Essais
"Je pourrais peut-être essayer d'écrire."
Richard rugit, Molly se retint de rien dire, mais Anna s'exclama :
"Oh ! Tommy ! Après tous les conseils que je t'ai donnés !"
Il la regarda avec une affection butée.
"Tu oublies, Anna, que je ne partage pas tes idées compliquées sur l'acte d'écrire.
— Quelles idées compliquées ?" demanda Molly d'un ton cassant.
Tommy reprit à l'intention d'Anna :
"J'ai réfléchi à tout ce que tu m'as dit.
— Tout quoi ?" exigea Molly.
Anna répondit : "Tu es effrayant, Tommy, tu sais. On te dit quelque chose, et tu prends tout au sérieux.
— Mais tu étais sérieuse ?"
Anna réfréna son envie d'en finir par une plaisanterie, et reconnut :
"Oui, j'étais sérieuse.
— Je le sais bien ; alors j'ai réfléchi à ce que tu m'avais dit. Il y avait quelque chose d'arrogant, dans tout cela.
— Arrogant ?
— Oui, je trouve. Les deux fois où je suis venu te voir, tu m'as parlé, et lorsque j'ai rassemblé tout ce que tu m'avais dit, j'y ai trouvé un arrière-goût d'arrogance — une sorte de mépris."
Adossés à leurs chaises, Molly et Richard s'allumaient des cigarettes en souriant, puisqu'ils étaient exclus de la discussion, et échangeaient des regards. Se souvenant de la sincérité que lui avait manifestée Tommy, Anna décida de lâcher au moins pour le moment sa vieille amie Molly.
"Si je t'ai paru méprisante, c'est que je n'ai pas dû savoir m'exprimer comme je l'aurais voulu.
— Mais si — cela prouve que tu n'as aucune confiance dans les gens. Je pense que tu as peur.
— Peur de quoi ? demanda Anna, soudain très vulnérable, surtout devant Richard, tandis que sa gorge se desséchait douloureusement.
— De la solitude. Cela peut te sembler drôle, alors que tu as choisi d'être seule plutôt que de te marier pour échapper à la solitude. Mais je parle d'autre chose. Tu redoutes d'écrire ce que tu penses de la vie parce que tu pourrais te trouver dans une situation vulnérable, tu risquerais de t'exposer, de t'isoler.
— Oh ! Tu crois ? demanda Anna d'une voix blanche.
— Oui. Et si ce n'est pas de la peur, c'est du mépris. Lorsque nous avons parlé de politique, tu m'as dit quel enseignement tu avais tiré de ton expérience communiste, tu m'as dit que les mensonges des leaders politiques étaient la pire des choses, qu'un seul petit mensonge peut devenir un marécage, et tout empoisonner — tu te rappelles ? Tu en as parlé longuement... eh bien, alors ? C'était ton opinion sur la politique, et malgré cela tu as écrit des livres entiers que personne ne voit jamais. Tu m'as dit que le monde était plein de livres cachés dans des tiroirs, que les gens écrivaient pour eux-mêmes, même dans les pays où l'on peut sans danger écrire la vérité. Tu te rappelles, Anna ? Eh bien, c'est une sorte de mépris." Son regard sombre était tourné vers elle sans la voir, perdu dans une contemplation intérieure. Il aperçut soudain le visage rouge et accablé d'Anna, mais il se ressaisit et demanda d'une voix hésitante :
"Anna, tu étais sincère, n'est-ce pas ?
— Oui.
— Mais tu n'imaginais tout de même pas que je n'allais pas réfléchir à ce que tu m'avais dit ?"
Anna ferma un instant les yeux, puis ébaucha un sourire douloureux.
"J'ai dû sous-estimer le sérieux avec lequel tu m'écoutais.
— C'est la même chose, exactement la même chose que pour ce que tu écris. Pourquoi ne te prendrais-je pas au sérieux ?
— Je ne savais pas qu'Anna écrivait, intervint Molly d'une voix péremptoire.
— Je n'écris pas, se défendit aussitôt Anna.
— Et voilà, s'écria Tommy. Pourquoi dis-tu cela ?
— J'ai le souvenir de t'avoir dit que je souffrais d'un horrible sentiment de dégoût et de futilité. Peut-être que je n'aime pas étaler ces émotions.
— Si Anna t'a dégoûté de la carrière littéraire, déclara Richard d'une voix joviale, je ne lui chercherai pas querelle, pour une fois !"
C'était une telle fausse note que Tommy feignit de n'avoir pas entendu et il poursuivit en contrôlant poliment son embarras :
"Si tu éprouves du dégoût, eh bien, tu éprouves du dégoût. Pourquoi prétendre que tu n'en éprouves pas ? Mais en fait tu parlais de la responsabilité. Je ressens la même chose : les gens ne prennent aucune responsabilité les uns envers les autres. Tu disais que les socialistes ne représentent plus aucune force morale parce qu'ils ne prennent aucune responsabilité morale. A l'exception de quelques personnes. Tu l'as dit, n'est-ce pas ? Mais tu écris ! Tu écris dans des carnets ce que tu penses de la vie, et puis tu les enfermes et tu les caches — ce n'est pas un comportement responsable.
— La majorité des gens estimeraient irresponsable de répandre le dégoût. Ou l'anarchie. Ou un sentiment de confusion." Anna prononça ces mots en riant à demi, d'une voix triste et plaintive, dans l'espoir qu'il suivrait ce ton — mais la réaction de Tommy apparut aussitôt : il se ferma et se raidit. Elle l'avait déçu, elle était comme tous les autres — destinée à le décevoir.
Doris Lessing, Le Carnet d'or, "Femmes libres" 1, 1976. Traduit de l'anglais par Marianne Véron, Albin Michel, "Le livre de poche", pp.84-87.
Voici un sentiment que j'éprouve souvent ; j'en ai constaté la régularité, interrogé les fondements scientifiques sans rien y comprendre, l'ai formulé en pastichant de manière ironique l'une de mes premières lectures d'enfant :
"Ce n'est pas le lecteur qui choisit son livre, mais le livre qui choisit son lecteur, Harry."
L'expérience est la suivante : sur l'étagère de la bibliothèque, un livre inconnu vous appelle, sans que vous connaissiez rien de lui. C'est peut-être son titre, son auteur, qui vous susurre une aura de mystère à dévoiler. C'est peut-être un conseil qui vous a été donné. Parfois, cela fait des années, parfois même des dizaines d'années, qu'il traîne dans votre armoire sans que vous vous soyez décidé·e à l'ouvrir — pour cette raison, Le Rivage des Syrtes de Julien Gracq trône dans ma pile à lire depuis de longues années, sans que le moment, je le sens, soit tout à fait venu. Un jour cependant, vous l'ouvrez, lisez la première ligne, la première page, le premier chapitre, et vous voilà bouleversé·e. Le livre parle de vous. Il soulève les questionnements intimes qui vous tourmentaient depuis quelques jours, quelques nuits d'insomnie. Il remplace le magma de vos pensées inachevées par une rivière de clarté. Il surgit à la perfection, au parfait moment. Comme s'il vous attendait pour que ce jour-ci, précisément, il vous console, vous rassure, vous interroge, également, quant aux préoccupations intimes et profondes qui depuis quelque temps vous assaillaient sans que vous n'y laissiez rien paraître.
