ! Tommy ! Après tous les conseils que je t'ai donnés !"
Il la regarda avec une affection butée.
"Tu oublies, Anna, que je ne partage pas tes idées compliquées sur l'acte d'écrire.
Quelles idées compliquées ?" demanda Molly d'un ton cassant.
Tommy reprit à l'intention d'Anna :
"J'ai réfléchi à tout ce que tu m'as dit.
Tout quoi ?" exigea Molly.
Anna répondit : "Tu es effrayant, Tommy, tu sais. On te dit quelque chose, et tu prends tout au sérieux.
Mais tu étais sérieuse ?"
Anna réfréna son envie d'en finir par une plaisanterie, et reconnut :
"Oui, j'étais sérieuse.
Je le sais bien ; alors j'ai réfléchi à ce que tu m'avais dit. Il y avait quelque chose d'arrogant, dans tout cela.
Arrogant ?
Oui, je trouve. Les deux fois où je suis venu te voir, tu m'as parlé, et lorsque j'ai rassemblé tout ce que tu m'avais dit, j'y ai trouvé un arrière-goût d'arrogance une sorte de mépris."
Adossés à leurs chaises, Molly et Richard s'allumaient des cigarettes en souriant, puisqu'ils étaient exclus de la discussion, et échangeaient des regards. Se souvenant de la sincérité que lui avait manifestée Tommy, Anna décida de lâcher au moins pour le moment sa vieille amie Molly.
"Si je t'ai paru méprisante, c'est que je n'ai pas dû savoir m'exprimer comme je l'aurais voulu.
Mais si cela prouve que tu n'as aucune confiance dans les gens. Je pense que tu as peur.
Peur de quoi ? demanda Anna, soudain très vulnérable, surtout devant Richard, tandis que sa gorge se desséchait douloureusement.
De la solitude. Cela peut te sembler drôle, alors que tu as choisi d'être seule plutôt que de te marier pour échapper à la solitude. Mais je parle d'autre chose. Tu redoutes d'écrire ce que tu penses de la vie parce que tu pourrais te trouver dans une situation vulnérable, tu risquerais de t'exposer, de t'isoler.
Oh ! Tu crois ? demanda Anna d'une voix blanche.
Oui. Et si ce n'est pas de la peur, c'est du mépris. Lorsque nous avons parlé de politique, tu m'as dit quel enseignement tu avais tiré de ton expérience communiste, tu m'as dit que les mensonges des leaders politiques étaient la pire des choses, qu'un seul petit mensonge peut devenir un marécage, et tout empoisonner tu te rappelles ? Tu en as parlé longuement... eh bien, alors ? C'était ton opinion sur la politique, et malgré cela tu as écrit des livres entiers que personne ne voit jamais. Tu m'as dit que le monde était plein de livres cachés dans des tiroirs, que les gens écrivaient pour eux-mêmes, même dans les pays où l'on peut sans danger écrire la vérité. Tu te rappelles, Anna ? Eh bien, c'est une sorte de mépris." Son regard sombre était tourné vers elle sans la voir, perdu dans une contemplation intérieure. Il aperçut soudain le visage rouge et accablé d'Anna, mais il se ressaisit et demanda d'une voix hésitante :
"Anna, tu étais sincère, n'est-ce pas ?
Oui.
Mais tu n'imaginais tout de même pas que je n'allais pas réfléchir à ce que tu m'avais dit ?"
Anna ferma un instant les yeux, puis ébaucha un sourire douloureux.
"J'ai dû sous-estimer le sérieux avec lequel tu m'écoutais.
C'est la même chose, exactement la même chose que pour ce que tu écris. Pourquoi ne te prendrais-je pas au sérieux ?
Je ne savais pas qu'Anna écrivait, intervint Molly d'une voix péremptoire.
Je n'écris pas, se défendit aussitôt Anna.
Et voilà, s'écria Tommy. Pourquoi dis-tu cela ?
J'ai le souvenir de t'avoir dit que je souffrais d'un horrible sentiment de dégoût et de futilité. Peut-être que je n'aime pas étaler ces émotions.
Si Anna t'a dégoûté de la carrière littéraire, déclara Richard d'une voix joviale, je ne lui chercherai pas querelle, pour une fois !"
C'était une telle fausse note que Tommy feignit de n'avoir pas entendu et il poursuivit en contrôlant poliment son embarras :
"Si tu éprouves du dégoût, eh bien, tu éprouves du dégoût. Pourquoi prétendre que tu n'en éprouves pas ? Mais en fait tu parlais de la responsabilité. Je ressens la même chose : les gens ne prennent aucune responsabilité les uns envers les autres. Tu disais que les socialistes ne représentent plus aucune force morale parce qu'ils ne prennent aucune responsabilité morale. A l'exception de quelques personnes. Tu l'as dit, n'est-ce pas ? Mais tu écris ! Tu écris dans des carnets ce que tu penses de la vie, et puis tu les enfermes et tu les caches ce n'est pas un comportement responsable.
La majorité des gens estimeraient irresponsable de répandre le dégoût. Ou l'anarchie. Ou un sentiment de confusion." Anna prononça ces mots en riant à demi, d'une voix triste et plaintive, dans l'espoir qu'il suivrait ce ton mais la réaction de Tommy apparut aussitôt : il se ferma et se raidit. Elle l'avait déçu, elle était comme tous les autres destinée à le décevoir.

Doris Lessing, Le Carnet d'or, "Femmes libres" 1, 1976. Traduit de l'anglais par Marianne Véron, Albin Michel, "Le livre de poche", pp.84-87.


Voici un sentiment que j'éprouve souvent ; j'en ai constaté la régularité, interrogé les fondements scientifiques sans rien y comprendre, l'ai formulé en pastichant de manière ironique l'une de mes premières lectures d'enfant :
"Ce n'est pas le lecteur qui choisit son livre, mais le livre qui choisit son lecteur, Harry."
L'expérience est la suivante : sur l'étagère de la bibliothèque, un livre inconnu vous appelle, sans que vous connaissiez rien de lui. C'est peut-être son titre, son auteur, qui vous susurre une aura de mystère à dévoiler. C'est peut-être un conseil qui vous a été donné. Parfois, cela fait des années, parfois même des dizaines d'années, qu'il traîne dans votre armoire sans que vous vous soyez décidé·e à l'ouvrir pour cette raison, Le Rivage des Syrtes de Julien Gracq trône dans ma pile à lire depuis de longues années, sans que le moment, je le sens, soit tout à fait venu. Un jour cependant, vous l'ouvrez, lisez la première ligne, la première page, le premier chapitre, et vous voilà bouleversé·e. Le livre parle de vous. Il soulève les questionnements intimes qui vous tourmentaient depuis quelques jours, quelques nuits d'insomnie. Il remplace le magma de vos pensées inachevées par une rivière de clarté. Il surgit à la perfection, au parfait moment. Comme s'il vous attendait pour que ce jour-ci, précisément, il vous console, vous rassure, vous interroge, également, quant aux préoccupations intimes et profondes qui depuis quelque temps vous assaillaient sans que vous n'y laissiez rien paraître.

