Vous connaissez l’histoire. Elle commence toujours de la même façon. Je fais des recherches sur un sujet précis, pointu, voire, pour documenter un truc que j’écris. Le truc vraiment important, tout en haut de la pile des priorités. Le coup part tout seul. Je tombe sur une expression de géographe urbaniste. De synapse en synapse, de nœud en arborescence, elle m’envoie ailleurs. Elle devient un récit.
Je suis un enfant des bois. Depuis toujours, j’aime vagabonder dans les forêts pour en découvrir les secrets. J’ai de la chance, j’ai grandi dans un coin où on peut marcher toute une journée au milieu des arbres sans croiser une seule route goudronnée. Dans ce pays de collines et de rivières, les châtaigniers, les chênes, les charmes, les merisiers et les sorbiers s’épanouissent, baignés par la douce chaleur du sud et nourris des pluies de l’ouest. Au fond des vallées, ce sont les aulnes et les frênes qui étendent leur ombre sur les cours d’eau lascifs. Et, partout, des fougères. Des fougères tellement hautes que l’on s’y cache et l’on s’y perd.
Des femmes et des hommes de ma famille, j'ai appris les usages et les saisons des bois. Choisir la branche du noisetier pour en faire un magnifique bâton. Connaître les baies comestibles. Ramasser les meilleures châtaignes. Courir les champignons. Reconnaître les oiseaux à leur chant et les petits mammifères à leurs crottes. Prendre les bonnes feuilles pour s’essuyer le cul. Éviter les coins à sangliers. Utiliser son Opinel sans se couper. Un vrai petit manuel de survie de la paysannerie forestière. À l’oral et par la pratique.
J’aurais pu devenir chasseur, j’en connais les usages. Mais, les hommes de ma famille ne l’étaient pas et je déteste les armes. Ils en défendaient, cependant, farouchement le droit. Elle a longtemps, très longtemps, été le privilège des nobles et des nantis. C’est un acquis de la Révolution, remis en cause par les bourgeois et les messieurs de Paris qui ont oublié leurs origines. Dans cette région, défendre ce droit et, surtout, l’injustice de ne pouvoir l’exercer est , dit-on, à l’origine du mot « jacquerie ». Eugène Le Roy est un héros ici, républicain bouffeur de curés. Ici, la chasse n’est ni un loisir ni un sport. C’était, et elle le redevient, une question de survie.
Les hommes de ma famille n’étaient pas chasseurs. Ils braconnaient un peu. Enfant, j’étais captivé, et horrifié, par l’histoire de cet aïeul que les gendarmes avaient arrêté pour braconnage. Enchaîné, ils l'avaient traîné, lui à pied, eux à cheval, jusqu’au chef-lieu de canton. Il aurait passé quelques jours en prison, c’était devenu un délit véniel. Dans les bois, au milieu des fougères, les hommes de ma famille m’ont montré les sentes de braconniers, les pistes des animaux. J’ai appris à les connaître, à les trouver, à les suivre. Je n’ai jamais rien attrapé, ni ne me souviens qu’un seul de mes aînés ait capturé quelques gibiers. Je ne crois pas, non plus, que c’était réellement l’objet de cet apprentissage. En revanche, apercevoir des renardeaux à l’orée de leur terrier après avoir suivi une piste est une récompense sans prix. Ces sentes et ses pistes me fascinaient. Elles dessinent les lignes de vie de la forêt, tracées par l’instinct et l’intuition du chemin le plus sûr, le plus rapide, ou le plus intéressant. Plus encore, elles esquissent une géographie sylvestre, elles possèdent une géométrie propre. J’ai essayé de les cartographier, je crois, à cet âge étrange entre l’enfance et l’adolescence. L’âge, d’ailleurs, où j’ai découvert l’imaginaire qui m’habite encore aujourd’hui.