Faire l'inventaire de toutes les fois où ce sentiment m'a assaillie serait laborieux, rébarbatif, et impossible. Il faudrait que je reprenne la lecture des dizaines de carnets que j'ai noircis et où j'ai recopié les passages qui me subjuguaient, auxquels je tentais de répondre en pensée. Je suis trop lectrice pour me souvenir, en écrivant ici, toutes ces lectures sidérales ; il s'agirait aussi de rompre le voile de l'intime d'une existence privée, de tourments personnels, sur un espace public qui est celui du blog, et à ceci, je ne suis pas tout à fait prête — j'y reviendrai. Il y a trois ou quatre mois cependant, alors que mes recherches personnelles me conduisaient à considérer la question du trouble du spectre autistique, la lecture — censément divertissante — de Libration de Becky Chambers, m'a éblouie, en ce qu'elle me semblait métaphoriser parfaitement les déboires sensoriels d'une personne autiste via le personnage d'une IA qui acquiert un corps humain. A la sortie de Triste Tigre, de Neige Sinno, j'ai eu le vertige en découvrant combien son approche littéraire du traumatisme, sans vouloir écrire un témoignage résilient, mais en utilisant le matériau littéraire comme outil de pensée de l'anéantissement et du mutisme, était jumelle de la mienne, autrefois déployée dans un de ces carnets enfermés dans une armoire qu'évoque le Tommy de Doris Lessing. Il y a deux semaines, je terminais la lecture de Mon vrai nom est Elisabeth, d'Adèle Yon, qui me passionna par sa réflexion sur la place de la folie dans la sphère familiale, et son prétexte pour enfermer et annihiler les femmes, en particulier. Non seulement le sujet m'était terriblement familier — pour appartenir à un arbre généalogique particulièrement mélancolique et tourmenté — mais il m'apporta des éléments précieux dans la narration d'une partie du jeu de rôle de l'Appel de Cthulhu que je maîtrisai ensuite : un personnage-joueur féminin et rebelle, dans les années 1920, s'était alors, sans que je l'aie initialement prévu, retrouvé interné dans un hôpital psychiatrique horrifique, et je tirai bien des idées de cette lecture précédente. Et voilà qu'hier soir, à la fin de deux semaines de vacances familiales et amicales qui ne me laissèrent guère le loisir de toucher aux six bouquins que j'avais emportés avec moi, en prévision d'un temps dont je ne disposai finalement pas, je commence à lire Le Carnet d'or, simplement parce qu'Augustin Trapenard en parla avec émoi dans cette chronique, et me voici, simplement, sidérée.
Que faire de ce sentiment de familiarité extrême de la lecture qui nous saisit ? Nous en avions longuement, et souvent parlé avec @Bad_Educatian : la narration alors peut nous saisir au point qu'inconsciemment, et durant quelques jours, nous en adoptions le style, le phrasé et le rythme. Je ne m'inquiète pas outre mesure de cette influence : à force de lectures et de temps, mon style, d'abord trop plagié et imité de la lecture récente, finit toujours par se délier, nourri de nouvelles formes, sans s'y figer complètement ; plus je lis, plus je suis influencée, et plus mon style se singularise. Je le disais à un psychanalyste autrefois, qui s'étonnait de m'entendre souvent lui répondre en citations d'auteurs : ma voix, mon identité de parole, n'est que l'amalgame mouvant des centaines de voix plus anciennes qui m'ont construite et nourrie. Il me semble illusoire de se croire en pensée complètement autonome. D'ailleurs, Proust n'a pas fait autrement pour élaborer son propre style : avant La Recherche, il s'adonna à un exercice d'imitation de tous les auteurs qui lui semblaient compter, dans Pastiches et mélanges. Plus il parvenait à imiter, comme un élève d'une école de peinture, le style des grands maîtres, plus, par la répétition de l'exercice à partir d’œuvres diverses, il s'en distinguait. Pourtant, j'entends aussi D. qui, à la lecture d'un roman que je lui suggérais, s'inquiéta : "ce que les personnages écrivent, j'aurais pu l'écrire aussi, et je suis agacé de ce que si je les dis désormais, ce sera du plagiat. Ainsi, lire ce roman me passionne autant que cela m'énerve, et me donne l'impression d'en être réduit au silence" (je paraphrase la discussion exacte, et peut-être aurai-je maladroitement déformé la pensée de D.)
Du silence de cellui qui écrit, peut-être est-ce le vrai nœud du problème que je cherche à tâtons, dans le désordre de ce billet de blog, et des raisons de la question de Tommy : tous ces carnets noircis qui restent au fond du placard, est-ce du mépris ? De l'irresponsabilité ? N'est-ce pas, au fond, l'incommunicabilité qui a relié, en rhizome souterrain que je n'avais pas su voir jusqu'ici, mes dernières lectures : Neige Sinno qui raconte l'arrachement au langage que constitue le viol ; l'IA de Becky Chambers qui ne sait pas comment ressentir et communiquer comme une humaine normale ; l'Elisabeth d'Adèle Yon qui fut internée, traitée aux électrochocs et à la lobotomie, pour n'avoir pas su se taire et jouer docilement le rôle de femme au foyer soumise que son mari, dans les années 1940, exigeait d'elle ? Et ce blog, que nous avons créé, @Bad_Educatian et moi, n'était-ce pas une tentative de nous arracher au silence feutré de notre mélancolie partagée ? Que dire alors de ce foisonnement de billets sur la violence, le mois dernier, que nous imaginions en série régulière, du dernier texte fictionnel éclatant de violence cathartique, suivi par un long silence ?
Pourquoi écrit-on ? Pourquoi cesse-t-on de le faire ?
Suis-je peureuse, parce que craignant comme Anna le mensonge, je redoute de publier une parole qui, par la force du temps et du changement, perdrait de sa véracité ? Ou parce que comme elle, je me dis souvent que bien peu sont ceux qui apprécient de lire le dégoût, la confusion, ou l'anarchie ? Parce que j'ai peur d'effracter lea lecteurice par des thèmes — la violence par exemple, sous toutes ses formes et notamment celles qui me sont les plus familières, les violences sexistes et sexuelles, mais aussi la folie — qui pourraient lea blesser presque autant que je l'ai été ? Parce que je doute ? Parce que j'ai peur de m'exposer ?
