Vous l'aurez compris. Mon cerveau ne se contente de rien. À peine un sujet m'interpelle qu'un autre attire mon attention. Pour autant, je n'oublie pas le précédent. J'accumule – heureusement, sinon je cours à la mort cérébrale – les intérêts spécifiques, voici comment l'on nomme les hobbys pour les personnes comme moi.
Au détour d'un doom-scrolling nocturne, à l'heure où la pharmacopée ne fait plus aucun effet, je découvre une pratique artistique absolument punk dans son exercice et son esprit, bouillonnante, underground: le livecoding. Pratique parfaite en tous points pour moi qui ne suis ni musicien – je manque de discipline –, ni codeur – je l'ai été mais c'était chiant –, ni extraverti.
Le live coding est une pratique d'improvisation où les langages de programmation deviennent des instruments de création temps réel. Durant leur performance, les live coders écrivent et modifient du code, le projettent afin que le public puisse suivre leur processus créatif. Cette transparence transforme la programmation en un moment d'expression artistique ouvert, partagé, visible de tous. Cette pratique se situe au croisement de l'informatique musicale, de l'ingéniérie logicielle, de l'improvisation et de la musique algorithmique ou générative. Le live coding est une pratique intrinsèquement pluridisciplinaire. Les artistes entrelacent librement création sonore et visuelle, pensée algorithmique et geste créatif. En transformant l'ordinateur en instrument, le live coding offre un contrepoint intéressant au paysage habituel – et déjà figé – des lutheries contemporaines.
– Source: https://livecoding.fr/
Vous noterez bien que l'on ne parle pas d'IA générative, mais bien de code, écrit à la volée, improvisé, avec des outils bricolés.
Bref. J'apprends, je m'amuse, j'expérimente. Je suis loin de participer à une algorave. Qui sait, un jour peut-être.
Il évitait son reflet depuis plusieurs jours. Ou, plus exactement, il refusait de voir ce que les surfaces réfléchissantes pourraient renvoyer. Il reniait, bravache, la frayeur qu’inspirait sa propre image. Il était l’Énantionarcisse, animé par une profonde haine de son reflet. Tête-à-tête inévitable, pourtant. La raison, il la connaissait. Mais, ça ne rend pas les choses moins compliquées de savoir. Il oubliait son visage. Les masques qu’ils portaient en permanence, les identités qu’il prenait selon le jour, l’heure, les circonstances, l’avaient érodé.
Au début, c’était pratique. Il suffisait d’observer. Les gens, les mimiques, les attentes, les us et coutumes, l’étiquette, les interactions. Ensuite, c’était un rôle, une imitation, un masque justement. Pour donner le change. Pour paraître normal. Pour entrer dans le moule. C’était devenu une habitude, puis un réflexe. Comme pour protéger ce qu’il y a de plus authentique, ce que les autres ne comprennent pas, ce qu’ils appellent folie, trouble, maladie ou bizarrerie. Il était devenu, tout à tour, enfant sage, adolescent ordinairement rebelle, étudiant plus ou moins brillant, chercheur, chroniqueur, informaticien, prof, amant, ami, mari, père, compagnon. Il avait bu, fumé, usé de diverses substances, participé à des choses qui semblent tellement normatives à la réflexion, simplement pour s’intégrer, au risque de se perdre. Mais, secrètement, il entretenait ses rêves, ses étrangetés, son être profond et véritable, celui que personne ne voyait, celui que seuls quelques privilégiés ou illuminés pouvaient apercevoir. Cela devint une obsession. Sa quête passait forcément par l’imaginaire. Le sien et celui des autres. Son refuge le plus sûr, dans la solitude et les silences. Charlélie Couture lui chantait : « Comme la vie réelle le dégoûte / Il se réfugie dans la science-fiction / Il dit que les seuls amis qui l’écoutent / Évoluent dans la suprême dimension » et Umberto Eco lui murmurait : « La lecture est une immortalité en sens inverse. »
Par caprice, il n’avait pas voulu, pu, ou su se contenter d’une seule vie. Il lisait, il regardait des films, il jouait aux jeux vidéo, aux jeux de rôle. Boulimique, avide de mondes imaginaires, de fictions et de personnages. Il vivrait 5 000 ans, connaîtrait mille vies. Parfois, quelqu’un s’inquiétait (ne va-t-il pas se déconnecter de la réalité ?). Mais sa maîtrise des masques de normalité rassurait. Non, il était conscient et consentant. Fuir le monde était une nécessité vitale. Revêtir la vie des personnages comme on enfile son armure. Bien sûr, il avait lu, compris et intégré le bleed. Cette perméabilité par laquelle les émotions, pensées ou réactions d’un personnage influencent la personne, ou inversement. Il en jouait.