Faire l'inventaire de toutes les fois où ce sentiment m'a assaillie serait laborieux, rébarbatif, et impossible. Il faudrait que je reprenne la lecture des dizaines de carnets que j'ai noircis et où j'ai recopié les passages qui me subjuguaient, auxquels je tentais de répondre en pensée. Je suis trop lectrice pour me souvenir, en écrivant ici, toutes ces lectures sidérales ; il s'agirait aussi de rompre le voile de l'intime d'une existence privée, de tourments personnels, sur un espace public qui est celui du blog, et à ceci, je ne suis pas tout à fait prête j'y reviendrai. Il y a trois ou quatre mois cependant, alors que mes recherches personnelles me conduisaient à considérer la question du trouble du spectre autistique, la lecture censément divertissante de Libration de Becky Chambers, m'a éblouie, en ce qu'elle me semblait métaphoriser parfaitement les déboires sensoriels d'une personne autiste via le personnage d'une IA qui acquiert un corps humain. A la sortie de Triste Tigre, de Neige Sinno, j'ai eu le vertige en découvrant combien son approche littéraire du traumatisme, sans vouloir écrire un témoignage résilient, mais en utilisant le matériau littéraire comme outil de pensée de l'anéantissement et du mutisme, était jumelle de la mienne, autrefois déployée dans un de ces carnets enfermés dans une armoire qu'évoque le Tommy de Doris Lessing. Il y a deux semaines, je terminais la lecture de Mon vrai nom est Elisabeth, d'Adèle Yon, qui me passionna par sa réflexion sur la place de la folie dans la sphère familiale, et son prétexte pour enfermer et annihiler les femmes, en particulier. Non seulement le sujet m'était terriblement familier pour appartenir à un arbre généalogique particulièrement mélancolique et tourmenté mais il m'apporta des éléments précieux dans la narration d'une partie du jeu de rôle de l'Appel de Cthulhu que je maîtrisai ensuite : un personnage-joueur féminin et rebelle, dans les années 1920, s'était alors, sans que je l'aie initialement prévu, retrouvé interné dans un hôpital psychiatrique horrifique, et je tirai bien des idées de cette lecture précédente. Et voilà qu'hier soir, à la fin de deux semaines de vacances familiales et amicales qui ne me laissèrent guère le loisir de toucher aux six bouquins que j'avais emportés avec moi, en prévision d'un temps dont je ne disposai finalement pas, je commence à lire Le Carnet d'or, simplement parce qu'Augustin Trapenard en parla avec émoi dans cette chronique, et me voici, simplement, sidérée.

Que faire de ce sentiment de familiarité extrême de la lecture qui nous saisit ? Nous en avions longuement, et souvent parlé avec @Bad_Educatian : la narration alors peut nous saisir au point qu'inconsciemment, et durant quelques jours, nous en adoptions le style, le phrasé et le rythme. Je ne m'inquiète pas outre mesure de cette influence : à force de lectures et de temps, mon style, d'abord trop plagié et imité de la lecture récente, finit toujours par se délier, nourri de nouvelles formes, sans s'y figer complètement ; plus je lis, plus je suis influencée, et plus mon style se singularise. Je le disais à un psychanalyste autrefois, qui s'étonnait de m'entendre souvent lui répondre en citations d'auteurs : ma voix, mon identité de parole, n'est que l'amalgame mouvant des centaines de voix plus anciennes qui m'ont construite et nourrie. Il me semble illusoire de se croire en pensée complètement autonome. D'ailleurs, Proust n'a pas fait autrement pour élaborer son propre style : avant La Recherche, il s'adonna à un exercice d'imitation de tous les auteurs qui lui semblaient compter, dans Pastiches et mélanges. Plus il parvenait à imiter, comme un élève d'une école de peinture, le style des grands maîtres, plus, par la répétition de l'exercice à partir d’œuvres diverses, il s'en distinguait. Pourtant, j'entends aussi D. qui, à la lecture d'un roman que je lui suggérais, s'inquiéta : "ce que les personnages écrivent, j'aurais pu l'écrire aussi, et je suis agacé de ce que si je les dis désormais, ce sera du plagiat. Ainsi, lire ce roman me passionne autant que cela m'énerve, et me donne l'impression d'en être réduit au silence" (je paraphrase la discussion exacte, et peut-être aurai-je maladroitement déformé la pensée de D.)

Du silence de cellui qui écrit, peut-être est-ce le vrai nœud du problème que je cherche à tâtons, dans le désordre de ce billet de blog, et des raisons de la question de Tommy : tous ces carnets noircis qui restent au fond du placard, est-ce du mépris ? De l'irresponsabilité ? N'est-ce pas, au fond, l'incommunicabilité qui a relié, en rhizome souterrain que je n'avais pas su voir jusqu'ici, mes dernières lectures : Neige Sinno qui raconte l'arrachement au langage que constitue le viol ; l'IA de Becky Chambers qui ne sait pas comment ressentir et communiquer comme une humaine normale ; l'Elisabeth d'Adèle Yon qui fut internée, traitée aux électrochocs et à la lobotomie, pour n'avoir pas su se taire et jouer docilement le rôle de femme au foyer soumise que son mari, dans les années 1940, exigeait d'elle ? Et ce blog, que nous avons créé, @Bad_Educatian et moi, n'était-ce pas une tentative de nous arracher au silence feutré de notre mélancolie partagée ? Que dire alors de ce foisonnement de billets sur la violence, le mois dernier, que nous imaginions en série régulière, du dernier texte fictionnel éclatant de violence cathartique, suivi par un long silence ?

Pourquoi écrit-on ? Pourquoi cesse-t-on de le faire ?

Suis-je peureuse, parce que craignant comme Anna le mensonge, je redoute de publier une parole qui, par la force du temps et du changement, perdrait de sa véracité ? Ou parce que comme elle, je me dis souvent que bien peu sont ceux qui apprécient de lire le dégoût, la confusion, ou l'anarchie ? Parce que j'ai peur d'effracter lea lecteurice par des thèmes la violence par exemple, sous toutes ses formes et notamment celles qui me sont les plus familières, les violences sexistes et sexuelles, mais aussi la folie qui pourraient lea blesser presque autant que je l'ai été ? Parce que je doute ? Parce que j'ai peur de m'exposer ?

Il y a des livres qui te choisissent, et qui te parlent dans ton âme et tes tripes comme s'ils t'avaient attendu·e tapis dans l'ombre, s'élançant comme un fauve pour saisir leur proie palpitante au moment où elle se montre la plus vulnérable. Tommy me renvoie à ces carnets par dizaines enfermés dans mes placards, aux mots de mes proches qui savent, et qui m'ont lue, et qui me demandent pourquoi je ne tente toujours pas de me faire éditer. Tommy me fout un énorme coup de pied au cul, du haut de ses dix-neuf ans révoltés d'adolescent qui reproche aux adultes leurs lâchetés et leurs trahisons, l'abandon de leur révolte et de leurs idéaux. Il existe mille raisons de cesser d'écrire, mais je n'en connais qu'une pour recommencer : déchirer le voile du silence et du mutisme qui nous dévore, réapprendre à hurler, à rire, à danser et à jouir, s'arroger le droit de s'écrier : "j'existe et je vis", parce qu'au bout du silence il n'y a que la mort.

J’ai porté ma parole en vous comme une flamme […]
Je ne suis que parole intentée à l’absence,
L’absence détruira tout mon ressassement.
Oui, c’est bientôt périr de n’être que parole,
Et c’est tâche fatale et vain couronnement.

Yves Bonnefoy, Du mouvement et de l'immobilité de Douve (1953)

"La violence ne sied pas aux jolies femmes"

L'autre soir, j'expliquais à une amie le défi qui m'a été lancé d'écrire, un récit pulp et gore, cathartique et libérateur. A propos des autres textes de cet exercice de style collectif, elle questionna : "Ce doit être bourré de féminicides". J'ai souri, je ne maîtrise pas encore bien le corpus, j'ai répondu que raison de plus, qu'on pouvait aussi renverser les tropes, écrire, à la manière d'une Chloé Delaume dans Phallers - récit jubilatoire d'une bande de X-men féminines qui se découvrent, après le trauma d'une agression sexuelle, le pouvoir de faire exploser les teubs par la pensée.