Il y a des livres qui te choisissent, et qui te parlent dans ton âme et tes tripes comme s'ils t'avaient attendu·e tapis dans l'ombre, s'élançant comme un fauve pour saisir leur proie palpitante au moment où elle se montre la plus vulnérable. Tommy me renvoie à ces carnets par dizaines enfermés dans mes placards, aux mots de mes proches qui savent, et qui m'ont lue, et qui me demandent pourquoi je ne tente toujours pas de me faire éditer. Tommy me fout un énorme coup de pied au cul, du haut de ses dix-neuf ans révoltés d'adolescent qui reproche aux adultes leurs lâchetés et leurs trahisons, l'abandon de leur révolte et de leurs idéaux. Il existe mille raisons de cesser d'écrire, mais je n'en connais qu'une pour recommencer : déchirer le voile du silence et du mutisme qui nous dévore, réapprendre à hurler, à rire, à danser et à jouir, s'arroger le droit de s'écrier : "j'existe et je vis", parce qu'au bout du silence il n'y a que la mort.
J’ai porté ma parole en vous comme une flamme […]
Je ne suis que parole intentée à l’absence,
L’absence détruira tout mon ressassement.
Oui, c’est bientôt périr de n’être que parole,
Et c’est tâche fatale et vain couronnement.
Yves Bonnefoy, Du mouvement et de l'immobilité de Douve (1953)
Au détour d’une conversation d’apparence anodine avec des voisins, j’aborde cette question de la violence dans l’écriture et le jeu qui nous interroge en ce moment. Le dernier texte de @Bad_conscience est éclairant. Ouais, je suis ainsi, parfois, avec les personnes que je ne connais pas, quand le masque tombe et que les inhibitions se lèvent. Pas de small talk, direct les sujets intéressants (pour moi en tout cas). Et encore, je suis resté soft. Au moins, je n’ai pas attaqué par les trucs kink. La question centrale était : comment éviter les écueils de la narration de la violence ? C’est-à-dire sans la banaliser, sans la minimiser, pour le plaisir du lectorat ou des joueureuses, avec ses conséquences. Précision pas tout du tout subsidiaire : quand on est un homme blanc cis dans sa cinquantaine.
Première réponse d’une interlocutrice « Pour qui écris-tu ? », rapidement enchainée par « Écris-tu ce que tu as envie ? » Ce n’est pas anodin. Je sais que j’écris pour moi et que j’écris des choses que j’aimerais lire. L’écriture est un plaisir narcissique, je crois. Une fois publié, cependant, le texte ne m’appartient plus. Il devient celui de la personne qui le lit ou le joue, avec la façon dont elle le comprend, qui le fait sien, avec toute la gamme des émotions possibles. Elle peut l’interpréter, lire entre les lignes, se dessiner mon portrait, mon caractère. Elle peut me haïr pour ce qu’elle a lu. Elle peut se tromper à mon sujet. L’essentiel reste dans mon intention qu’elle soit visible, comprise ou non. Qu’une lecteurice ou une joueureuse me perçoive comme un monstre misogyne, raciste, validiste, queerphobe ou autre ne me regarde pas. Je sais que je ne le suis pas. Je sais, en revanche, l’authenticité que j’aurai mise dans l’écriture. Si iel souhaite me confronter, nous discuterons de ce qui ne se voit pas, ou ne se comprend pas. Moi, je dois pouvoir me regarder dans une glace. Je dois m’assurer que je ne prive pas les lecteurices et les joueureuses de leur libre arbitre, que je n’insulte pas leur intelligence.
Tu veux écrire, mon grand, des trucs horribles, violents, sanglants. Inspirer le dégoût ou le rejet, bousculer, questionner, exprimer une catharsis. Vas-y. Extrait d’un texte sur lequel je travaille. Ce n’est vraisemblablement pas pour un public non averti, les trigger warning sont nombreux. Lecteurice avertix, ton avis me sera précieux.
Tu te tiens devant lui. Il porte un bandage à la main droite, la morsure, tu reconnais l’odeur de la chienne. Une quinzaine de centimètres et une bonne trentaine de kilos de plus que toi. La cinquantaine. Un visage quelconque, que tu oublieras vite. Un pauvre type de plus, ancré dans ses certitudes qu’il tient pour des vérités absolues. Un bourreau, un lâche qui prend son pied en humiliant les plus faibles. Faut le comprendre, la seule manière qu’il a de briller, c’est de s’en prendre à des plus petits que lui. Inversion du trope et des rôles. Il y a moins d’une minute, il arborait le sourire carnassier du vainqueur. Il jubilait, tu étais acculé au fond de l’impasse. Pour eux trois, c’était du tout cuit, ils allaient se défouler. Un hallali pour eux qui se considèrent comme des alphas. Puis, il avait blêmi. Pas tout de suite. C’est le problème des brutes, ils sont persuadés d’être plus malins que tout le monde. Mais le temps que son cerveau analyse les informations qui lui parvenaient, les deux autres étaient à terre. Il était acculé au fond de l’impasse.
La ville est ton territoire désormais. Tu sais en invoquer les forces cachées, les puissances chthoniennes et la violence. Tes ancêtres désapprouveraient. Ils les répétaient, tous ces sermons sur la magie blanche, la magie noire, le prix à payer quand on inflige la douleur. Tu y as cru, longtemps. Tu as craint d’y recourir, c’était le but. Mais Elle, Elle t’a raconté autre chose, Elle t’a montré la voie. Elle t’a mis au défi de franchir le pas. Ni blanc ni noir, ni bon ni mal, ton pouvoir ne sert que ton devoir. En réponse à un mouvement de ta main, les ombres qui habitent l’impasse prennent consistance. Des tentacules de ténèbres absolues obéissent aux mouvements de tes doigts. Le premier s’enfonce dans la gorge du mec à droite. Tu ne le regardes même pas. Il tombe à genoux, la bouche grande ouverte à s’en déchirer la commissure des lèvres. Le tentacule s’insinue dans sa trachée, aux tréfonds de son système digestif. Ses sphincters lâchent, il pisse et chie sur lui, les yeux exorbités tandis que la mémoire du lieu envahit son cerveau. Il pleure. Le deuxième est plus lent, selon ta volonté, les orifices visés exigent plus de précision. Le tentacule entre doucement dans les narines et les oreilles de la meuf à gauche pour emplir ses sinus. La souffrance et la terreur déforment son visage, déjà enlaidi par sa méchanceté ordinaire. Un cri silencieux semble s’échapper de sa gorge, à lui briser les cordes vocales, quand de minuscules tentacules s’immiscent dans ses orbites sous les globes oculaires.
Tu n’as pas choisi cette impasse au hasard. Tu sais son histoire, jusqu’à des temps immémoriaux. Tu as écouté les récits des fantômes. Tu as vu les souvenirs des murs et des pavés. Tu as perçu les échos de tous les drames, de toutes les horreurs qui se sont jouées ici. Passages à tabac, overdoses, maladies, viols, tortures, violences conjugales, meurtres, massacres. La mémoire du lieu pénètre lentement le cerveau des petites frappes, saturant leurs synapses chauffées à blanc par la terreur induite par les tentacules. Elles vivent les exactions subies par les victimes de tous ces drames et de toutes ces horreurs. Elles perçoivent les lames et les bites qui s’enfoncent dans leur chair, le goût de l’urine de celui qui leur pisse dessus après avoir fait son affaire, la matraque qui défonce l’anus et déchire le rectum, l’odeur de merde, le foutre qui poisse le visage et brûle les yeux, les coups qui pleuvent, la douleur et la souffrance, le goût métallique de leur propre sang, la vie qui les quitte, la mort que l’on supplie d’être rapide. Un cauchemar sans fin, une éternité pour eux, quelques secondes pour toi. Tu ressens leur cerveau qui grille, la folie qui les envahit. Le syndrome post-traumatique fera de leur vie un purgatoire. Ni colère ni vengeance. L’inflexibilité froide. La justice immanente, ironique, poétique, pour ceux qui ont souillé ta terre et porté la main sur tes protégés.