Ainsi, il était les personnages qui peuplaient ses livres, ses films et ses jeux. D’abord, Aragorn, Gandalf, Paul Atreides, Hector de Troie, Random d’Ambre, la créature de Frankenstein, le corbeau de Poe, Baba Yaga, le Grand méchant loup, Edmond Dantès, Sherlock… Puis, Adam et Ève de Jarmusch, Emma, Jonas Kahnwald, Antonin, Richard, Katia, l’agent Cooper, Shelly Johnson, Betty/Diane, un objet de désirs, Betsy dont le vrai nom est Elisabeth, Clara et l’eau qui charrie ses larmes… Tant d’autres.
Ce matin, il croisa son reflet. Une inspiration, les yeux clos, pour chasser la peur. Il y vit les masques et les personnages. La somme de ses vies. Au fond, ses yeux semblaient vides.
La cacophonie emplissait l’espace. Les éclats de voix qui peinent à couvrir le trop-plein de décibels d’une playlist générée par un algorithme au goût douteux. Les rires trop aigus et trop gras des premiers intoxiqués. Les invectives des compagnons de beuverie. Les graviers qui crissent sous le flot incessant des pieds qui vont et viennent du bar aux tables. Dans le chaos naissant, les chiottes offraient encore une paix relative. Dans moins d’une heure, les six urinoirs subiront des assauts ininterrompus. Il profita de quelques instants de calme. Il s’offrit même le luxe de cinq minutes de cohérence respiratoire, qui l’obligea, en pleine conscience, à oublier sa sensibilité olfactive. Pisse, bière aigre, déodorant bas de gamme, sueur. Un effort supplémentaire, nécessaire. La soirée commençait à peine. Il croisa son reflet dans le miroir sale, couvert de stickers et de messages salaces. Ni l’éclat noir dans ses yeux ni les ridules plus marquées qu’à l’habitude ne l’alarmèrent outre mesure.
Il écoutait, il réfléchissait, il participait, non par simple politesse, mais par réel et sincère intérêt. Les échanges étaient riches, passionnants, fulgurants parfois. Il buvait quand les banalités d’usage pointaient le bout de leur ennui, quand les sujets échappaient à son intérêt. Le tumulte ambiant et les discussions du groupe devenaient désormais bruit blanc. Il se réfugia dans son imaginaire, perdit le compte des verres. Ses doigts jouaient avec un knucklebone en bois, il appréciait la texture chaude et rassurante de la matière, la patine et les quelques rugosités. L’objet roulait en boucles infinies. Il songea au GEB de Douglas Hofstadter, il fut cela un jour, un matheux rêvant de créativité, un brin d'une guirlande éternelle. Il répondait par un sourire quand on s’enquérait de son humeur ou par une remarque sibylline quand on le questionnait. Une soirée ordinaire en somme, avec des gens qui l’étaient tout autant. À une ou deux chères et rares exceptions près.
Il perçut à peine la fêlure, infime. Au toucher, elle n’était guère plus qu’une ride d’expression. Violemment, comme s’il venait de se précipiter dans une cabine de cryo — -110 °C en quelques dixièmes de seconde — la brûlure du froid, si intime, le percuta. La réponse de l’amygdale fut immédiate, violente. Il encaissa la réaction en chaîne, tellement familière, l’hypophyse qui décharge l’ACTH pour activer les surrénales qui, à leur tour, lâchent un tsunami de cortisol et d’adrénaline. Panique. Il ferma les yeux, ancra son corps, redressa la colonne vertébrale, régula sa respiration pour accélérer la libération d’ocytocine et de vasopressine. Cinq, quatre. Silence. Trois, deux. Calme. Un. Il ouvrit les yeux. Une minute, personne n’avait remarqué. Il se déplaça légèrement, son visage désormais dans l’ombre. Il effleura le bras de son amie la plus proche. Elle sourit, il répondit par un léger hochement. Elle retourna vers le groupe et relança la conversation. Sans bruit, sans hésitation, il se leva, prit sa veste et son sac. Il sentit son regard tandis qu’il glissait dans la nuit. Il ne se retourna pas, sa concentration dirigée vers la discrétion. Il évitait les cônes de lumière de l’éclairage urbain, il détournait le visage pour ne pas croiser le regard des rares passants qui traînaient encore les rues.
Il entra dans son appartement sans allumer la lumière. Il n’avait aucune envie de croiser son image dans le miroir de l’entrée. Il s’écroula simplement dans le canapé sans prendre le temps de se dévêtir.