Cependant j'ai une réserve, une petite démangeaison, à l'idée de me lancer dans ce défi. J'ai beau construire avec joie, dans le secret de mes brouillons mentaux, un récit outrancier qui correspondrait aux contraintes et me rendrait le plaisir infini des rédactions de collège, une voix sévère sans cesse me met en garde contre la gratuité de la violence et le refus de la vengeance. Cette voix tyrannique, cette voix du contrôle et du doute, dans ma tête, est tressée d'injonctions contradictoires, paroles entendues depuis l'enfance, dogmes intégrés dont il faut parfois pouvoir se déprendre : "La colère ne sied pas aux jolies femmes" / "Ta violence intérieure effraie et se retournera contre toi" / "Les féministes veulent castrer les hommes" / "L'égalité, ce n'est pas inverser la violence".

Si, depuis #MeToo, l'on dit que la parole sur les violences sexuelles se libère, raconter la violence au féminin n'est toujours pas un exercice facile. Quand le récit est celui d'une expérience réelle, et vécue, l'on se heurte, toujours, à effracter le confident : raconter le trauma, la scène horrifique telle qu'elle a vraiment eu lieu, dont les images hantent les recoins de notre mémoire sans qu'on ait eu le choix de les refuser, c'est soudainement exposer l'autre. Iel pleure, iel trouve le récit offert insupportable. On devient soudain le bourreau de la sensibilité de l'autre. Quand le récit est inventé, cathartique, création pure, l'on risque de se faire traiter de furie, d'hystérique, se voir reprocher de rétablir le désordre que l'on voulait dénoncer. On fait peur, on devient monstre à son tour.

Pourtant, ni la littérature ni le cinéma n'ont été avares en scènes de cruauté, de violences sexuelles, d'assassinats que l'on qualifia longtemps de "crimes passionnels". La "culture du viol" dans la pop-culture a été allègrement commentée, analysée, dénoncée - je renvoie lea lecteurice intrigué à cette belle vidéo de présentation de l'essai Désirer la violence, de Chloé Thibaud. Personnellement, je repense à cet ancien ami d'âge mur, cultivé et a priori humaniste, qui me déclara récemment, après avoir vu l'opéra Carmen, qu'il y voyait une ode à la liberté de l'amour, éclipsant totalement le féminicide final, et cette évidence : liberté amoureuse, pour les hommes peut-être ; Carmen, elle, n'y survit pas. Le même ami, quelques semaines plus tard, s'envola en invectives contre telle militante féministe qu'il accusa de vouloir "castrer les hommes". Je répondis en paraphrasant la chanson de GiedRé : "mais qu'est-ce qu'on va faire de toutes ces couilles ?".

Ainsi, femme voulant écrire de la littérature cathartique, nourrie autant de ces récits fondateurs qui, à la lumière de notre regard moderne, décrivent viols et féminicides OKLM comme on enfile des perles, mais ayant aussi longuement lu, creusé, exploré la théorie sur les violences de genre, je me retrouve, au moment d'écrire, aux prises avec ma culpabilité, doutant de ma propre violence intérieure, de ma légitimité en tant que femme à sublimer en délire carnavalesque ma propre colère.

@Bad_Educatian, dans son dernier billet sur son rapport à la violence, énonce bien les questions qui nous hantent : si j'abhorre la violence réelle, si j'aspire à un monde sans guerre, sans horreurs, sans rejet de l'altérité - vœu pieux bien entendu, mais il faut toujours y croire - que faire de mon propre imaginaire qui s'amuse d'un film d'horreur, qui s'expose à des JDR inventant des scènes limites ? Suis-je hypocrite, moi qui défends une position pacifiste, féministe, anti-raciste, moi qui rêve de rondes de l'amitié tout autour de la Terre, si je lis aussi Sade avec curiosité ?

Cet écartèlement moral n'a rien de singulier, de personnel. Il naît, je crois, de l'hypocrisie de notre monde post-#MeToo, polarisé entre la dénonciation, parfois tyrannique, de toute violence autrefois vue comme normale, et aujourd'hui comme monstrueuse, d'une part ; de l'autre, un backlash mal dégrossi, retour réactionnaire aux bonnes valeurs rassurantes d'antan, qui fait fleurir autour de nous les incels, les mascus, les tradwives, et la Dark Romance, comme autant de Harlequins hyper trashs qui mettent en scène sans les questionner des scènes de domination et de viols hardcore pour un public féminin biberonné à la culture du viol, ayant appris à, comme le dit si bien le titre de cet essai, "désirer la violence". En tant que femme, l'écartèlement me semble encore plus épouvantable : j'ai peur, à chaque fois que je considère mon rapport à la violence fictive, cathartique, jouée et bien annoncée comme telle, de devenir traître à mon genre et à mes valeurs.

Pour résoudre mon conflit intérieur, je pourrais, ainsi, suivre l'exemple de Chloé Delaume, imaginer un récit gore qui inverse la dialectique : à mon tour, dans le jeu d'une fiction inoffensive, venger les femmes, massacrer des bonhommes, juste pour dire "il y en a assez, à notre tour maintenant". Cela n'éviterait pas que je me reproche, ensuite, de ne pas être assez noble, magnanime : ayant vécu l'oppression sexiste, la retourner serait la prolonger. Je devrais, me dit la petite voix dans ma tête, au contraire imaginer une sortie du conflit. Mais ce faisant, je me priverais de mon humanité donc de ma propre imperfection, et du récit cathartique qui m'amuserait et me libèrerait, je devrais prendre en charge un rôle de porte-drapeau féministe, une posture politique.

Imaginons un instant ce qu'a dû éprouver Pauline Réage, l'autrice d'Histoire d'O., quand elle est sortie de l'anonymat. Se succèdent pour elle les étapes suivantes : écrire, par défi lancé par Paulhan, un petit récit bien trash, pour lui montrer amoureusement que les femmes aussi sont capables d'écrire du porno ; rire sous cape des spéculations des journalistes littéraires, quand son récit est publié, et qu'elle les entend tous dire que l'auteur est forcément un homme ; finalement, être dévoilée, et tout d'un coup, être conviée de toutes les tribunes, de tous les discours politiques, pour défendre sa posture de femme-pornographe, répondre à ceux qui lui demandent si la femme est, ainsi que le disait la Bible, corruptrice et perverse, si elle est l'exception qui confirme la règle, si... Elle devait être fatiguée parfois, Pauline Réage, de ce qu'à partir d'un petit jeu érotico-littéraire entre amants, elle soit propulsée d'un coup sous les projecteurs à devoir sans arrêt justifier son existence d'autrice, et parler au nom des femmes.

Et moi, soixante-dix ans (!) après la publication d'Histoire d'O., je me triture les neurones au lieu de relever le défi, me demandant qui je trahis si je me lance dans mon petit défi littéraire, que faire de la violence, si elle sera mal comprise, si je suis trop coincée, si le procureur est juste dans ma tête ou s'il risque de ressurgir parmi mes lecteurs, si mon récit gore doit être féministe ou si je dois m'en foutre un petit peu et m'éclater comme un homme qui écrirait du gore. Après tout, j'écris de la fiction, je ne suis pas violente en vrai, et c'est peut-être ça, le début de l'égalité : avoir le droit de m'amuser de l'écriture sans m'écarteler d'autant d'insolubles questions.

Au procès de l'art et de la violence

Il existe un thème qui anime nos discussions, à @Bad_Educatian et moi. C'est une question que l'on éprouve lors de nos parties de jeu de rôle, qui nous grignote dans la contemplation d’œuvres d'art, qui se glisse dans nos tympans pour s'écouler dans l'arborescence de nos veines lors d'un concert de Nine Inch Nails, qui nous insomnise longtemps après la lecture de certains romans. On a beau dérouler, expliquer, argumenter, quelque chose résiste qui questionne comme un calcul, qui m'obsède depuis que je suis en âge de choisir moi-même les œuvres que je souhaite étudier, et cette question, c'est la place que l'on doit laisser à la violence dans les imaginaires que l'on accepte de partager.