Tu te tiens devant lui. Il se gonfle de sa propre vacuité pour te dominer physiquement. « Je vais te saigner connard ! » L’éclat de la lame répond à l’éclat vicieux qui traverse son regard. Ton visage n’affiche aucune émotion, ton regard est froid, ta voix cingle comme un fouet. « Tu ne mérites même pas mon mépris. » Puis, la malédiction : « J’ai le pouvoir de nommer, tu es Parasite. Tout être te reconnaitra désormais comme tel. » La malédiction est bien réelle. Elle le frappe au plus profond de son être. Il se plie en deux, et tombe lourdement sur ses genoux. À la ronce chétive qui survit dans un interstice entre le trottoir et le mur, tu commandes de croître. Les tiges s’enroulent autour des bras, des jambes et du cou de celui qui fut une brute tragiquement ordinaire. Les épines s’enfoncent dans ses chairs, le sang perle. « Si tu survis. » La décision de lui retirer les attributs de sa pathétique domination est prise depuis longtemps. Ce n’est pas une sentence, celle-ci a été prononcée dès la première violence commise pour asseoir son emprise sur ceux qui sont démunis devant sa violence. Tu accomplis simplement ton devoir, implacable, sans joie ni remord. Tu débarrasses ton territoire des parasites. Le temps se fige. D’abord, la voix qui interrompt et étouffe la parole des autres. Tu plonges la main au fond de sa bouche. Tu saisis la langue et l’extirpes d’un coup sec. Enfin, la virilité, symbole turgescent de la masculinité toxique qui viole et qui abîme l’humanité des victimes. La ronce déchire le pantalon, libérant sa queue qui pendouille. Triste déréliction. Tu empoignes bite et couilles pour les arracher. Son hurlement est un gargouillis infâme qui s’étouffe dans le sang qui emplit sa bouche. Tu lui présentes les reliques flasques de ses certitudes stupides et si misérablement banales, oripeaux de sa médiocrité crasse, avant de les jeter au loin. Que les charognards s’en repaissent. Lui, il nourrira les ténèbres et tombera dans l’oubli.
Tu te retournes sans un regard pour les bourreaux de Li et de tant d’autres. Elle est là, au bout de l’impasse. Elle s’approche lentement. Elle caresse tes mains dégoulinantes de sang, porte les doigts à sa bouche pour en dessiner le contour, les lèche doucement. Elle t’embrasse à pleine bouche. Il te semble qu’Elle aspire l’élixir, ton âme, ton être tout entier. Vos fluides se mêlent et s’échangent. Elle s’écarte sans te repousser. Ses yeux sont vissés aux tiens. Sa voix est douce quand Elle te maudit ou te bénit. La moralité n’a, de toute façon, aucun sens.
L'autre soir, j'expliquais à une amie le défi qui m'a été lancé d'écrire, un récit pulp et gore, cathartique et libérateur. A propos des autres textes de cet exercice de style collectif, elle questionna : "Ce doit être bourré de féminicides". J'ai souri, je ne maîtrise pas encore bien le corpus, j'ai répondu que raison de plus, qu'on pouvait aussi renverser les tropes, écrire, à la manière d'une Chloé Delaume dans Phallers - récit jubilatoire d'une bande de X-men féminines qui se découvrent, après le trauma d'une agression sexuelle, le pouvoir de faire exploser les teubs par la pensée.
Cependant j'ai une réserve, une petite démangeaison, à l'idée de me lancer dans ce défi. J'ai beau construire avec joie, dans le secret de mes brouillons mentaux, un récit outrancier qui correspondrait aux contraintes et me rendrait le plaisir infini des rédactions de collège, une voix sévère sans cesse me met en garde contre la gratuité de la violence et le refus de la vengeance. Cette voix tyrannique, cette voix du contrôle et du doute, dans ma tête, est tressée d'injonctions contradictoires, paroles entendues depuis l'enfance, dogmes intégrés dont il faut parfois pouvoir se déprendre : "La colère ne sied pas aux jolies femmes" / "Ta violence intérieure effraie et se retournera contre toi" / "Les féministes veulent castrer les hommes" / "L'égalité, ce n'est pas inverser la violence".
Si, depuis #MeToo, l'on dit que la parole sur les violences sexuelles se libère, raconter la violence au féminin n'est toujours pas un exercice facile. Quand le récit est celui d'une expérience réelle, et vécue, l'on se heurte, toujours, à effracter le confident : raconter le trauma, la scène horrifique telle qu'elle a vraiment eu lieu, dont les images hantent les recoins de notre mémoire sans qu'on ait eu le choix de les refuser, c'est soudainement exposer l'autre. Iel pleure, iel trouve le récit offert insupportable. On devient soudain le bourreau de la sensibilité de l'autre. Quand le récit est inventé, cathartique, création pure, l'on risque de se faire traiter de furie, d'hystérique, se voir reprocher de rétablir le désordre que l'on voulait dénoncer. On fait peur, on devient monstre à son tour.
Pourtant, ni la littérature ni le cinéma n'ont été avares en scènes de cruauté, de violences sexuelles, d'assassinats que l'on qualifia longtemps de "crimes passionnels". La "culture du viol" dans la pop-culture a été allègrement commentée, analysée, dénoncée - je renvoie lea lecteurice intrigué à cette belle vidéo de présentation de l'essai Désirer la violence, de Chloé Thibaud. Personnellement, je repense à cet ancien ami d'âge mur, cultivé et a priori humaniste, qui me déclara récemment, après avoir vu l'opéra Carmen, qu'il y voyait une ode à la liberté de l'amour, éclipsant totalement le féminicide final, et cette évidence : liberté amoureuse, pour les hommes peut-être ; Carmen, elle, n'y survit pas. Le même ami, quelques semaines plus tard, s'envola en invectives contre telle militante féministe qu'il accusa de vouloir "castrer les hommes". Je répondis en paraphrasant la chanson de GiedRé : "mais qu'est-ce qu'on va faire de toutes ces couilles ?".
Ainsi, femme voulant écrire de la littérature cathartique, nourrie autant de ces récits fondateurs qui, à la lumière de notre regard moderne, décrivent viols et féminicides OKLM comme on enfile des perles, mais ayant aussi longuement lu, creusé, exploré la théorie sur les violences de genre, je me retrouve, au moment d'écrire, aux prises avec ma culpabilité, doutant de ma propre violence intérieure, de ma légitimité en tant que femme à sublimer en délire carnavalesque ma propre colère.