Je vis maintenant dans une ville, la réalité est d’une banalité affligeante. Parfois, je songe à ces sentes et ces pistes. La ville est peuplée d’animaux, beaucoup moins de braconniers. Au petit matin, avec de la chance, on surprend un renard. Quel est son chemin ? Où est sa piste ? Interrogations un peu futiles là où le béton et l’asphalte dominent. Mais, malgré la planification des urbanistes et l’architecture des paysagistes, on voit dans les parcs et espaces verts de petits morceaux de sentiers. Des pistes apparues souvent fortuitement, que des milliers de pieds rendent tangibles. Boueuses après la pluie, jamais pavées, elles deviennent finalement plus réelles et plus empruntées que les voies des technocrates experts du déplacement urbain. Ces pistes portent un nom ravissant, ce sont les chemins du désir. Des sentes inédites, interdites parfois, que les désirs des humains ont tracé, en dépit de la volonté d’autres humains d’imposer un parcours. Ils sont la géographie et la géométrie de nos instincts et nos intuitions. Ils portent la promesse d’un chemin plus sûr, plus rapide, ou plus intéressant. J'ai envie d'en faire la cartographie, elles ont des histoires à raconter.
Les vérités polyphoniques de la complexité exaltent, et me comprendront ceux qui comme moi étouffent dans la pensée close, la science close, les vérités bornées, amputées, arrogantes. Il est tonique de s'arracher à jamais au maître mot qui explique tout, à la litanie qui prétend tout résoudre. Il est tonique enfin de considérer le monde, la vie, l'homme, la connaissance, l'action comme systèmes ouverts. L'ouverture, brèche sur l'insondable et le néant, blessure originaire de notre esprit et de notre vie, est aussi la bouche assoiffée et affamée par quoi notre esprit et notre vie désirent, respirent, s'abreuvent, mangent, baisent.
Edgar Morin, Le paradigme perdu (1973)
Étrange d’introduire un éloge de la simplicité en citant un grand penseur de la complexité. Dans quelques rares élans de lucidité, j’ai conscience que je déteste ce qui est compliqué. J’aspire à être simple, j’aime les choses simples, j’aime les gens simples. Notre monde manque cruellement de simplicité. Tout est compliqué, trop compliqué, inutilement compliqué. Là se trouve la confusion. Compliqué n’est pas complexe. Complexe n’est pas compliqué. L’antonyme de « compliqué » est « simple ». L’antonyme de « complexe » est « élémentaire ». Lecteur averti que vous êtes, vous rétorquez que « simple » est souvent pris comme un antonyme de « complexe ». Pour cet éloge, néanmoins, la simplicité s’accordera bien d’un peu de mauvaise foi assumée.
La complication est une manipulation, un mensonge autant qu’un leurre. Les objets compliqués cachent leur ingénierie défaillante derrière un mode d’emploi abscons. Les plats compliqués masquent leur saveur quelconque derrière une technicité sans émotion. L’art compliqué se pare de fioritures criardes vides de sens. Les gens compliqués dissimulent la vacuité de leur vie et de leur pensée par des circonvolutions et des traditions idiotes. Les situations compliquées le sont parce que personne n’a exposé simplement les faits. Ce qui est compliqué se démêle. La complication est une aggravation.
La complexité est une donnée, une question autant qu’un état. Un objet complexe démontre une ingéniosité. Un plat complexe révèle ses saveurs pour susciter sensations et émotions. L’art complexe se construit par compréhension, intelligence et intuition du monde. Les gens complexes sont des êtres humains, simplement. Les situations complexes sont comprises par une vision d’ensemble, tout autant que par une analyse des détails. Ce qui est complexe s’étudie. La complexité est l’essence du monde, de l’humain et de la pensée.
Yet do much less, so much less, Someone says,
(I know his name, no matter) - so much less!
Well, less is more, Lucrezia: I am judged.