J'ai le sentiment d'une terrible hypocrisie. A chaque tuerie de masse, c'est systématique : les journalistes, en parcourant la biographie souvent brève de l'assassin, relèveront son goût pour le jeu vidéo, propulsé de facto responsable de la monstruosité. Il en va ainsi, par exemple, d'un article de Catherine Fournier pour franceinfo.fr publié le 14 juin 2025, sur le meurtre d'une surveillante de collège par un adolescent de quatorze ans survenu le mois dernier. La journaliste, cependant, ne manque pas de précautions en écrivant ceci :

Ce manque d'empathie caractérise-t-il une jeunesse de plus en plus plongée dans des mondes virtuels ? En l'occurrence, le collégien de Nogent était, selon le procureur, fasciné par "les personnages les plus sombres des films ou séries télévisées", "adepte de jeux vidéos violents, sans pour autant être addict", et "utilisait peu les réseaux sociaux". Le rôle de ces derniers dans le déclenchement de la violence n'est d'ailleurs pas établi par la littérature scientifique. Ils peuvent, en revanche, contribuer à sa diffusion.

La dernière phrase me dérange : alors que la précaution a été prise pour ne pas attribuer trop vite aux réseaux sociaux le pouvoir de rendre violent, la question de sa diffusion, elle, est assénée comme une vérité absolue sans être justifiée. Le piège de la pensée toute faite se referme : puisque la journaliste a pris la précaution de citer la littérature scientifique, ce qu'elle dira dès lors sera vu comme documenté ; or la responsabilité des films, séries télévisées, et jeux vidéo, est suggérée sans jamais être attestée. Pourtant le lecteur a le sentiment d'une démarche sérieuse. Ainsi, le doute subsiste quant à la responsabilité de ces médias artistiques sur la psyché de nos adolescents.

Il faudrait déjà relever que, sur les milliers de joueurs au monde, sur les milliers de spectateurs de séries et de films représentant des phénomènes de violence, bien peu deviennent fous et prennent les armes. Il faudrait faire la part des choses entre des jeux vidéo "mignons" et des jeux vidéo "violents", pour éviter de jeter le bébé avec l'eau du bain même si tout n'est pas aussi simple. En témoigne cet intéressant reportage d'Arte sur la radicalisation sur les plateformes sociales de jeu vidéo : dans un univers apparemment aussi inoffensif que Roblox, certains joueurs reproduisent à l'identique certaines scènes d'attentats épouvantables - comme le massacre d'Utoya - le joueur ayant l'opportunité d'incarner l'assassin. Bref, la question du lien entre ultra-violence et jeu vidéo est épineuse, et n'est pas de celles que je voudrais traiter. Ce qui me questionne en revanche, c'est le rôle de la représentation de la violence comme catharsis.

Bien sûr, prononcer ce mot renvoie à un débat aussi ancien que la tragédie grecque. Aristote le premier la décrivait comme mécanisme permettant au spectateur de se purger de ses passions violentes au moyen du spectacle de celles-ci. Et de fait, la violence la plus crue, la plus épouvantable, est représentée en tragédie grecque : dans le Thyeste de Sénèque, Atrée assassine, cuisine et fait manger à son frère les enfants que celui-ci a eus avec la femme de celui-là. Au XVIIe siècle, en France, Richelieu se méfie tellement du pouvoir moral de la tragédie sur l'imaginaire de ses spectateurs, qu'il en fait concevoir un système de règles extrêmement strictes - le but étant, vraisemblablement, d'assécher par la contrainte toute velléité de rébellion ou de contestation politique après le chaos des années de Fronde. Ainsi, afin de préserver la bonne moralité du spectateur, la règle de la bienséance interdit toute effusion de sang sur scène. Qu'à cela ne tienne ! Le dramaturge, pour s'en affranchir, recourt à l'hypotypose : il s'agit alors de proposer le récit, fait par un personnage-témoin, d'une action s'étant déroulée hors scène, une description si minutieuse et si vive que celui qui l'écoute croit la voir sous ses yeux. Tel sera, par exemple, le récit fait par Théramène de la mort d'Hippolyte, attaqué par un monstre marin dans l'acte V du Phèdre de Racine :

J’ai vu, seigneur, j’ai vu votre malheureux fils
Traîné par les chevaux que sa main a nourris.
Il veut les rappeler, et sa voix les effraie ;
Ils courent : tout son corps n’est bientôt qu’une plaie.
De nos cris douloureux la plaine retentit.
Leur fougue impétueuse enfin se ralentit :
Ils s’arrêtent non loin de ces tombeaux antiques
Où des rois ses aïeux sont les froides reliques.
J’y cours en soupirant, et sa garde me suit :
De son généreux sang la trace nous conduit ;
Les rochers en sont teints ; les ronces dégouttantes
Portent de ses cheveux les dépouilles sanglantes.
J’arrive, je l’appelle ; et me tendant la main,
Il ouvre un œil mourant qu’il referme soudain :
« Le ciel, dit-il, m’arrache une innocente vie.
« Prends soin après ma mort de la triste Aricie.
« Cher ami, si mon père un jour désabusé
« Plaint le malheur d’un fils faussement accusé,
« Pour apaiser mon sang et mon ombre plaintive,
« Dis-lui qu’avec douceur il traite sa captive ;
« Qu’il lui rende… » À ce mot, ce héros expiré
N’a laissé dans mes bras qu’un corps défiguré :
Triste objet où des dieux triomphe la colère,
Et que méconnaîtrait l’œil même de son père.

Et bien sûr, le théâtre contemporain poursuit toujours son exploration de la violence, je pense notamment à Littoral et Incendies de Wajdi Mouawad dont certaines scènes - des récits en hypotypose - me sidérèrent d'épouvante, ou aux tragédies de Sarah Kane. La violence n'y est pas gratuite, mais pensée, théorisée, éprouvée entre les murs calfeutrés du théâtre. On l'éprouve seulement en pensée, on l'imagine, et je crois, de façon cathartique, on s'en libère.

Alors, je pourrais, l'on pourrait évoquer encore l'immense variété des films d'horreur qui, je le crois, ne suscitent pas la même méfiance que les jeux vidéo, alors même que leur audience demeure très large, chez les adultes comme les adolescents, et qu'ils représentent toutes les formes du vice de façon extrêmement imagée et développée. En contre-point, l'on pourrait penser aussi aux procès qui furent faits, autrefois, à certaines œuvres littéraires, Madame Bovary au tribunal parce qu'y était fait le récit de la vie d'une femme infidèle qui aurait pu corrompre les âmes les plus sages, ou à cet extrait de la Préface de la Nouvelle Héloïse dans lequel Rousseau questionne les effets moraux de la lecture de son livre pour les lectrices :

Ce recueil avec son gothique ton convient mieux aux femmes que les livres de philosophie. Il peut même être utile à celles qui, dans une vie déréglée, ont conservé quelque amour pour l'honnêteté. Quant aux filles, c'est autre chose. Jamais fille chaste n'a lu de romans, et j'ai mis à celui-ci un titre assez décidé pour qu'en l'ouvrant on sût à quoi s'en tenir. Celle qui, malgré ce titre, en osera lire une seule page est une fille perdue; mais qu'elle n'impute point sa perte à ce livre, le mal était fait d'avance. Puisqu'elle a commencé, qu'elle achève de lire: elle n'a plus rien à risquer.

Qu'un média artistique soit soupçonné de corrompre le lecteur, et de changer l'homme en monstre, cela n'a rien de nouveau. Il me semble cependant qu'aujourd'hui, dans une époque qui médiatise à outrance les faits-divers de violence, une méfiance hypocrite resurgit, vouant aux gémonies ceux qui osent représenter l'horreur universelle. Autre donnée remarquable, qui nous est donnée à penser : la frontière entre l’œuvre et le réel, alors que #MeToo a révélé comment l'horreur débordait le générique du film, que l'on se ressouvient que parfois, le nom de "roman" n'est qu'un cache-sexe donné aux vantardises perverses de prédateurs de nymphettes. De la violence fantasmée et cathartique à la violence réelle et vantée, la ligne me semble poreuse, et ce que l'on en fait quand on essaie d'être un individu humaniste et un amateur d'art sans puritanisme relève désormais de l'équilibrisme.