@Bad_Educatian, dans son dernier billet sur son rapport à la violence, énonce bien les questions qui nous hantent : si j'abhorre la violence réelle, si j'aspire à un monde sans guerre, sans horreurs, sans rejet de l'altérité - vœu pieux bien entendu, mais il faut toujours y croire - que faire de mon propre imaginaire qui s'amuse d'un film d'horreur, qui s'expose à des JDR inventant des scènes limites ? Suis-je hypocrite, moi qui défends une position pacifiste, féministe, anti-raciste, moi qui rêve de rondes de l'amitié tout autour de la Terre, si je lis aussi Sade avec curiosité ?
Cet écartèlement moral n'a rien de singulier, de personnel. Il naît, je crois, de l'hypocrisie de notre monde post-#MeToo, polarisé entre la dénonciation, parfois tyrannique, de toute violence autrefois vue comme normale, et aujourd'hui comme monstrueuse, d'une part ; de l'autre, un backlash mal dégrossi, retour réactionnaire aux bonnes valeurs rassurantes d'antan, qui fait fleurir autour de nous les incels, les mascus, les tradwives, et la Dark Romance, comme autant de Harlequins hyper trashs qui mettent en scène sans les questionner des scènes de domination et de viols hardcore pour un public féminin biberonné à la culture du viol, ayant appris à, comme le dit si bien le titre de cet essai, "désirer la violence". En tant que femme, l'écartèlement me semble encore plus épouvantable : j'ai peur, à chaque fois que je considère mon rapport à la violence fictive, cathartique, jouée et bien annoncée comme telle, de devenir traître à mon genre et à mes valeurs.
Pour résoudre mon conflit intérieur, je pourrais, ainsi, suivre l'exemple de Chloé Delaume, imaginer un récit gore qui inverse la dialectique : à mon tour, dans le jeu d'une fiction inoffensive, venger les femmes, massacrer des bonhommes, juste pour dire "il y en a assez, à notre tour maintenant". Cela n'éviterait pas que je me reproche, ensuite, de ne pas être assez noble, magnanime : ayant vécu l'oppression sexiste, la retourner serait la prolonger. Je devrais, me dit la petite voix dans ma tête, au contraire imaginer une sortie du conflit. Mais ce faisant, je me priverais de mon humanité donc de ma propre imperfection, et du récit cathartique qui m'amuserait et me libèrerait, je devrais prendre en charge un rôle de porte-drapeau féministe, une posture politique.
Imaginons un instant ce qu'a dû éprouver Pauline Réage, l'autrice d'Histoire d'O., quand elle est sortie de l'anonymat. Se succèdent pour elle les étapes suivantes : écrire, par défi lancé par Paulhan, un petit récit bien trash, pour lui montrer amoureusement que les femmes aussi sont capables d'écrire du porno ; rire sous cape des spéculations des journalistes littéraires, quand son récit est publié, et qu'elle les entend tous dire que l'auteur est forcément un homme ; finalement, être dévoilée, et tout d'un coup, être conviée de toutes les tribunes, de tous les discours politiques, pour défendre sa posture de femme-pornographe, répondre à ceux qui lui demandent si la femme est, ainsi que le disait la Bible, corruptrice et perverse, si elle est l'exception qui confirme la règle, si... Elle devait être fatiguée parfois, Pauline Réage, de ce qu'à partir d'un petit jeu érotico-littéraire entre amants, elle soit propulsée d'un coup sous les projecteurs à devoir sans arrêt justifier son existence d'autrice, et parler au nom des femmes.
Et moi, soixante-dix ans (!) après la publication d'Histoire d'O., je me triture les neurones au lieu de relever le défi, me demandant qui je trahis si je me lance dans mon petit défi littéraire, que faire de la violence, si elle sera mal comprise, si je suis trop coincée, si le procureur est juste dans ma tête ou s'il risque de ressurgir parmi mes lecteurs, si mon récit gore doit être féministe ou si je dois m'en foutre un petit peu et m'éclater comme un homme qui écrirait du gore. Après tout, j'écris de la fiction, je ne suis pas violente en vrai, et c'est peut-être ça, le début de l'égalité : avoir le droit de m'amuser de l'écriture sans m'écarteler d'autant d'insolubles questions.
Je ne comprends pas toujours mon rapport à la violence. Je parle essentiellement de violence fictionnelle ou consentie. Récemment, une illustration du Projet M d’Apollonia Saintclair, sagement intitulée No Man’s Land, m’a troublé. Beaucoup. Nous en avons discuté et débattu avec @Bad_Conscience, la violence est un thème qui nous interroge régulièrement (à ce sujet, lisez Au procès de l’art et de la violence). Elle a mis le doigt là où ça pique, sur l’ambiguïté, sur la possible hypocrisie, également, avec laquelle je gère mon rapport à la violence.
J’abhorre et je crains la violence, qu’elle soit personnelle, interpersonnelle, étatique, structurelle, systémique, etc. J’y vois une déshumanisation de celles et ceux qui la subissent et de celles et ceux qui l’exercent. Sa banalisation par des médias avides de voyeurisme, l’invisibilisation des victimes et sa valorisation par une société malade de compétition sont autant sources de colère que d’abattement. Pour autant, je reconnais qu’elle est parfois légitime. Je comprends que la non-violence, l’idéal vers lequel je tends, peut échouer à porter une voix ou une révolution. J’ai exercé la violence. Il est possible que je l’exerce encore, tant elle refait surface comme réponse émotionnelle à certains stimuli. Ma capacité à être violent me terrifie. Cela dit, son expression artistique, ludique, sexuelle ou cathartique exerce, au contraire, un attrait indéniable.
Je ne m’étends pas sur la représentation de la violence dans les arts. L’histoire de la peinture, de la sculpture, de la littérature, du cinéma, de la musique même, regorge d’œuvres violentes, autant pour la sublimer en une fulgurance cathartique que pour la dénoncer. Je ne peux qu’avouer la fascination, la subjugation (dans le sens où elles exercent une forme d’empire sur ma psyché) parfois, que m’inspirent nombre de ces productions violentes, avec une pointe de honte et de dégoût. Cela me semble cependant insuffisant pour analyser mon rapport à la violence. Je me trouve sur cette ligne de crête qu’évoque @Bad_Conscience, cet exercice d’équilibriste pour rester, ou pour tendre vers, un être humain décent. Ni voyeur ni puritain. Ni morbide ni aveugle. Ni cynique ni angélique. Ni acteur ni complice.