Au détour d’une conversation d’apparence anodine avec des voisins, j’aborde cette question de la violence dans l’écriture et le jeu qui nous interroge en ce moment. Le dernier texte de @Bad_conscience est éclairant. Ouais, je suis ainsi, parfois, avec les personnes que je ne connais pas, quand le masque tombe et que les inhibitions se lèvent. Pas de small talk, direct les sujets intéressants (pour moi en tout cas). Et encore, je suis resté soft. Au moins, je n’ai pas attaqué par les trucs kink. La question centrale était : comment éviter les écueils de la narration de la violence ? C’est-à-dire sans la banaliser, sans la minimiser, pour le plaisir du lectorat ou des joueureuses, avec ses conséquences. Précision pas tout du tout subsidiaire : quand on est un homme blanc cis dans sa cinquantaine.
Première réponse d’une interlocutrice « Pour qui écris-tu ? », rapidement enchainée par « Écris-tu ce que tu as envie ? » Ce n’est pas anodin. Je sais que j’écris pour moi et que j’écris des choses que j’aimerais lire. L’écriture est un plaisir narcissique, je crois. Une fois publié, cependant, le texte ne m’appartient plus. Il devient celui de la personne qui le lit ou le joue, avec la façon dont elle le comprend, qui le fait sien, avec toute la gamme des émotions possibles. Elle peut l’interpréter, lire entre les lignes, se dessiner mon portrait, mon caractère. Elle peut me haïr pour ce qu’elle a lu. Elle peut se tromper à mon sujet. L’essentiel reste dans mon intention qu’elle soit visible, comprise ou non. Qu’une lecteurice ou une joueureuse me perçoive comme un monstre misogyne, raciste, validiste, queerphobe ou autre ne me regarde pas. Je sais que je ne le suis pas. Je sais, en revanche, l’authenticité que j’aurai mise dans l’écriture. Si iel souhaite me confronter, nous discuterons de ce qui ne se voit pas, ou ne se comprend pas. Moi, je dois pouvoir me regarder dans une glace. Je dois m’assurer que je ne prive pas les lecteurices et les joueureuses de leur libre arbitre, que je n’insulte pas leur intelligence.
Tu veux écrire, mon grand, des trucs horribles, violents, sanglants. Inspirer le dégoût ou le rejet, bousculer, questionner, exprimer une catharsis. Vas-y. Extrait d’un texte sur lequel je travaille. Ce n’est vraisemblablement pas pour un public non averti, les trigger warning sont nombreux. Lecteurice avertix, ton avis me sera précieux.
Tu te tiens devant lui. Il porte un bandage à la main droite, la morsure, tu reconnais l’odeur de la chienne. Une quinzaine de centimètres et une bonne trentaine de kilos de plus que toi. La cinquantaine. Un visage quelconque, que tu oublieras vite. Un pauvre type de plus, ancré dans ses certitudes qu’il tient pour des vérités absolues. Un bourreau, un lâche qui prend son pied en humiliant les plus faibles. Faut le comprendre, la seule manière qu’il a de briller, c’est de s’en prendre à des plus petits que lui. Inversion du trope et des rôles. Il y a moins d’une minute, il arborait le sourire carnassier du vainqueur. Il jubilait, tu étais acculé au fond de l’impasse. Pour eux trois, c’était du tout cuit, ils allaient se défouler. Un hallali pour eux qui se considèrent comme des alphas. Puis, il avait blêmi. Pas tout de suite. C’est le problème des brutes, ils sont persuadés d’être plus malins que tout le monde. Mais le temps que son cerveau analyse les informations qui lui parvenaient, les deux autres étaient à terre. Il était acculé au fond de l’impasse.
La ville est ton territoire désormais. Tu sais en invoquer les forces cachées, les puissances chthoniennes et la violence. Tes ancêtres désapprouveraient. Ils les répétaient, tous ces sermons sur la magie blanche, la magie noire, le prix à payer quand on inflige la douleur. Tu y as cru, longtemps. Tu as craint d’y recourir, c’était le but. Mais Elle, Elle t’a raconté autre chose, Elle t’a montré la voie. Elle t’a mis au défi de franchir le pas. Ni blanc ni noir, ni bon ni mal, ton pouvoir ne sert que ton devoir. En réponse à un mouvement de ta main, les ombres qui habitent l’impasse prennent consistance. Des tentacules de ténèbres absolues obéissent aux mouvements de tes doigts. Le premier s’enfonce dans la gorge du mec à droite. Tu ne le regardes même pas. Il tombe à genoux, la bouche grande ouverte à s’en déchirer la commissure des lèvres. Le tentacule s’insinue dans sa trachée, aux tréfonds de son système digestif. Ses sphincters lâchent, il pisse et chie sur lui, les yeux exorbités tandis que la mémoire du lieu envahit son cerveau. Il pleure. Le deuxième est plus lent, selon ta volonté, les orifices visés exigent plus de précision. Le tentacule entre doucement dans les narines et les oreilles de la meuf à gauche pour emplir ses sinus. La souffrance et la terreur déforment son visage, déjà enlaidi par sa méchanceté ordinaire. Un cri silencieux semble s’échapper de sa gorge, à lui briser les cordes vocales, quand de minuscules tentacules s’immiscent dans ses orbites sous les globes oculaires.