Et puisque ces enjeux nous traversent sans jamais que nous ne les résolvions, ce billet ouvre donc, pour @Bad_Educatian et moi, un cycle funambule de questionnements sur la violence imaginée, qui habiteront nos prochaines et imminentes publications. Affaire à suivre, donc !

Why so serious ?

Du cheminement en arabesques de ce blog, chasseurs-cueilleurs de mots nourris d'échanges, d'images et de questions, me revient soudain le récit suivant : au commencement était Chaos, matière dense et informe, potentialité d'un monde encore en gestation. Hésiode ainsi raconte, dans sa Théogonie, le surgissement de tout existant ; du magma enchevêtré de la matière naîtront soudain Gaïa - la Terre -, Ouranos - le Ciel -, Eros - le principe de l'amour, donc de la Création. Le poète raconte les autres premiers enfants du monde, Erèbe, Nyx, Héméra et Ether - Ténèbres, Nuit, Jour et Lumière - puis la séparation violente de l'éternelle étreinte d'Ouranos et de Gaïa, qui déclencherait la flèche du temps : piégé dans le ventre de sa mère, Cronos n'a d'autre choix, pour s'enfanter, que d'émasculer son père. Le récit se poursuivra, en Titans, dieux et hommes, explication poétique du monde tel qu'il existe à présent. Ce qui me plaît dans cette histoire, aujourd'hui, c'est la beauté de cette idée toute simple : au commencement était Chaos, matière dense et informe, et du Chaos surgirent la différence, la variété, la pluralité. Hésiode, au VIIIe siècle avant notre ère, avait presque soupçonné déjà ce que la science aujourd'hui révèle, la soupe primordiale, le Big Bang, et je ne peux m'empêcher de penser au noyau d'un trou noir : le Chaos est la Fin, et le Commencement.

 

De l'Ordre et du Désordre, les descendants d'Hésiode firent deux divinités : Apollon et Dionysos. L'un incarne la route lumineuse, rapide et rectiligne, l'autre les circonvolutions ténébreuses de la vigne, la folie et l'ivresse. Avant que Nietzsche les théorise selon cette distinction que je lui emprunte, les Romains dégradèrent Dionysos en Bacchus, obèse facétieux aux pommettes rubicondes ; du Prince des Mystères, ils firent un ivrogne. L'on eut peur alors du foutoir, de l'étrange, du bizarre, du baroque, du freak, du mal-foutu. L'on traça des avenues, l'on inventa des dogmes, l'on érigea des murs, et l'on voulut abolir la folie. Il faut dire qu'il était dangereux, Dionysos : le roi Penthée le sait bien, qui tenta de faire interdire son culte à Thèbes : inquiet de voir les femmes - seules autorisées à pratiquer ce mystère - quitter toutes les nuits le foyer, jaloux de ce savoir qui lui était anatomiquement refusé, il grimpa dans un arbre pour les espionner. Dionysos punit alors le voyeur, suscitant chez ces dames une folie furieuse. Elles crurent voir un fauve, abattirent l'arbre, et Penthée termina, écartelé, déchiqueté, des mains nues de sa mère, ses sœurs, sa femme. Dionysos, c'est le Désordre, le savoir qui vous échappe, le ravisseur des femmes. Il les incite, voyez-vous, à se rebeller, fuguer du domicile conjugal, abandonner les nourrissons et les marmites fumantes. Vous me direz que cette histoire est sacrément gore, moi je la trouve néanmoins tout à fait sympathique.

 

De quand date notre haine du désordre ? Quand a-t-on cessé de le reconnaître comme le berceau de la création, de la vie en puissance, et de la liberté ? De même que l'on oublie l'itinéraire complexe et sinueux du chasseur-cueilleur pour lui préférer le trajet rectiligne du métro, on enregistre, on classe, on trie, on formalise. La classification, née du besoin de connaître chez les Buffon et les Darwin, est devenue folle. Notre monde se meurt des fermes de serveurs qu'on ne se résoudra pas à fermer quand bien même on y brûlerait l'atmosphère, puisqu'on récolte en boulimiques les datas et les données, calories, kilomètres, prix et pixels, devises et monnaies réelles et virtuelles, idées préconçues et augmentation, inexorable, des courbes de température. On ne dort presque plus, ce serait s'abandonner aux ténèbres de notre propre conscience et ne rien produire, donc ne plus avancer ; tel Penthée, on refuse le mystère, on voudrait tout savoir, quitte à finir déchiquetés. On croit que ce que l'on ne maîtrise pas nous ferait du mal ; mais c'est notre volonté de maîtrise qui est en train de nous détruire.

 

J'ai toujours aimé le Chaos. Ma chambre d'enfant était un vrai foutoir, où les poupées, les carnets, les livres et les vêtements entassés devenaient océans, au grand désespoir de ma nourrice et de mes parents. La folie était ma patrie de lectures, de Willy Wonka aux délires mystiques de Jeanne d'Arc qui m'avaient longtemps passionnée. J'ai toujours aimé le bizarre, le baroque, le gothique, me défendant mordicus des "ce n'est qu'une phase", "why so serious ?", "encore des crânes ?" (je note ici que, même si je les arbore tout autant, jamais l'on ne m'a déclaré : "t'en as pas marre de porter des robes à fleurs ?"). Mais n'ayant pas la détermination divine d'un Dionysos, tout au plus quelque lâcheté humaine, j'ai essayé de rentrer dans la norme des adorateurs d'Apollon. Je me suis assise et je me suis tue pour cacher mon décalage, j'ai suivi une route rectiligne, au prix de ma propre santé mentale. Longtemps l'on m'avait mise en garde contre les risques du chaos pour ma survie ; j'ai mis tant de temps à comprendre que sans lui, je meurs à petit feu. Du désordre me revient l'anecdote que me rapporta Bad_Educatian : à une fâcheuse qui lui assénait le jugement "Bureau en désordre, cerveau en désordre", il répondit "bureau vide, cerveau vide". Non, il ne s'agit pas, en filant ma métaphore chaotique, de refuser totalement la nécessité de quelque ordre et lumière dans le cours de notre existence ; mais à trop vouloir bannir l'imprévu du lent écoulement de nos jours, à trop vouloir maîtriser tout ce que l'on touche, on risque fort, je crois, de finir calcifiés.

Les cloches du samedi

La première étude de l’homme qui veut être poète est sa propre connaissance, entière. Il cherche son âme, il l’inspecte, il la tente, l’apprend. Dès qu’il la sait, il doit la cultiver : cela semble simple : en tout cerveau s’accomplit un développement naturel ; tant d’égoïstes se proclament auteurs ; il en est bien d’autres qui s’attribuent leur progrès intellectuel ! — Mais il s’agit de faire l’âme monstrueuse : à l’instar des comprachicos, quoi ! Imaginez un homme s’implantant et se cultivant des verrues sur le visage.
Je dis qu’il faut être voyant, se faire VOYANT.
Le poète se fait voyant par un long, immense et raisonné dérèglement de tous les sens. Toutes les formes d’amour, de souffrance, de folie ; il cherche lui-même, il épuise en lui tous les poisons, pour n’en garder que les quintessences. Ineffable torture où il a besoin de toute la foi, de toute la force surhumaine, où il devient entre tous le grand malade, le grand criminel, le grand maudit, — et le suprême Savant ! — Car il arrive à l’inconnu ! — Puisqu’il a cultivé son âme, déjà riche, plus qu’aucun ! Il arrive à l’inconnu ; et quand, affolé, il finirait par perdre l’intelligence de ses visions, il les a vues ! Qu’il crève dans son bondissement par les choses inouïes et innommables : viendront d’autres horribles travailleurs ; ils commenceront par les horizons où l’autre s’est affaissé !