La question, désormais, est d’expérimenter la violence dans un environnement qui le permette sans débordement. Il s’agit de l’exercer, de la subir, de l’assumer, d’en éprouver les conséquences, de développer une forme d’empathie et de compréhension, de la confronter aux autres pour qu’émerge cette compréhension recherchée. Il s’agit donc de créer un espace sécurisé, sain et consensuel (Safe, Safe, Consensual), assurant le soin nécessaire (Aftercare en particulier) aux personnes participant. La table et le boudoir. Le JdR (y compris le grandeur-nature) et le BDSM, donc. Les deux partagent les notions essentielles de consentement, de communication et d’imaginaire commun aux personnes participant. Le parallèle s’arrête vraisemblablement ici, le rôle de meneureuse de jeu (MJ) n’équivaut pas à celui du Dom, pas plus que les joueureuses ne sont pas des Subs.
Dans le BDSM, la violence, et la douleur qui en découle, est une composante du plaisir, la question qui se pose surtout est celle du pouvoir. Face à la violence, domination et soumission deviennent des notions poreuses, floues. Dans le JdR, la violence est, plus traditionnellement, un prétexte ou une réponse à un conflit. Le MJ, comme les joueureuses, l’exercent et la subissent sans distinction, à travers la narration et les personnages. Les questions semblent directement liées à la violence, telles que sa légitimité, ses conséquences, sa perception, etc. Unknown Armies, par exemple, matérialise le rapport à la violence par une jauge déterminant les aptitudes du personnage. Le JdR peut aussi exploiter la violence de façon totalement exutoire. Parmi les jeux récents, Eat the Reich est extrêmement jubilatoire et assumé. Dans ces deux espaces que sont la table et le boudoir, il sera possible d’explorer et d’expérimenter des questionnements qui restent philosophiques par ailleurs. Ils n’en resteront pas moins théoriques. Malgré les émotions et les tensions qui peuvent naitre dans l’imaginaire des personnes participant, décrire ce que fait un personnage sous un feu nourri ne peut être comparé à survivre à Kharkiv ou à Gaza.
Un chemin, bizarre peut-être, vers une forme de compréhension. Puis-je me considérer comme féministe si je pratique le BDSM? Suis-je un monstre quand je décris une scène de torture de façon très graphique à mes joueureuses? Où commence l’abus, où s’arrête la violence consentie dans une séance de bondage? Jusqu’à quel point mon personnage non-violent peut rester fidèle à ses principes dans un contexte de violence et d’injustice sociale? Comment confronter des joueureuses aux conséquences de leur violence? La violence consensuelle au lit conduit-elle à une forme d’emprise? Les limites des joueureuses sont-elles réellement considérées dans une partie d’horreur psychologique? Fantasmer la violence est-il un red flag? Est-il sain de s’affranchir de la honte et du dégoût devant la violence fictionnelle et consentie?
Quel que soit l’espace d’exploration, gardons en tête la finalité de nos sessions. Pour l’un, le plaisir, décuplé par la douleur. Pour l’autre, le fun, décuplé par le partage narratif entre les joueureuses.
Il existe un thème qui anime nos discussions, à @Bad_Educatian et moi. C'est une question que l'on éprouve lors de nos parties de jeu de rôle, qui nous grignote dans la contemplation d’œuvres d'art, qui se glisse dans nos tympans pour s'écouler dans l'arborescence de nos veines lors d'un concert de Nine Inch Nails, qui nous insomnise longtemps après la lecture de certains romans. On a beau dérouler, expliquer, argumenter, quelque chose résiste qui questionne comme un calcul, qui m'obsède depuis que je suis en âge de choisir moi-même les œuvres que je souhaite étudier, et cette question, c'est la place que l'on doit laisser à la violence dans les imaginaires que l'on accepte de partager.
J'ai le sentiment d'une terrible hypocrisie. A chaque tuerie de masse, c'est systématique : les journalistes, en parcourant la biographie souvent brève de l'assassin, relèveront son goût pour le jeu vidéo, propulsé de facto responsable de la monstruosité. Il en va ainsi, par exemple, d'un article de Catherine Fournier pour franceinfo.fr publié le 14 juin 2025, sur le meurtre d'une surveillante de collège par un adolescent de quatorze ans survenu le mois dernier. La journaliste, cependant, ne manque pas de précautions en écrivant ceci :
Ce manque d'empathie caractérise-t-il une jeunesse de plus en plus plongée dans des mondes virtuels ? En l'occurrence, le collégien de Nogent était, selon le procureur, fasciné par "les personnages les plus sombres des films ou séries télévisées", "adepte de jeux vidéos violents, sans pour autant être addict", et "utilisait peu les réseaux sociaux". Le rôle de ces derniers dans le déclenchement de la violence n'est d'ailleurs pas établi par la littérature scientifique. Ils peuvent, en revanche, contribuer à sa diffusion.
La dernière phrase me dérange : alors que la précaution a été prise pour ne pas attribuer trop vite aux réseaux sociaux le pouvoir de rendre violent, la question de sa diffusion, elle, est assénée comme une vérité absolue sans être justifiée. Le piège de la pensée toute faite se referme : puisque la journaliste a pris la précaution de citer la littérature scientifique, ce qu'elle dira dès lors sera vu comme documenté ; or la responsabilité des films, séries télévisées, et jeux vidéo, est suggérée sans jamais être attestée. Pourtant le lecteur a le sentiment d'une démarche sérieuse. Ainsi, le doute subsiste quant à la responsabilité de ces médias artistiques sur la psyché de nos adolescents.
Il faudrait déjà relever que, sur les milliers de joueurs au monde, sur les milliers de spectateurs de séries et de films représentant des phénomènes de violence, bien peu deviennent fous et prennent les armes. Il faudrait faire la part des choses entre des jeux vidéo "mignons" et des jeux vidéo "violents", pour éviter de jeter le bébé avec l'eau du bain même si tout n'est pas aussi simple. En témoigne cet intéressant reportage d'Arte sur la radicalisation sur les plateformes sociales de jeu vidéo : dans un univers apparemment aussi inoffensif que Roblox, certains joueurs reproduisent à l'identique certaines scènes d'attentats épouvantables - comme le massacre d'Utoya - le joueur ayant l'opportunité d'incarner l'assassin. Bref, la question du lien entre ultra-violence et jeu vidéo est épineuse, et n'est pas de celles que je voudrais traiter. Ce qui me questionne en revanche, c'est le rôle de la représentation de la violence comme catharsis.
Bien sûr, prononcer ce mot renvoie à un débat aussi ancien que la tragédie grecque. Aristote le premier la décrivait comme mécanisme permettant au spectateur de se purger de ses passions violentes au moyen du spectacle de celles-ci. Et de fait, la violence la plus crue, la plus épouvantable, est représentée en tragédie grecque : dans le Thyeste de Sénèque, Atrée assassine, cuisine et fait manger à son frère les enfants que celui-ci a eus avec la femme de celui-là. Au XVIIe siècle, en France, Richelieu se méfie tellement du pouvoir moral de la tragédie sur l'imaginaire de ses spectateurs, qu'il en fait concevoir un système de règles extrêmement strictes - le but étant, vraisemblablement, d'assécher par la contrainte toute velléité de rébellion ou de contestation politique après le chaos des années de Fronde. Ainsi, afin de préserver la bonne moralité du spectateur, la règle de la bienséance interdit toute effusion de sang sur scène. Qu'à cela ne tienne ! Le dramaturge, pour s'en affranchir, recourt à l'hypotypose : il s'agit alors de proposer le récit, fait par un personnage-témoin, d'une action s'étant déroulée hors scène, une description si minutieuse et si vive que celui qui l'écoute croit la voir sous ses yeux. Tel sera, par exemple, le récit fait par Théramène de la mort d'Hippolyte, attaqué par un monstre marin dans l'acte V du Phèdre de Racine :
J’ai vu, seigneur, j’ai vu votre malheureux fils
Traîné par les chevaux que sa main a nourris.