Robert Browning, Andrea del Sarto (poème,1855)
Ainsi, j’aspire à la simplicité, je cherche la simplicité, j’exige la simplicité, j’implore la simplicité. Elle est le composant essentiel, un atome, une particule élémentaire, de la complexité. Pour comprendre l’ensemble, il faut en connaître les détails. Pour observer les détails, il faut embrasser l’ensemble. La simplicité est une porte, un espace liminal même, vers la complexité, comme la complexité conduit à la simplicité. Être simple consiste à de départir des oripeaux inutiles, des traditions idiotes, de l’égo enflé. Être simple, c’est écouter, toucher, observer, ressentir, trouver le geste essentiel. C’est l’ébéniste devant une planche ; observer son aspect, son fil, ses nœuds, ressentir la pousse et la vie de l’arbre, décider de ce que deviendra cette planche dans le meuble, puis, prendre le ciseau, enfin, quand la somme des simplicités devient un tout.
J’aspire à la simplicité parce que j’aime la complexité et les choses, les personnes, les situations complexes. Je veux être simple pour embrasser la complexité et toucher l’essence du monde, de l’humain et de la pensée.
Vous savez comment l’histoire commence. Un cliché. Prenez une soixantaine de personnes. Certains se connaissent, d’autres non. Réunissez-les dans un hôtel tranquille au cœur des Alpes pendant trois jours autour de leur intérêt commun, le jeu. Appelez ça « convention ». J’appelle ça une immersion, voire une retraite. Une coquetterie, pour en atténuer, en partie, les effets de la fatigabilité sociale.
L’histoire se termine toujours ainsi. Le retour à la réalité est douloureux, j’y reviens fébrile. Les idées se bousculent, nourries par des heures de jeux, d’échanges et de découvertes. Elles partent dans tous les sens. Je suis pris d’une hyperactivité cérébrale. Alors, je dois lire, me documenter, jouer, explorer des biographies, lire encore, parler, correspondre, écrire, créer, expérimenter, jouer de nouveau. Question de survie. Puis, attendre la prochaine retraite ludique et créative à la montagne, à la campagne ou à la mer. D’ici là, mon cerveau se perd en spirales et en arborescences, entre trip et souffrance.
Inspiration, quatre secondes. Expiration, six secondes. Six fois, une minute. Cinq cycles, cinq minutes. Trente inspirations et trente expirations pour ralentir les flux synaptiques. Choisir un sujet et (hyper)focaliser pour produire.
Depuis un quelque temps, je m’interroge sur la notion de narration émergente dans le jeu de rôle. La notion est bien connue dans le jeu vidéo. C’est un sujet largement traité par les game studies depuis un peu plus de deux décennies. J’en garderai une définition communément admise : un phénomène d'histoires contextuelles inattendues apparaissant durant le jeu. La notion est à distinguer, toujours dans le cadre du jeu vidéo, du gameplay émergent (utiliser le système du jeu pour accomplir des actions non prévues par les développeurs) et la narration procédurale (utiliser le système du jeu pour construire un récit), que l’on retrouve aussi dans le jeu de plateau. Les rassemblements ludiques sont propices, évidemment, à des observations, des expériences et des discussions.
Dans le jeu de rôle sur table, plusieurs personnes se réunissent dans un monde imaginaire, autour d’un récit (ou de récits) qui évolue au gré de la conversation, des décisions et des résolutions, souvent par le hasard, des actions des personnages. De fait, mon questionnement est erroné. Le jeu de rôle est, par essence, un jeu à narration émergente. On s'aperçoit rapidement qu’une partie va produire des récits non prévus, quand bien même la structure première peut être rigide. Écouter les participants qui racontent leur partie est toujours stupéfiant, tant les histoires diffèrent. C’est d’ailleurs la beauté du jeu de rôle. Si l’univers de jeu est partagé, parfois coconstruit, les histoires racontées par les joueureuses sont uniques. On retrouve évidemment des points de convergence. Les divergences se trouvent dans les émotions du personnage ressenties par la joueureuse, les perceptions de l’univers de jeu, les interprétations de la joueureuse, et son propre théâtre mental, fréquemment avec le biais induit par une petite dose d’apophénie (comprise ici comme notre capacité à nous identifier à quelque chose qui semble absurde à première vue, mais qui finit par nous correspondre en raison de notre nature à trouver des schémas dans des questions complexes, même s'il n'y en a pas à l'origine, et non avec son sens psychiatrique).