Tu n’as pas choisi cette impasse au hasard. Tu sais son histoire, jusqu’à des temps immémoriaux. Tu as écouté les récits des fantômes. Tu as vu les souvenirs des murs et des pavés. Tu as perçu les échos de tous les drames, de toutes les horreurs qui se sont jouées ici. Passages à tabac, overdoses, maladies, viols, tortures, violences conjugales, meurtres, massacres. La mémoire du lieu pénètre lentement le cerveau des petites frappes, saturant leurs synapses chauffées à blanc par la terreur induite par les tentacules. Elles vivent les exactions subies par les victimes de tous ces drames et de toutes ces horreurs. Elles perçoivent les lames et les bites qui s’enfoncent dans leur chair, le goût de l’urine de celui qui leur pisse dessus après avoir fait son affaire, la matraque qui défonce l’anus et déchire le rectum, l’odeur de merde, le foutre qui poisse le visage et brûle les yeux, les coups qui pleuvent, la douleur et la souffrance, le goût métallique de leur propre sang, la vie qui les quitte, la mort que l’on supplie d’être rapide. Un cauchemar sans fin, une éternité pour eux, quelques secondes pour toi. Tu ressens leur cerveau qui grille, la folie qui les envahit. Le syndrome post-traumatique fera de leur vie un purgatoire. Ni colère ni vengeance. L’inflexibilité froide. La justice immanente, ironique, poétique, pour ceux qui ont souillé ta terre et porté la main sur tes protégés.
Tu te tiens devant lui. Il se gonfle de sa propre vacuité pour te dominer physiquement. « Je vais te saigner connard ! » L’éclat de la lame répond à l’éclat vicieux qui traverse son regard. Ton visage n’affiche aucune émotion, ton regard est froid, ta voix cingle comme un fouet. « Tu ne mérites même pas mon mépris. » Puis, la malédiction : « J’ai le pouvoir de nommer, tu es Parasite. Tout être te reconnaitra désormais comme tel. » La malédiction est bien réelle. Elle le frappe au plus profond de son être. Il se plie en deux, et tombe lourdement sur ses genoux. À la ronce chétive qui survit dans un interstice entre le trottoir et le mur, tu commandes de croître. Les tiges s’enroulent autour des bras, des jambes et du cou de celui qui fut une brute tragiquement ordinaire. Les épines s’enfoncent dans ses chairs, le sang perle. « Si tu survis. » La décision de lui retirer les attributs de sa pathétique domination est prise depuis longtemps. Ce n’est pas une sentence, celle-ci a été prononcée dès la première violence commise pour asseoir son emprise sur ceux qui sont démunis devant sa violence. Tu accomplis simplement ton devoir, implacable, sans joie ni remord. Tu débarrasses ton territoire des parasites. Le temps se fige. D’abord, la voix qui interrompt et étouffe la parole des autres. Tu plonges la main au fond de sa bouche. Tu saisis la langue et l’extirpes d’un coup sec. Enfin, la virilité, symbole turgescent de la masculinité toxique qui viole et qui abîme l’humanité des victimes. La ronce déchire le pantalon, libérant sa queue qui pendouille. Triste déréliction. Tu empoignes bite et couilles pour les arracher. Son hurlement est un gargouillis infâme qui s’étouffe dans le sang qui emplit sa bouche. Tu lui présentes les reliques flasques de ses certitudes stupides et si misérablement banales, oripeaux de sa médiocrité crasse, avant de les jeter au loin. Que les charognards s’en repaissent. Lui, il nourrira les ténèbres et tombera dans l’oubli.
Tu te retournes sans un regard pour les bourreaux de Li et de tant d’autres. Elle est là, au bout de l’impasse. Elle s’approche lentement. Elle caresse tes mains dégoulinantes de sang, porte les doigts à sa bouche pour en dessiner le contour, les lèche doucement. Elle t’embrasse à pleine bouche. Il te semble qu’Elle aspire l’élixir, ton âme, ton être tout entier. Vos fluides se mêlent et s’échangent. Elle s’écarte sans te repousser. Ses yeux sont vissés aux tiens. Sa voix est douce quand Elle te maudit ou te bénit. La moralité n’a, de toute façon, aucun sens.