Il veut les rappeler, et sa voix les effraie ;
Ils courent : tout son corps n’est bientôt qu’une plaie.
De nos cris douloureux la plaine retentit.
Leur fougue impétueuse enfin se ralentit :
Ils s’arrêtent non loin de ces tombeaux antiques
Où des rois ses aïeux sont les froides reliques.
J’y cours en soupirant, et sa garde me suit :
De son généreux sang la trace nous conduit ;
Les rochers en sont teints ; les ronces dégouttantes
Portent de ses cheveux les dépouilles sanglantes.
J’arrive, je l’appelle ; et me tendant la main,
Il ouvre un œil mourant qu’il referme soudain :
« Le ciel, dit-il, m’arrache une innocente vie.
« Prends soin après ma mort de la triste Aricie.
« Cher ami, si mon père un jour désabusé
« Plaint le malheur d’un fils faussement accusé,
« Pour apaiser mon sang et mon ombre plaintive,
« Dis-lui qu’avec douceur il traite sa captive ;
« Qu’il lui rende… » À ce mot, ce héros expiré
N’a laissé dans mes bras qu’un corps défiguré :
Triste objet où des dieux triomphe la colère,
Et que méconnaîtrait l’œil même de son père.
Et bien sûr, le théâtre contemporain poursuit toujours son exploration de la violence, je pense notamment à Littoral et Incendies de Wajdi Mouawad dont certaines scènes - des récits en hypotypose - me sidérèrent d'épouvante, ou aux tragédies de Sarah Kane. La violence n'y est pas gratuite, mais pensée, théorisée, éprouvée entre les murs calfeutrés du théâtre. On l'éprouve seulement en pensée, on l'imagine, et je crois, de façon cathartique, on s'en libère.
Alors, je pourrais, l'on pourrait évoquer encore l'immense variété des films d'horreur qui, je le crois, ne suscitent pas la même méfiance que les jeux vidéo, alors même que leur audience demeure très large, chez les adultes comme les adolescents, et qu'ils représentent toutes les formes du vice de façon extrêmement imagée et développée. En contre-point, l'on pourrait penser aussi aux procès qui furent faits, autrefois, à certaines œuvres littéraires, Madame Bovary au tribunal parce qu'y était fait le récit de la vie d'une femme infidèle qui aurait pu corrompre les âmes les plus sages, ou à cet extrait de la Préface de la Nouvelle Héloïse dans lequel Rousseau questionne les effets moraux de la lecture de son livre pour les lectrices :
Ce recueil avec son gothique ton convient mieux aux femmes que les livres de philosophie. Il peut même être utile à celles qui, dans une vie déréglée, ont conservé quelque amour pour l'honnêteté. Quant aux filles, c'est autre chose. Jamais fille chaste n'a lu de romans, et j'ai mis à celui-ci un titre assez décidé pour qu'en l'ouvrant on sût à quoi s'en tenir. Celle qui, malgré ce titre, en osera lire une seule page est une fille perdue; mais qu'elle n'impute point sa perte à ce livre, le mal était fait d'avance. Puisqu'elle a commencé, qu'elle achève de lire: elle n'a plus rien à risquer.
Qu'un média artistique soit soupçonné de corrompre le lecteur, et de changer l'homme en monstre, cela n'a rien de nouveau. Il me semble cependant qu'aujourd'hui, dans une époque qui médiatise à outrance les faits-divers de violence, une méfiance hypocrite resurgit, vouant aux gémonies ceux qui osent représenter l'horreur universelle. Autre donnée remarquable, qui nous est donnée à penser : la frontière entre l’œuvre et le réel, alors que #MeToo a révélé comment l'horreur débordait le générique du film, que l'on se ressouvient que parfois, le nom de "roman" n'est qu'un cache-sexe donné aux vantardises perverses de prédateurs de nymphettes. De la violence fantasmée et cathartique à la violence réelle et vantée, la ligne me semble poreuse, et ce que l'on en fait quand on essaie d'être un individu humaniste et un amateur d'art sans puritanisme relève désormais de l'équilibrisme.
Et puisque ces enjeux nous traversent sans jamais que nous ne les résolvions, ce billet ouvre donc, pour @Bad_Educatian et moi, un cycle funambule de questionnements sur la violence imaginée, qui habiteront nos prochaines et imminentes publications. Affaire à suivre, donc !
Du cheminement en arabesques de ce blog, chasseurs-cueilleurs de mots nourris d'échanges, d'images et de questions, me revient soudain le récit suivant : au commencement était Chaos, matière dense et informe, potentialité d'un monde encore en gestation. Hésiode ainsi raconte, dans sa Théogonie, le surgissement de tout existant ; du magma enchevêtré de la matière naîtront soudain Gaïa - la Terre -, Ouranos - le Ciel -, Eros - le principe de l'amour, donc de la Création. Le poète raconte les autres premiers enfants du monde, Erèbe, Nyx, Héméra et Ether - Ténèbres, Nuit, Jour et Lumière - puis la séparation violente de l'éternelle étreinte d'Ouranos et de Gaïa, qui déclencherait la flèche du temps : piégé dans le ventre de sa mère, Cronos n'a d'autre choix, pour s'enfanter, que d'émasculer son père. Le récit se poursuivra, en Titans, dieux et hommes, explication poétique du monde tel qu'il existe à présent. Ce qui me plaît dans cette histoire, aujourd'hui, c'est la beauté de cette idée toute simple : au commencement était Chaos, matière dense et informe, et du Chaos surgirent la différence, la variété, la pluralité. Hésiode, au VIIIe siècle avant notre ère, avait presque soupçonné déjà ce que la science aujourd'hui révèle, la soupe primordiale, le Big Bang, et je ne peux m'empêcher de penser au noyau d'un trou noir : le Chaos est la Fin, et le Commencement.