Par ailleurs, je dois bien avouer que la théorie LNS, quand bien même elle est désormais obsolète de l’avis même de son auteur, ajoute à la confusion. J’ai lu, entendu, vu tellement de personnes se déchirer autour du ludisme, du narrativisme et du simulationnisme, pris comme des catégories et non des parties d’un tout. Comme si, chaque joueureuse, chaque MJ, défendait une chapelle sacrée, sans savoir vraiment ce qu’elle abritait. Peu avait réellement compris que ce modèle constituait avant tout une grille d’analyse pour les concepteurs et les game studies. Son obsolescence n’empêche néanmoins pas sa pollution, pardon, son influence, de quelques échanges. Je tranche. Le jeu de rôle est ainsi, par essence, un jeu narratif. Les participants sont là pour partager un univers, des aventures, des récits et construire une histoire. Point final.
“Narrative in a game is not a mechanic. It’s a form of a feedback.”
– Raph Koster (2012)
Reste la question première, celle de l’émergence. Dans la littérature consacrée aux jeux vidéo, on trouve une distinction intéressante entre le récit embarqué et le récit émergent (Amiri, Fouad. 2019. Narrative in Story-Driven Video Games: A Comparative Study of Emergent, Embedded and Mixed Narrative Techniques). Le premier est défini par « une structure rigide qui nécessite d'établir en amont tous les détails de l'histoire et de ses potentielles variations. Chaque décision et action du joueur lui permet alors de progresser dans l'arbre du récit préétabli » (Chauvin, Simon. 2019. Un modèle narratif pour les jeux vidéo émergents ). Les campagnes et les scénarios du commerce des jeux de rôle « classiques » (L’Appel de Cthulhu, D&D, Pathfinder, etc.) répondent souvent à cette définition, les livres dont vous êtes le héros, également. D’après Chauvin, « les récits émergents sont au contraire indéfinis et se manifestent sous des formes variables ». L’émergence est ici « la capacité d'un système à créer des comportements non explicitement prédéfinis, mais qui pourraient être dérivés de l'ensemble des règles de ce système ». On y retrouve les campagnes « bac à sable », entre autres. Certains jeux solo (journalling) ou épistolaires et les jeux construits sur des tables ou de l’hexcrawl, par exemple, entrent par ailleurs dans cette catégorie, en considérant les narrations procédurales comme une forme de narration émergente.
Jusqu’à présent, je ne me place que du côté du système de jeu qui conduit à une forme d’émergence qui dépasse, on le pressent, le cadre de la narration. Il sera aussi nécessaire de s’intéresser à « l’agentivité » des joueureuses (player agency, décrite, de manière générale, comme le phénomène par lequel un joueur estime que les actions qui lui sont proposées dans le contexte du jeu ont un sens et que son choix d'action a une incidence significative sur le contexte dans lequel il s'engage.), un point central dans la construction narrative (”Naked and on Fire”: Examining Player Agency Experiences in Narrative-Focused Gameplay.).
Le lecteur attentif aura remarqué que j’utilise trois termes, narration, récit et histoire, souvent de façon équivoque. Les sens usuels de la narratologie (Gérard Genette définit l’histoire comme la suite des événements et les actions qui se déroulent, le récit comme la représentation de cette histoire, la manière dont elle est racontée, et la narration comme l’acte de raconter l’histoire) le sont moins.
Voilà donc ce qui m’attend, en plus de la pile bibliographique accumulée en réfléchissant à la question : me former à la narratologie, interroger le rôle des joueureuses, et expérimenter la création de jeux à histoire émergente. Pas forcément dans cet ordre.
Tendresses
Mes gestes, mes regards, mes paroles ne manquent pas de cette tendresse que l’on décrit dans les dictionnaires. Mais, la tendresse qui m’intéresse est celle que l’on dévoile en public, que l’on éprouve sans se cacher.