Je ne comprends pas toujours mon rapport à la violence. Je parle essentiellement de violence fictionnelle ou consentie. Récemment, une illustration du Projet M d’Apollonia Saintclair, sagement intitulée No Man’s Land, m’a troublé. Beaucoup. Nous en avons discuté et débattu avec @Bad_Conscience, la violence est un thème qui nous interroge régulièrement (à ce sujet, lisez Au procès de l’art et de la violence). Elle a mis le doigt là où ça pique, sur l’ambiguïté, sur la possible hypocrisie, également, avec laquelle je gère mon rapport à la violence.
J’abhorre et je crains la violence, qu’elle soit personnelle, interpersonnelle, étatique, structurelle, systémique, etc. J’y vois une déshumanisation de celles et ceux qui la subissent et de celles et ceux qui l’exercent. Sa banalisation par des médias avides de voyeurisme, l’invisibilisation des victimes et sa valorisation par une société malade de compétition sont autant sources de colère que d’abattement. Pour autant, je reconnais qu’elle est parfois légitime. Je comprends que la non-violence, l’idéal vers lequel je tends, peut échouer à porter une voix ou une révolution. J’ai exercé la violence. Il est possible que je l’exerce encore, tant elle refait surface comme réponse émotionnelle à certains stimuli. Ma capacité à être violent me terrifie. Cela dit, son expression artistique, ludique, sexuelle ou cathartique exerce, au contraire, un attrait indéniable.
Je ne m’étends pas sur la représentation de la violence dans les arts. L’histoire de la peinture, de la sculpture, de la littérature, du cinéma, de la musique même, regorge d’œuvres violentes, autant pour la sublimer en une fulgurance cathartique que pour la dénoncer. Je ne peux qu’avouer la fascination, la subjugation (dans le sens où elles exercent une forme d’empire sur ma psyché) parfois, que m’inspirent nombre de ces productions violentes, avec une pointe de honte et de dégoût. Cela me semble cependant insuffisant pour analyser mon rapport à la violence. Je me trouve sur cette ligne de crête qu’évoque @Bad_Conscience, cet exercice d’équilibriste pour rester, ou pour tendre vers, un être humain décent. Ni voyeur ni puritain. Ni morbide ni aveugle. Ni cynique ni angélique. Ni acteur ni complice.
La question, désormais, est d’expérimenter la violence dans un environnement qui le permette sans débordement. Il s’agit de l’exercer, de la subir, de l’assumer, d’en éprouver les conséquences, de développer une forme d’empathie et de compréhension, de la confronter aux autres pour qu’émerge cette compréhension recherchée. Il s’agit donc de créer un espace sécurisé, sain et consensuel (Safe, Safe, Consensual), assurant le soin nécessaire (Aftercare en particulier) aux personnes participant. La table et le boudoir. Le JdR (y compris le grandeur-nature) et le BDSM, donc. Les deux partagent les notions essentielles de consentement, de communication et d’imaginaire commun aux personnes participant. Le parallèle s’arrête vraisemblablement ici, le rôle de meneureuse de jeu (MJ) n’équivaut pas à celui du Dom, pas plus que les joueureuses ne sont pas des Subs.
Dans le BDSM, la violence, et la douleur qui en découle, est une composante du plaisir, la question qui se pose surtout est celle du pouvoir. Face à la violence, domination et soumission deviennent des notions poreuses, floues. Dans le JdR, la violence est, plus traditionnellement, un prétexte ou une réponse à un conflit. Le MJ, comme les joueureuses, l’exercent et la subissent sans distinction, à travers la narration et les personnages. Les questions semblent directement liées à la violence, telles que sa légitimité, ses conséquences, sa perception, etc. Unknown Armies, par exemple, matérialise le rapport à la violence par une jauge déterminant les aptitudes du personnage. Le JdR peut aussi exploiter la violence de façon totalement exutoire. Parmi les jeux récents, Eat the Reich est extrêmement jubilatoire et assumé. Dans ces deux espaces que sont la table et le boudoir, il sera possible d’explorer et d’expérimenter des questionnements qui restent philosophiques par ailleurs. Ils n’en resteront pas moins théoriques. Malgré les émotions et les tensions qui peuvent naitre dans l’imaginaire des personnes participant, décrire ce que fait un personnage sous un feu nourri ne peut être comparé à survivre à Kharkiv ou à Gaza.