Arthur Rimbaud, "Lettre "Du voyant" à Paul Demeny", 15 mai 1871

Mon cher lecteur, nous sommes samedi. C'est un samedi ordinaire, je veux dire : si tu habites une ville, un village, sans doute qu'au moment où seront publiées ces ligne, s'affaireront quelques maraîchers installant des étals de fleurs, de miel, de fromage, ou de poulet rôti. Peut-être entendras-tu les cloches, ce rituel pluri-séculaire d'appel aux fidèles, ce vieux son évident et que l'on écoute sans vraiment entendre, peut-être inconsciemment comptes-tu pour savoir qu'il est huit heures, dix heures, etc, ou peut-être ne les entends-tu pas. Peut-être entends-tu l'appel du muezzin, ou peut-être que ton téléphone t'indique de façon stridente qu'il ne faut pas oublier tes gosses à la crèche, au club de rugby, de poney, de macramé, peut-être est-ce le moment de la corvée des courses - ne pas oublier le déca cette fois-ci - ou peut-être est-ce l'heure privilégiée de ton rituel à toi, ta séance de peinture, de yoga, de cross-fit, ton café avec ou sans sucre, tartines, clope ou méditation, ou peut-être que tu dors, bavant sur ton oreiller où tendrement enlacé avec ce corps divin ou devenu insupportable, ou tendre et aimé, en pyjama, en liquette, ou complètement nu-e, peut-être que c'est iel qui ronfle et que tu trouves cela adorable ou insupportable ou bien tu as appris à caler ta respiration sur son souffle et tu ne t'en rends même plus compte, bref, c'est samedi matin.

Moi j'écris, quelques heures avant toi, dans mon imaginaire de ton samedi matin qui ressemblera peut-être au mien, et je me dis merde, maintenant, maintenant que l'on ose écrire et que l'on a écrit à intervalles réguliers, Bad_Educatian et moi, maintenant, alors que nous avons des milliers d'idées dans la tête à écrire survient l'affreuse Procrastination, la garce, la déesse qui sait que nos idées ne sont pas si mûres, que l'on voudrait écrire encore mais, je me tape une insomnie juste avant le samedi des ronfleurs et du poulet rôti et je me dis mince, écrire, encore, et sans explication je pense à Thuthur.

Thuthur quand il a écrit cette citation en exergue, il avait, quoi, seize ou dix-sept ans ? C'est une lettre à son pote, son bro, si tu veux, c'est une lettre à son BFF Paul Demeny qu'il a rencontré parce qu'il avait fugué, l'été d'avant. Il ne supportait plus Charleville, la médiocrité provinciale, l'idéologie martiale de ces années de guerre franco-prussienne, sa mère et ses récriminations de mère - imagine : ce décalage entre tes troubles existentiels adolescents et ta mère qui te demande de mettre tes chaussettes au linge sale, mais s'il-te-plaît pour une fois fais attention, le bac de lingerie blanche et pas le bac de couleurs, alors que dehors c'est la guerre parce qu'un nabot qui a décidé qu'il s'égalerait à son tonton Bonaparte a besoin de rouler des mécaniques et que dehors, la bière, les filles, la vie, quoi ! Pas les chaussettes sales ! - bref, Arthur Rimbaud a seize-dix-sept ans, il a déjà fugué, il a squatté chez son prof (qui devait être ravi qu'après avoir dit à notre petit loulou qu'il avait du talent, celui-ci sonne à la porte en demandant "adoptez-moi"), bref, il a squatté chez Izambard qui devait être bien embêté, qui lui a présenté un autre loulou de son âge, Paul Demeny, et ils sont devenus copains comme cochons, partageant le goût, non du jeu vidéo ni des magazines La Redoute, mais bien, voilà le problème, le goût de la poésie. Donc, Thuthur a fugué, puis son prof Izambard l'a ramené chez la daronne parce que c'était la fin de l'été et qu'il fallait bien qu'il passe son bac, et Thuthur s'emmerde, il pense à ses fugues, à la bière, les souliers blessés et le paletot idéal, c'est toujours plus glorieux que le bachotage, il pense à la poésie et à son bro Demeny, et dégainant le GSM du passé, la correspondance épistolaire, il lui écrit ce texte en exergue de mon post. Moi j'aime bien les correspondances épistolaires, je les regrette, et surtout, j'ai eu seize-dix-sept ans, j'ai été révoltée et en colère, et ce qu'il écrit à Paul par contre, j'ai beau avoir le double de son âge maintenant, je ne m'en remets toujours pas.

Si je t'ai parlé des cloches du samedi matin c'est que je suppose, j'imagine, qu'Arthur Rimbaud les entendait le matin où il écrivait cela. Je ne sais pas s'il a écrit sa lettre un samedi matin, c'était peut-être un mardi soir, il en avait peut-être marre de travailler sa version de grec, peu importe, Arthur seize ou dix-sept ans coincé dans sa maison familiale à Charleville devait entendre les cloches et les maraîchers et sentir l'odeur du poulet rôti et se hurler en-dedans que La vie est ailleurs ! Ce qu'il écrit, du haut de sa révolte adolescente, sans se douter que cette lettre, plus de cent ans plus tard, sera copiée et recopiée et lue par d'autres milliers d'adolescents éreintés par le laborieux bachotage, c'est que sa voie, à lui qui ne croit pas assez pour prêter attention aux cloches, ou à la philosophie existentialiste - qui d'ailleurs n'a pas encore été inventée - ou à la pleine conscience ou ce qui donne sens à la vie, sera cela : éprouver jusqu'à l'extrême limite, explorer les méandres de sa conscience - Thuthur a deux ans de plus que Freud qui, à ce moment précis, doit être en train de se faire rouler dessus par ses hormones - et atteindre, par l'existence, pure, l'expérience, pure, la quintessence que les limites physiques de son corps et du hasard de la vie lui donnent à vivre. Bref, Arthur Rimbaud adolescent dit : on peut étudier la littérature, jusqu'à maîtriser par cœur la prosodie grecque, latine, on peut savoir scander l'hexamètre dactylique (le plus facile) et théoriser en veux-tu en voilà, le plus important, en poésie, c'est de vivre. Et par vivre il n'entend pas uniquement le kiff, la joie et l'ivresse, mais aussi le morbide, l'affreux, s'implanter des verrues sur le visage pour éprouver le dégoût et l'horreur, explorer les limites de l'existence jusqu'à... Quoi ? L'apothéose du martyr ? Certainement pas, ce serait du syndrome du sauveur tout hugolien et en cette fin de siècle, le romantisme de Victor Hugo passe de mode. Jusqu'à, simplement, qu'il "crève" pour que surgissent d'autres "horribles travailleurs" : les poètes. On est bien loin du mythe du génie inspiré par les muses. La poésie, dit Rimbaud, c'est avoir le courage de la laideur dans la glace, et pour... rien. Rien d'autre que la poésie en tout cas.