J’ai de la tendresse pour Chloé.
Pourtant, je ne connais pas vraiment Chloé. Nous nous sommes croisés une fois, nous avons parlé deux fois au téléphone, nous avons échangé quelques messages sur les réseaux sociaux. Elle suit mes publications, je suis les siennes. Je voudrais qu’elle illustre mes projets, elle attend patiemment que je les termine.
J’ai de la tendresse pour Chloé depuis notre première rencontre. C’était à Cannes, dans les sous-sols du Palais des Festivals. Ma première participation au Festival des Jeux, et l’avant-dernière. Elle s’est posée devant le stand, son book sous le bras. Timide peut-être, je ne m’en souviens pas. Elle était la jeune illustratrice, j’étais l’éditeur. Elle m’a tendu son book. Je l’ai pris. Probablement avec trop de nonchalance, c’était le dixième ou le quinzième de la journée. Ils se ressemblaient tous plus ou moins : techniques impressionnantes, illustrations léchées, numérisées, colorisées, photoshopées. Peu d’âme, finalement. Chloé débarque avec ses aquarelles, ses crayonnés, ses erreurs et son authenticité. Quelques images numérisées, bien sûr, pour signifier « je maitrise aussi les standards de l’industrie ». Je m’attarde davantage au travail de l’artiste qu’à celui de la graphiste-qui-maitrise-les-standards. Ainsi, je sais que j’éprouve de la tendresse, d’abord pour les œuvres, puis pour Chloé, la turbo-féministe rageuse pyromane.
La tendresse n’est pas une préoccupation. Je ne me pose pas particulièrement de question sur le sujet. Je la ressens vers moi ou de moi. C’est à peu près tout. Jusqu’à cette question de Chloé sur un réseau social dont le boss vient de s’affranchir de toute forme de modération.
Exactement le genre de question que je ne devrais pas lire. Encore moins commencer à y réfléchir. Déjà, c’est quoi, la tendresse ? Je pique le truc de Lola Lafon.
Tendresse, nom féminin : Sentiment tendre d'amitié, d'affection, d'amour qui se manifeste par des paroles, des gestes doux et des attentions délicates. La tendresse d'une mère pour son enfant ; un élan de tendresse.
Voilà donc le cœur du problème. La tendresse aux mères, la froideur au reste. J’ai été, je suis, tendre dans l’intimité, à l’abri du foyer. Avec ma compagne, avec mes enfants. Avec mes amantes et mes amants, aussi. Certainement. Mes gestes, mes regards, mes paroles ne manquent pas de cette tendresse que l’on décrit dans les dictionnaires. Mais la tendresse qui m’intéresse est celle que l’on dévoile en public, que l’on éprouve sans se cacher.
Je suis de la génération des crises économiques, de la new wave, du grunge, de la chute du Mur, de Tchernobyl et du SIDA. Celle qu’on oublie, perdue entre les boomers et les millenials. Celle qui devait hériter des bienfaits des Trente Glorieuses. Et des libertés gagnées avec les pavés de 68. Summer of Love, amour libre, loisirs… Celle, aussi, dont les grands-parents avaient connu la Seconde Guerre mondiale, dont certains parents étaient partis se battre en Algérie. Autant dire que la tendresse n’était pas tellement le truc des pères et des grands-pères. Élevés à la dure, au travail dès le plus jeune âge pour aider à la ferme, pour eux, le geste de tendresse n’existait simplement pas. Par pudeur peut-être, par ignorance aussi. Un homme, ça ne pleurait pas. Enfin, pas devant les autres.