Un chemin, bizarre peut-être, vers une forme de compréhension. Puis-je me considérer comme féministe si je pratique le BDSM? Suis-je un monstre quand je décris une scène de torture de façon très graphique à mes joueureuses? Où commence l’abus, où s’arrête la violence consentie dans une séance de bondage? Jusqu’à quel point mon personnage non-violent peut rester fidèle à ses principes dans un contexte de violence et d’injustice sociale? Comment confronter des joueureuses aux conséquences de leur violence? La violence consensuelle au lit conduit-elle à une forme d’emprise? Les limites des joueureuses sont-elles réellement considérées dans une partie d’horreur psychologique? Fantasmer la violence est-il un red flag? Est-il sain de s’affranchir de la honte et du dégoût devant la violence fictionnelle et consentie?
Quel que soit l’espace d’exploration, gardons en tête la finalité de nos sessions. Pour l’un, le plaisir, décuplé par la douleur. Pour l’autre, le fun, décuplé par le partage narratif entre les joueureuses.
Jules gît sur le plancher du salon, il ouvre les yeux. « Que… qu’est-ce que… » Les questions se bousculent alors que les secondes s’écoulent comme autant d’éternités. Le contact des lames de chêne est doux, la tiédeur du bois est rassurante. Jules respire et son cœur bat. Il ne ressent aucune douleur, ne voit pas de sang, ne traverse pas d’OBE. Jules est vivant. Le plancher est celui de son appartement, il est étendu près du fauteuil. Il aperçoit son cellulaire à portée de sa main droite. Il tourne lentement la tête vers la gauche sans douleur ni vertige. Son regard embrasse le salon et la cuisine ouverte. La table basse est en miettes. Jules rassemble ses esprits, il n’a aucun souvenir. Il déduit, logiquement, qu’un meuble suédois produit en masse avec de la sciure et de la colle ne résiste pas à la chute d’une carcasse de plus de 90 kg.
Jules envisage, une microseconde, de se lever. Une douleur fulgurante dans la partie gauche de son torse le rappelle à l’ordre. Il tend la main, attrape le téléphone. Les gestes sont mesurés, mais assurés. La suite s’enchaîne naturellement. Le 15, « Je suis tombé… Non, je ne me rappelle rien. Un malaise, sans doute… Les côtes, peut-être… Au deuxième étage… Oui, la porte est fermée. Un voisin, au 4e, a un double des clés… Bien sûr, je reste en ligne… » Quelques minutes, les sirènes. La porte d’entrée et pompiers. Une autre sirène. Trois silhouettes vêtues de blanc. On le retourne précautionneusement. On lui parle, il répond, calmement. On le déshabille. On pose des électrodes, un cathéter. L’ECG, rien de probant. 10 mg de chlorhydrate de morphine pour la douleur. Civière. Sirènes. Urgences. Dans le flou opiacé, Jules distingue les infirmières, les médecins, le scanner, l’IRM. Au seuil de l’inconscience, il se confronte à sa propre gémellité, à ses masques de Janus.
Le Jules extérieur est un caméléon. Il s’adapte. Devant les nécessités, il apprend, développe des compétences, devient le masque qu’il est à ce moment précis. C’est la nature du caméléon, s’adapter à son environnement pour survivre. Il n’est pas dupe, pour autant. Il pressent que quelque chose cloche, un grain de sable dans cette belle mécanique d’adaptation. Il sent bien le décalage entre son paraître et son essence. Il voit quelqu’un quand le doute devient intolérable. C’est l’expression consacrée, en société, pour évoquer les psys, « je vois quelqu’un, ça m’aide à comprendre. » La réponse du quelqu’un en question est systématiquement la même : « Oh ! C’est le syndrome de l’imposteur. » Rien de grave en somme, tellement banal. S’en suit la liste des actions thérapeutiques : reconstruire l’estime de soi, noter et valoriser les réussites, bref, légitimer sa place. Jules sait tout ça. Il pourrait même prendre le masque du thérapeute.
Le Jules intérieur voit au-delà. Ce syndrome n’est pas un diagnostic, c’est un symptôme. Il se rend à l’évidence. Jules n’a même plus conscience qu’il masque en permanence. Il ne souffre pas du syndrome de l’imposteur, il est l’imposteur. Sa vie est une imposture. Les doutes n’ont rien à voir avec la légitimité, la place dans le monde ou les réalisations dépréciées. Jules n’a même pas des doutes sur ces points, il a la trouille. Une peur panique d’être démasqué, que l’imposture soit mise à jour, étalée au vu et au su de tous. Le lâcher-prise est devenu pratiquement impossible. Dans l’alcool, la drogue, les expériences de conscience altérée et le sexe, il masque. Même dans la solitude, il continue de masquer. Il n’y a aucun répit, aucun repos, aucune alternative. S’adapter ou disparaitre.