Alors, lecteurice, je t'avoue, moi, ça me sidère, cette histoire. Ça me sidère que l'on récite "Ma Bohème" en classe comme on apprend aussi par cœur "Il pleure dans mon cœur comme il pleut sur la ville", de Verlaine, amant de Rimbaud, de vingt ans son aîné, et qui finit, dans une nuit de beuverie, par lui tirer dessus. Ça me sidère que l'on ne sache pas - comme on ne sait pas, d'ailleurs, que dans "La Cigale et la Fourmi", La Fontaine défendait surtout la cigale, mais c'est une autre histoire - quelle révolte Rimbaud portait vraiment. Rimbaud qui ne savait pas qu'il finirait par crever de la gangrène, à la quarantaine, après avoir trafiqué des armes - ce qui est ironique pour l'adolescent anti-militariste - et avoir déclaré, à la vingtaine, que la poésie, ce n'était pas son truc. Il l'a vécu, son programme du voyant, en abandonnant la poésie écrite - peut-être pas la poésie de la vie - jusqu'au bout, jusqu'à crever de son propre corps en putréfaction, et voilà, les livres, les bouquins scolaires, le romantisme, et tu sais quoi ? C'est beau.

Dans quelques heures sonneront les cloches du samedi matin, et la rue sentira le poulet rôti. Arthur ce n'est ni toi, ni moi, mais j'imagine qu'il a entendu, senti aussi. Et même si son visage orne les livres, les manuels, les salons des dandys les plus romantiques, et que sans doute à cette pensée se retourne-t-il dans sa tombe, je pense à ce gamin de seize ou dix-sept ans, exaspéré de ses devoirs, qui décida un jour, sans penser la désillusion, l'abandon des lettres, le cynisme du trafic d'armes et la gangrène trop tôt, trop jeune, qu'il irait vivre en poète, dans des fringues minables, parce que pourquoi pas ça plutôt que la foi, la politique, que sais-je ? Je pense à mon insomnie, aux samedi matin, à l'ennui, et je m'endors en pensant à Arthur. Et je me dis qu'on a du bol, nous, lecteurs, qu'il nous ait laissé, entre seize et vingt ans, un petit bout de cette poésie-là.

Éloge de l'incertitude

"Qui se considérera de la sorte s’effraiera de soi-même et, se considérant soutenu dans la masse que la nature lui a donnée entre ces deux abîmes de l’infini et du néant, il tremblera dans la vue de ses merveilles, et je crois que sa curiosité se changeant en admiration il sera plus disposé à les contempler en silence qu’à les rechercher avec présomption."
Blaise Pascal, Pensées (1670), "Disproportion de l'homme"

Aux alentours du mois de mars 2020, la France, à la suite de l'Italie, et dans le sillage du monde entier, s'est confinée. Expérience stupéfiante s'il en est, moment historique, flottement et doute, en somme, réalisation concrète de nos fantasmes apocalyptiques. Je me souviens d'une nouvelle de SF de Greg Egan, dans Axiomatique (1995), imaginant une pandémie condamnant le monde entier à se confiner. Le récit déployait des images cauchemardesques de pillages au bout de deux semaines d'enfermement. L'auteur n'avait pas anticipé, en revanche, les rayons dévalisés de papier toilette, ni le bon sens civil qui poussa les habitants du monde à ne pas trop faire n'importe quoi. Nous avons collectivement accepté les consignes de sécurité, la protection de l'autre, la patience. Nous avons appris à vivre sans certitudes.

Enfin presque. Je pense à l'explosion des discours tonitruants défendant l'efficacité miracle de quelque molécule, profitant de l'urgence et de la peur pour court-circuiter le temps de la science et de ses vérifications ; je pense à l'invention de nouvelles théories du complot racistes, anti-élites, qu'elles soient scientifiques, commerciales ou politiques - il y eût bien, là, une confusion regrettable entre savoir et pouvoir, puisque les experts en médecine, pharmacologie, bactériologie, et j'en passe, furent les victimes collatérales de la haine contre l'industrie pharmaceutique. Je pense, et là me semble résider le plus grave, au récit d'une institution politique qui, ne pouvant se résoudre à divulguer sa propre ignorance - laquelle était tout à fait légitime, vu le caractère inédit du moment - se décida à raconter n'importe quoi, je cite : "les masques chirurgicaux ne servent à rien".

Loin de moi l'envie de prétendre que, à leur place, j'aurais fait mieux, machin, machin, non : je ne disposais alors d'aucune connaissance scientifique, politique ou extra-lucide qui m'aurait permis de dissiper l'angoisse. Il me semble en revanche que cette petite page d'histoire représente de manière significative cette incapacité à admettre simplement : "je ne sais pas".

Au lecteur, à la lectrice francophone qui me lira : te souviens-tu de l'affreux pensum des cours de langues étrangères, lorsqu'il s'agissait d'apprendre des listes entières de verbes modaux ? "I will" (je vais faire...) se distinguait de "I might" (je vais peut-être faire...). "Ich will" (je veux) se distinguait de "Ich möchte" (je voudrais). Le français ne manque pas non plus de ces infimes nuances : il est vrai, je sais, je crois, il me semble que, peut-être, nous pourrions supposer que... Nous disposons d'outils d'une certaine finesse pour parvenir à situer notre discours dans le continuum de la certitude. Il me semble - et Je, aka Bad_Conscience, veux ancrer cette hypothèse dans l'incertitude d'une voix féminine d'une trentaine d'années qui pense, qui questionne, sans aucune certitude absolue, et sans statut d'autorité - il me semble donc que ce ne sont pas les outils, mais la confiance pour admettre notre imperfection, qui nous manque.

Pourtant, fut un temps de notre existence où l'incertitude n'était pas une tare que nous cherchions à cacher. Vers l'âge de cinq ans, nous avons presque tous épuisé nos parents de nos "pourquoi ?". Dans l'enfance, nous nous accroupissions devant des fourmis pour en considérer le parcours, nous collectionnions, qui les minéraux, qui les feuilles d'arbres, et notre ignorance devenait la promesse de découvertes à venir. A quel moment ce désir de savoir - la libido sciendi, dit une jolie locution latine - s'éteint-il chez nous ? Est-ce la faute de l'école, de ses évaluations permanentes qui incitent l'enfant à toujours plus dissimuler ce qu'il ne sait pas par peur d'être stigmatisé comme "enfant idiot / inculte / etc" ? Je trouve cette réponse un peu facile. Car il faut nous entendre, collectivement, nous mettre à crier lorsque l'on a le sentiment de "perdre" un débat ; il faut le questionner, le complexe de ceux qui déplorent manquer de culture, comme s'il s'agissait d'un état de fait définitif. Et d'ailleurs, on les entend, les vociférations permanentes de ceux qui sans arrêt se targuent d'être les plus forts, les plus grands, les plus sages, même dans les situations du doute le plus inouï.

Or que dis-tu, lecteur, lectrice, à celle ou celui qui s'apprête à découvrir ta série favorite ? "Comme tu as de la chance !". Il existe certains moments où encore l'on parvient à se souvenir que l'ignorance est la condition nécessaire de l'éblouissement.

Alors je repense à ce passionné d'astronomie qui m'expliqua combien contempler les astres le berçait dans l'exaltation de l'infiniment grand. Il était plus âgé que moi, et sa voix vibrait de cette humble passion : "je n'y connais presque rien encore, et pourtant, quand je contemple l'infinité de l'univers, quand je me sens si petit, je suis heureux". Et s'il est facile de citer Pascal en exergue, comme je l'ai fait ici - parce qu'évidemment cela donne l'air érudit et que son fragment sur l'impossibilité humaine de rester en repos dans une chambre fut repris sans cesse dans tous les médias lors du confinement - je le fais pour rappeler ce petit détail, celui qu'on a tendance à oublier : quand Pascal aborde ce vertige existentiel à se retrouver pris entre deux infinis (l'immense et le minuscule, l'avant-naissance et l'après-mort), il évoque les "merveilles" et l'"admiration". Il n'est pas nécessaire de le suivre jusqu'au bout et de se convaincre, comme lui, que c'est l'existence divine qui est au cœur de cette ineffable jubilation, pour néanmoins ressentir cette dernière.