Je ne me souviens d’aucun geste de tendresse dans ma famille. J’ai pourtant grandi dans une famille aimante. Ma mère était présente et protectrice. Mon père était encourageant et ne cachait pas sa fierté quand ses fils devenaient des humains décents. Mes grands-parents étaient aimants, sans l’ombre d’un doute. Aucune démonstration de tendresse, cependant. De la pudeur. Seulement de la pudeur. Autant que je m’en souvienne, ce n’est pas non plus l’arrivée dans l’activité sexuelle qui m’a fait découvrir une quelconque forme de tendresse. L’éducation sexuelle devait être abordée au collège. De ça je me rappelle. La prof de SVT, une ancienne, recrutée avant 68, était consciencieuse. Les programmes étaient formels, mais pas particulièrement explicites. Il fallait aborder les organes reproducteurs et leur utilisation en vue de la pérennité de l’espèce. Remarquez bien qu’il n’est pas question de plaisir, les hippies de 68 ne concevaient pas encore ledit programme. La prof, consciencieuse donc, s’appliqua à nous enseigner la reproduction des cailloux. Depuis, je dois bien avouer mon émoi quand j’observe une éruption volcanique. Tous ces fluides visqueux, brulants, qui jaillissent et s’écoulent lentement. La décennie durant laquelle j’ai découvert la sexualité s’affranchissait plutôt facilement de la tendresse amoureuse. Un héritage des soixante-huitards. Jouir comme je veux, avec qui je veux, quand je veux. La promesse de libération sexuelle s’était mue en une forme de compétition de baise. Les hommes, et par conséquent les jeunes hommes qui les imitent, devaient estimer que les femmes, désormais libérées sexuellement, étaient disposées à tout accepter, tout le temps, et encore plus si c’était athlétique. Chez les gays, pareil. Sexe, drogue et YOLO. Jusqu’au SIDA. Je ne sais plus si les premières formes de tendresse masculine que j’ai rencontrées viennent des milieux gays. Avec la maladie, le sexe pour le sexe était une roulette russe. Les caresses ont remplacé le cul. Mais pas les victimes. Ni apaisée la rage.
C’est encore loin de ce que je recherche. Pas la tendresse des dictionnaires, mais celle que moi, humain se définissant comme masculin, exprime publiquement et ouvertement. Je crois que j’ai découvert cette expression de la tendresse dans la mélancolie. Le trait de caractère qui me correspond le mieux. Plus encore, je me définis comme un mélancolique. Je le revendique. À la fois envahi d’un bonheur intense et d’une profonde tristesse par un paysage, un sourire, un détail, un son, quelques mots… La mélancolie est intimement liée à la capacité à chercher la beauté, à s’émerveiller, à imaginer, à s’extraire du quotidien. C’est précisément ici que réside la douleur. On ne s’extrait pas du quotidien. Il n’en reste pas moins que cette tendresse mélancolique est l’exact opposé de toutes formes de cynisme. De ça j’en suis heureux. La tendresse que j’éprouve pour Chloé est de celle-ci. Elle est une extension de ce que je ressens devant ses œuvres qui touchent exactement les points sensibles de ma mélancolie.
C’est trop facile. La mélancolie me permettrait ainsi d’inonder le monde de ma tendresse. Et pourquoi pas la sensibilité à l’art ? L’empathie ? Non, je ne peux pas m’en contenter.
C’est, une fois encore, dans les ténèbres que j’irai puiser. Tout commence par le jeu de rôle. Une part essentielle de ce que je suis. Imaginer des aventures incroyables, explorer des mondes fabuleux, interpréter des personnages à l’infinie variété. Vivre mille vies. Longtemps, les potes et moi avons joué « gentiment ». De temps à autre, il était question de personnages à la moralité discutable. Un de mes kinks rôliste est de pousser le curseur, de jouer avec les limites, parfois de les franchir. Je trouve sain et cathartique de se frotter à un imaginaire sombre, très sombre, voire hardcore. Autour d’une table, peu de chance de finir en taule, en HP ou six pieds sous terre. À jouer dans un imaginaire commun particulièrement trash, il devient nécessaire de s’assurer que tous les participants y prennent du plaisir. Cela tient en deux mots. Le premier, magique : safeword. Le second, la clé, la source : aftercare. L’emprunt au vocabulaire BDSM n’est pas fortuit. De mes expériences, discussions, lectures et réflexion, le parallèle entre jeux de rôle et BDSM me semble assez évident. Nous jouons avec nos limites, les poussant pour les éprouver. Nous les franchissons parfois pour découvrir d’autres horizons. Toujours dans le consentement. Toujours avec l’idée que ce sont des jeux. Nous jouons avec nos peurs, nos douleurs, nos pulsions, avec ce qui nous révulse aussi. Nous explorons nos ténèbres. Quand la session se termine, les participants prennent soin les uns des autres avant de revenir à la réalité. J’ai découvert ici une profonde et authentique forme de tendresse. Dans l’abandon des masques et des armures sociales. Sans jugement aucun. Simplement prendre soin de l’autre. Simplement dévoiler sa tendresse.