Le réveil est celui d’un lendemain de cuite, en pire. Une infirmière relève les constantes. Un médecin attend que Jules articule quelques mots, lui demande son prénom, son nom et son adresse, la date du jour et le nom du président. « Les examens n’ont rien montré. Vous n’avez pas fait d’AVC. Rien du côté cardiaque, non plus. Pas d’œdème, pas de caillot, pas d’organe défaillant. Rien, hormis trois côtes fêlées. » Jules enregistre les données. « Nous vous gardons en observation quelques jours en soins intensifs. Mon collègue, Dr R., neurologue, passera vous voir dans la journée. Il vous parlera des examens complémentaires. » Le rire de Jules explose brutalement. Ça aussi… Même son trépas sera une imposture.
Vous connaissez l’histoire. Elle commence toujours de la même façon. Je fais des recherches sur un sujet précis, pointu, voire, pour documenter un truc que j’écris. Le truc vraiment important, tout en haut de la pile des priorités. Le coup part tout seul. Je tombe sur une expression de géographe urbaniste. De synapse en synapse, de nœud en arborescence, elle m’envoie ailleurs. Elle devient un récit.
Je suis un enfant des bois. Depuis toujours, j’aime vagabonder dans les forêts pour en découvrir les secrets. J’ai de la chance, j’ai grandi dans un coin où on peut marcher toute une journée au milieu des arbres sans croiser une seule route goudronnée. Dans ce pays de collines et de rivières, les châtaigniers, les chênes, les charmes, les merisiers et les sorbiers s’épanouissent, baignés par la douce chaleur du sud et nourris des pluies de l’ouest. Au fond des vallées, ce sont les aulnes et les frênes qui étendent leur ombre sur les cours d’eau lascifs. Et, partout, des fougères. Des fougères tellement hautes que l’on s’y cache et l’on s’y perd.
Des femmes et des hommes de ma famille, j'ai appris les usages et les saisons des bois. Choisir la branche du noisetier pour en faire un magnifique bâton. Connaître les baies comestibles. Ramasser les meilleures châtaignes. Courir les champignons. Reconnaître les oiseaux à leur chant et les petits mammifères à leurs crottes. Prendre les bonnes feuilles pour s’essuyer le cul. Éviter les coins à sangliers. Utiliser son Opinel sans se couper. Un vrai petit manuel de survie de la paysannerie forestière. À l’oral et par la pratique.
J’aurais pu devenir chasseur, j’en connais les usages. Mais, les hommes de ma famille ne l’étaient pas et je déteste les armes. Ils en défendaient, cependant, farouchement le droit. Elle a longtemps, très longtemps, été le privilège des nobles et des nantis. C’est un acquis de la Révolution, remis en cause par les bourgeois et les messieurs de Paris qui ont oublié leurs origines. Dans cette région, défendre ce droit et, surtout, l’injustice de ne pouvoir l’exercer est , dit-on, à l’origine du mot « jacquerie ». Eugène Le Roy est un héros ici, républicain bouffeur de curés. Ici, la chasse n’est ni un loisir ni un sport. C’était, et elle le redevient, une question de survie.
Les hommes de ma famille n’étaient pas chasseurs. Ils braconnaient un peu. Enfant, j’étais captivé, et horrifié, par l’histoire de cet aïeul que les gendarmes avaient arrêté pour braconnage. Enchaîné, ils l'avaient traîné, lui à pied, eux à cheval, jusqu’au chef-lieu de canton. Il aurait passé quelques jours en prison, c’était devenu un délit véniel. Dans les bois, au milieu des fougères, les hommes de ma famille m’ont montré les sentes de braconniers, les pistes des animaux. J’ai appris à les connaître, à les trouver, à les suivre. Je n’ai jamais rien attrapé, ni ne me souviens qu’un seul de mes aînés ait capturé quelques gibiers. Je ne crois pas, non plus, que c’était réellement l’objet de cet apprentissage. En revanche, apercevoir des renardeaux à l’orée de leur terrier après avoir suivi une piste est une récompense sans prix. Ces sentes et ses pistes me fascinaient. Elles dessinent les lignes de vie de la forêt, tracées par l’instinct et l’intuition du chemin le plus sûr, le plus rapide, ou le plus intéressant. Plus encore, elles esquissent une géographie sylvestre, elles possèdent une géométrie propre. J’ai essayé de les cartographier, je crois, à cet âge étrange entre l’enfance et l’adolescence. L’âge, d’ailleurs, où j’ai découvert l’imaginaire qui m’habite encore aujourd’hui.