On accepte d'être ignorant quand on est enfant : la quête de la connaissance est celle qui, croît-on, nous permettra de devenir adultes. Peut-être pourrait-on décider que l'âge adulte, s'il est celui des certitudes, on ne devrait jamais vouloir l'atteindre. Après tout, ne plus rien avoir à apprendre, c'est un peu comme être déjà mort. A ce titre, personnellement, je préfèrerais demeurer toujours un peu ignorante.

Se remettre en jeu

Quand j'étais jeune adolescente, mon premier amoureux partageait avec moi le même imaginaire. Nous nous passions des CD, nous conseillions des jeux vidéos, regardions des films ensemble. Pourtant, quand je lui parlais d'un bouquin qui me plaisait, il renâclait : "Je n'aime pas lire. Pourquoi me fatiguer à imaginer quelque chose quand, la plupart du temps, un film l'a illustré pour moi ?". Nous étions dans les années 2000 ; cela n'a pas empêché ce jeune homme de poursuivre une jolie carrière universitaire.

Dernièrement, j'ai eu l'occasion d'échanger avec un passionné de bande-dessinée des adaptations de comics au cinéma - notamment d'Alan Moore. Je déplorais la simplification idéologique du portage de V for Vendetta à l'écran, avec la réduction radicale de l'ambiguïté morale du personnage de V. Il m'expliqua que toute adaptation suppose, mécaniquement, simplification, ajouta que le grand public se satisfaisait rarement d'une fin ouverte.

Ce matin, je lis un article de Jianwei Xun publié sur le site du Grand Continent à propos du "dispositif hypnocratique" à l’œuvre dans le discours d'investiture de Trump (NB : l'identité de l'auteur étant elle-même matière à étonnement, je joins sa présentation comme deuxième lien dans cette phrase). Ce qu'il définit comme "hypnocratie", c'est une méthode de contrôle des masses par un discours soigneusement calibré, tant en termes de stylistique que de métaphores et tropes, conduisant l'auditeur à renoncer à une pensée rationnelle pour entrer dans un mode de pensée de croyant fanatique. Le mythe et la fiction accaparent l'espace du doute cartésien et de la logique. Le fantasme messianique phagocyte l'esprit critique.

Le concept "hypnocratie" du dispositif/personnage Jianwei Xun - puisque, si vous avez lu le deuxième lien, vous aurez compris que je ne peux le qualifier de personne physique - me semble révéler un processus bien antérieur à l'arrivée au pouvoir de Trump et Musk ; c'est celui qui, je crois, était déjà latent dans le constat de mon premier amoureux ; c'est peut-être aussi celui qui, en France, depuis quelques décennies, a rongé le prestige moral des Humanités au profit, d'abord des sciences, puis de l'économie. Dans les années 2000, alors que j'étais bonne élève, j'ai dû longuement argumenter pour que mes parents acceptent que je suive une filière littéraire. Je me souviens de ma mère m'avertissant : "en terminale, si tu vas en filière littéraire, tu n'auras pas de cours de maths !", et moi rétorquant : "mais si je vais en filière économique ou scientifique, je n'aurai pas de français !". Peu à peu, le cours de littérature a été perçu, chez le tout venant, comme un cours de grammaire, d'orthographe, ou de mignons petits récits inoffensifs. Pire : depuis quelque temps, notre sensibilité s'est exacerbée au point que certains textes classiques sont devenus quasiment in-enseignables. Tel est le cas, par exemple, "De l'horrible danger de la lecture", de Voltaire, récit satirique dont le narrateur, un muphti de l'empire ottoman, met en garde contre la lecture comme favorisant l'émancipation, donc la possible rébellion, du lecteur contre l'arbitraire étatique. Tel est le cas, également, "De l'esclavage des nègres", de Montesquieu, qui par le même procédé que Voltaire - donner la parole à un narrateur esclavagiste - tourne en dérision l'argumentaire raciste anti-abolitionniste. Dans ces deux cas, l'ironie est de moins en moins perçue par les jeunes ; le risque d'une colère des ados, de leurs parents, devient tangible pour l'enseignant qui voulait enseigner la finesse humoristique des Lumières autant que l'esprit critique. Mais ici je ne parle que de la France. On connaît, aux États-Unis, la terrible tendance à censurer des listes de bouquins entières des établissements scolaires et autres bibliothèques.

Or nous voilà dans un joli paradoxe : le récit et le mythe irriguent notre quotidien. Les réseaux sociaux, les discours politiques, l'industrie du divertissement nous abreuvent de fantasmagories diverses - l'article de Jianwei Xun évoque notamment le mythe de l'âge d'or, topos régulier dans nos récits fondateurs antiques, qu'il s'agisse par exemple d'Hésiode, de Virgile, ou évidemment de l'Ancien Testament. Mais par un même mouvement, sans que nous y ayons pris garde, s'est retrouvée confisquée notre liberté à confronter des récits discordants.

Ainsi, tandis qu'en France, les études les plus prestigieuses proposent des cours de rhétorique et d'art oratoire, les heures de français du secondaire se sont réduites à peau de chagrin au cours des dernières décennies. Ainsi, tandis que Trump et Musk - sans doute en cela aidés par de brillants quoique anonymes ghost writers - jouent le sophisme le plus raffiné à l'aide d'outils littéraires pointus, combien d'électeurs ont-ils eu l'occasion d'étudier un corpus sur le mythe de l'âge d'or, et, de fait, reçu les outils d'analyse et d'esprit critique suffisant pour questionner le discours d'investiture ? Officiellement, l'étude de la littérature est devenue une passion coûteuse, inutile et frivole ; officieusement, ses outils sont confisqués par les élites. Je ne compte plus les fois où je me suis entendu dire que l'apprentissage par cœur des figures de style au lycée avait été une perte de temps ; pourtant, il me semble utile d'identifier l'anaphore et la métaphore ("Nous sommes en guerre") pour éviter la pétrification par le discours.

Qu'on ne se laisse pas prendre à l'apparent paradoxe : les plateformes de VOD se sont multipliées et renouvellent leur catalogue d’œuvres constamment ; la production d’œuvres de fiction comme la romance et tous ses avatars semble chaque mois croître un peu plus ; l'illusion est celle d'un foisonnement culturel. Cependant, ce foisonnement s'établit en se polarisant, à l'instar des nœuds communautaires des réseaux sociaux, en répétant à l'envi les mêmes schémas prêts-à-penser. On consomme sans arrêt le Même, le récit rassurant, décliné sous tant de variations cosmétiques. On le consomme le soir en rentrant d'une journée éreintante, pour "reposer le cerveau", en doudou rassurant contre nos angoisses existentielles.

Il me semble qu'il faudrait redonner à la fiction ses lettres de noblesse. Lire, faire lire, conter des histoires surprenantes, des histoires qui dérangent. Cesser d'écrire en bandeau d'un livre "inspiré d'un fait réel", qui donne l'illusion d'une abolition de la fiction au profit d'un discours unique, celui de la Vérité, et au contraire défendre la puissance créatrice du rêve, du Faux, de l'imaginaire construit et factice. Il faudrait lire, faire lire, ce corpus de l'âge d'or, dans lequel Ovide, par exemple, fait couler des fleuves de nectar et de miel (Les Métamorphoses), pour rappeler la part de métaphore, donc de fiction, de poésie à interpréter, dans les grands discours fondateurs, et ainsi empêcher l'hypnocratie de nous piéger dans ses filets. Lecture, jeu de rôle, comédie, art, et j'en passe, ne devraient plus être présentés comme des divertissements risibles, mais comme une école de l'interprétation, de l'esprit critique, et du libre arbitre. Multiplier les fictions discordantes, rappeler, pour citer Chimamanda Ngozi Adichie, le Danger de l'histoire unique (titre de l'un de ses essais que je conseille au passage), se réjouir du jeu entre nos discours plutôt que chercher à le réduire par une quête de Vérité asséchante, puisqu'après tout, qu'y a-t-il de plus sérieux que le jeu ?