INCIPIT, subst. masc. inv. : Premiers mots d'un manuscrit, d'un texte ; début d'une œuvre musicale. En référence à la locution latine que l'on trouve au début des manuscrits latin du Moyen Âge : incipit liber « ici commence le livre ».
Voici les premières lignes d'une histoire qui se racontera quand les joueuses et les joueurs s'en empareront. Elle est incomplète. Personne n'en connaîtra jamais toutes les versions.
Le village est niché au fond d'un val escarpé creusé par la rivière qui le traverse toujours. Coincé entre des falaises et une forêt immémoriale, il n'est pas tout à fait reclus, mais reste d'un accès difficile. Il a survécu à bien des bouleversements, des guerres et des révolutions. La dernière en date, cependant, a presque eu raison de lui. L'exode. Tant de familles l'ont quitté pour la grande ville, toute proche et si lointaine. Pourtant, une fois de plus, la source pourrait le sauver encore.
La tempête fait rage plusieurs jours. Alternant pluies diluviennes, froid mordant, neiges soudaines et tornades. Une apocalypse. Arbres arrachés. Crue de la rivière. Destruction du pont. Routes et communications coupées. Réseau électrique défaillant. Le village se réveille hors du monde et découvre l'horreur d'un corps mutilé, comme dévoré par une bête immonde.
Les personnages sont la Loi, la Mémoire, la Cheville ouvrière, l'Enfant prodigue, la Vieille fortune. Arc narratif de quelques sessions, s'appuyant sur Rooted in Trophy, il explore les relations entre les locaux, autant que les mystères horrifiques qui entourent le village. Il puise son inspiration dans l'horreur folklorique et nordique. Un lieu isolé, des personnages qui ne peuvent compter que sur eux-mêmes, des histoires anciennes.
Agression
In media res est une locution latine désignant, d'après le dictionnaire, le procédé narratif qui consiste à placer l'audience au cœur de l'action sans préalables.
Tu humes l'air à l'orée du camp, les yeux clos pour discriminer les odeurs. Parfum puissant et métallique du sang. Tu perçois l'agitation et la colère par delà les effluves. Et la peur, surtout la peur. Viscérale. Primordiale. La peur de la mort qui rôde. Frisson. Alerte. Nouvelle décharge d'adrénaline. Inspiration, expiration, trois fois. Une gorgée d'élixir, encore.
Tu tombes sur Freddy, incohérent, en panique.
« Du sang… Elle va crever… les salauds… Du sang, ils l'ont planté ! » Il t'attrape par le col, il hurle. « Elle va crever, j'te dis !
— Lâche-moi Freddy. Explique. » Tu le repousses sans violence, mais fermement.
— « Friska, elle pisse le sang. Enculés ! J'vais leur faire la peau !
— Arrête-ça ! Li ?
— Du sang. Partout sur elle… Ça dégouline… Le sang ! » Tu l'abandonnes à ses délires. L'urgence, c'est Li.
Tu entres dans l'abri de Li sans t'annoncer. Elle est assise là, à même le sol. Couverte de sang et de larmes, elle berce doucement sa chienne. Elle lève les yeux vers toi. Son regard n'est que désespoir. Tu t'accroupis face à elle, résolu. Tu sais ce que tu dois faire.