Je vis maintenant dans une ville, la réalité est d’une banalité affligeante. Parfois, je songe à ces sentes et ces pistes. La ville est peuplée d’animaux, beaucoup moins de braconniers. Au petit matin, avec de la chance, on surprend un renard. Quel est son chemin ? Où est sa piste ? Interrogations un peu futiles là où le béton et l’asphalte dominent. Mais, malgré la planification des urbanistes et l’architecture des paysagistes, on voit dans les parcs et espaces verts de petits morceaux de sentiers. Des pistes apparues souvent fortuitement, que des milliers de pieds rendent tangibles. Boueuses après la pluie, jamais pavées, elles deviennent finalement plus réelles et plus empruntées que les voies des technocrates experts du déplacement urbain. Ces pistes portent un nom ravissant, ce sont les chemins du désir. Des sentes inédites, interdites parfois, que les désirs des humains ont tracé, en dépit de la volonté d’autres humains d’imposer un parcours. Ils sont la géographie et la géométrie de nos instincts et nos intuitions. Ils portent la promesse d’un chemin plus sûr, plus rapide, ou plus intéressant. J'ai envie d'en faire la cartographie, elles ont des histoires à raconter.
Les vérités polyphoniques de la complexité exaltent, et me comprendront ceux qui comme moi étouffent dans la pensée close, la science close, les vérités bornées, amputées, arrogantes. Il est tonique de s'arracher à jamais au maître mot qui explique tout, à la litanie qui prétend tout résoudre. Il est tonique enfin de considérer le monde, la vie, l'homme, la connaissance, l'action comme systèmes ouverts. L'ouverture, brèche sur l'insondable et le néant, blessure originaire de notre esprit et de notre vie, est aussi la bouche assoiffée et affamée par quoi notre esprit et notre vie désirent, respirent, s'abreuvent, mangent, baisent.
Edgar Morin, Le paradigme perdu (1973)
Étrange d’introduire un éloge de la simplicité en citant un grand penseur de la complexité. Dans quelques rares élans de lucidité, j’ai conscience que je déteste ce qui est compliqué. J’aspire à être simple, j’aime les choses simples, j’aime les gens simples. Notre monde manque cruellement de simplicité. Tout est compliqué, trop compliqué, inutilement compliqué. Là se trouve la confusion. Compliqué n’est pas complexe. Complexe n’est pas compliqué. L’antonyme de « compliqué » est « simple ». L’antonyme de « complexe » est « élémentaire ». Lecteur averti que vous êtes, vous rétorquez que « simple » est souvent pris comme un antonyme de « complexe ». Pour cet éloge, néanmoins, la simplicité s’accordera bien d’un peu de mauvaise foi assumée.
La complication est une manipulation, un mensonge autant qu’un leurre. Les objets compliqués cachent leur ingénierie défaillante derrière un mode d’emploi abscons. Les plats compliqués masquent leur saveur quelconque derrière une technicité sans émotion. L’art compliqué se pare de fioritures criardes vides de sens. Les gens compliqués dissimulent la vacuité de leur vie et de leur pensée par des circonvolutions et des traditions idiotes. Les situations compliquées le sont parce que personne n’a exposé simplement les faits. Ce qui est compliqué se démêle. La complication est une aggravation.
La complexité est une donnée, une question autant qu’un état. Un objet complexe démontre une ingéniosité. Un plat complexe révèle ses saveurs pour susciter sensations et émotions. L’art complexe se construit par compréhension, intelligence et intuition du monde. Les gens complexes sont des êtres humains, simplement. Les situations complexes sont comprises par une vision d’ensemble, tout autant que par une analyse des détails. Ce qui est complexe s’étudie. La complexité est l’essence du monde, de l’humain et de la pensée.
Yet do much less, so much less, Someone says,
(I know his name, no matter) - so much less!
Well, less is more, Lucrezia: I am judged.
Robert Browning, Andrea del Sarto (poème,1855)
Ainsi, j’aspire à la simplicité, je cherche la simplicité, j’exige la simplicité, j’implore la simplicité. Elle est le composant essentiel, un atome, une particule élémentaire, de la complexité. Pour comprendre l’ensemble, il faut en connaître les détails. Pour observer les détails, il faut embrasser l’ensemble. La simplicité est une porte, un espace liminal même, vers la complexité, comme la complexité conduit à la simplicité. Être simple consiste à de départir des oripeaux inutiles, des traditions idiotes, de l’égo enflé. Être simple, c’est écouter, toucher, observer, ressentir, trouver le geste essentiel. C’est l’ébéniste devant une planche ; observer son aspect, son fil, ses nœuds, ressentir la pousse et la vie de l’arbre, décider de ce que deviendra cette planche dans le meuble, puis, prendre le ciseau, enfin, quand la somme des simplicités devient un tout.
J’aspire à la simplicité parce que j’aime la complexité et les choses, les personnes, les situations complexes. Je veux être simple pour embrasser la complexité et toucher l’essence du monde, de l’humain et de la pensée.