De l'Ordre et du Désordre, les descendants d'Hésiode firent deux divinités : Apollon et Dionysos. L'un incarne la route lumineuse, rapide et rectiligne, l'autre les circonvolutions ténébreuses de la vigne, la folie et l'ivresse. Avant que Nietzsche les théorise selon cette distinction que je lui emprunte, les Romains dégradèrent Dionysos en Bacchus, obèse facétieux aux pommettes rubicondes ; du Prince des Mystères, ils firent un ivrogne. L'on eut peur alors du foutoir, de l'étrange, du bizarre, du baroque, du freak, du mal-foutu. L'on traça des avenues, l'on inventa des dogmes, l'on érigea des murs, et l'on voulut abolir la folie. Il faut dire qu'il était dangereux, Dionysos : le roi Penthée le sait bien, qui tenta de faire interdire son culte à Thèbes : inquiet de voir les femmes - seules autorisées à pratiquer ce mystère - quitter toutes les nuits le foyer, jaloux de ce savoir qui lui était anatomiquement refusé, il grimpa dans un arbre pour les espionner. Dionysos punit alors le voyeur, suscitant chez ces dames une folie furieuse. Elles crurent voir un fauve, abattirent l'arbre, et Penthée termina, écartelé, déchiqueté, des mains nues de sa mère, ses sœurs, sa femme. Dionysos, c'est le Désordre, le savoir qui vous échappe, le ravisseur des femmes. Il les incite, voyez-vous, à se rebeller, fuguer du domicile conjugal, abandonner les nourrissons et les marmites fumantes. Vous me direz que cette histoire est sacrément gore, moi je la trouve néanmoins tout à fait sympathique.
De quand date notre haine du désordre ? Quand a-t-on cessé de le reconnaître comme le berceau de la création, de la vie en puissance, et de la liberté ? De même que l'on oublie l'itinéraire complexe et sinueux du chasseur-cueilleur pour lui préférer le trajet rectiligne du métro, on enregistre, on classe, on trie, on formalise. La classification, née du besoin de connaître chez les Buffon et les Darwin, est devenue folle. Notre monde se meurt des fermes de serveurs qu'on ne se résoudra pas à fermer quand bien même on y brûlerait l'atmosphère, puisqu'on récolte en boulimiques les datas et les données, calories, kilomètres, prix et pixels, devises et monnaies réelles et virtuelles, idées préconçues et augmentation, inexorable, des courbes de température. On ne dort presque plus, ce serait s'abandonner aux ténèbres de notre propre conscience et ne rien produire, donc ne plus avancer ; tel Penthée, on refuse le mystère, on voudrait tout savoir, quitte à finir déchiquetés. On croit que ce que l'on ne maîtrise pas nous ferait du mal ; mais c'est notre volonté de maîtrise qui est en train de nous détruire.
J'ai toujours aimé le Chaos. Ma chambre d'enfant était un vrai foutoir, où les poupées, les carnets, les livres et les vêtements entassés devenaient océans, au grand désespoir de ma nourrice et de mes parents. La folie était ma patrie de lectures, de Willy Wonka aux délires mystiques de Jeanne d'Arc qui m'avaient longtemps passionnée. J'ai toujours aimé le bizarre, le baroque, le gothique, me défendant mordicus des "ce n'est qu'une phase", "why so serious ?", "encore des crânes ?" (je note ici que, même si je les arbore tout autant, jamais l'on ne m'a déclaré : "t'en as pas marre de porter des robes à fleurs ?"). Mais n'ayant pas la détermination divine d'un Dionysos, tout au plus quelque lâcheté humaine, j'ai essayé de rentrer dans la norme des adorateurs d'Apollon. Je me suis assise et je me suis tue pour cacher mon décalage, j'ai suivi une route rectiligne, au prix de ma propre santé mentale. Longtemps l'on m'avait mise en garde contre les risques du chaos pour ma survie ; j'ai mis tant de temps à comprendre que sans lui, je meurs à petit feu. Du désordre me revient l'anecdote que me rapporta Bad_Educatian : à une fâcheuse qui lui assénait le jugement "Bureau en désordre, cerveau en désordre", il répondit "bureau vide, cerveau vide". Non, il ne s'agit pas, en filant ma métaphore chaotique, de refuser totalement la nécessité de quelque ordre et lumière dans le cours de notre existence ; mais à trop vouloir bannir l'imprévu du lent écoulement de nos jours, à trop vouloir maîtriser tout ce que l'on touche, on risque fort, je crois, de finir calcifiés.
Les vérités polyphoniques de la complexité exaltent, et me comprendront ceux qui comme moi étouffent dans la pensée close, la science close, les vérités bornées, amputées, arrogantes. Il est tonique de s'arracher à jamais au maître mot qui explique tout, à la litanie qui prétend tout résoudre. Il est tonique enfin de considérer le monde, la vie, l'homme, la connaissance, l'action comme systèmes ouverts. L'ouverture, brèche sur l'insondable et le néant, blessure originaire de notre esprit et de notre vie, est aussi la bouche assoiffée et affamée par quoi notre esprit et notre vie désirent, respirent, s'abreuvent, mangent, baisent.
Edgar Morin, Le paradigme perdu (1973)
Étrange d’introduire un éloge de la simplicité en citant un grand penseur de la complexité. Dans quelques rares élans de lucidité, j’ai conscience que je déteste ce qui est compliqué. J’aspire à être simple, j’aime les choses simples, j’aime les gens simples. Notre monde manque cruellement de simplicité. Tout est compliqué, trop compliqué, inutilement compliqué. Là se trouve la confusion. Compliqué n’est pas complexe. Complexe n’est pas compliqué. L’antonyme de « compliqué » est « simple ». L’antonyme de « complexe » est « élémentaire ». Lecteur averti que vous êtes, vous rétorquez que « simple » est souvent pris comme un antonyme de « complexe ». Pour cet éloge, néanmoins, la simplicité s’accordera bien d’un peu de mauvaise foi assumée.
La complication est une manipulation, un mensonge autant qu’un leurre. Les objets compliqués cachent leur ingénierie défaillante derrière un mode d’emploi abscons. Les plats compliqués masquent leur saveur quelconque derrière une technicité sans émotion. L’art compliqué se pare de fioritures criardes vides de sens. Les gens compliqués dissimulent la vacuité de leur vie et de leur pensée par des circonvolutions et des traditions idiotes. Les situations compliquées le sont parce que personne n’a exposé simplement les faits. Ce qui est compliqué se démêle. La complication est une aggravation.
La complexité est une donnée, une question autant qu’un état. Un objet complexe démontre une ingéniosité. Un plat complexe révèle ses saveurs pour susciter sensations et émotions. L’art complexe se construit par compréhension, intelligence et intuition du monde. Les gens complexes sont des êtres humains, simplement. Les situations complexes sont comprises par une vision d’ensemble, tout autant que par une analyse des détails. Ce qui est complexe s’étudie. La complexité est l’essence du monde, de l’humain et de la pensée.
Yet do much less, so much less, Someone says,
(I know his name, no matter) - so much less!
Well, less is more, Lucrezia: I am judged.
Robert Browning, Andrea del Sarto (poème,1855)
Ainsi, j’aspire à la simplicité, je cherche la simplicité, j’exige la simplicité, j’implore la simplicité. Elle est le composant essentiel, un atome, une particule élémentaire, de la complexité. Pour comprendre l’ensemble, il faut en connaître les détails. Pour observer les détails, il faut embrasser l’ensemble. La simplicité est une porte, un espace liminal même, vers la complexité, comme la complexité conduit à la simplicité. Être simple consiste à de départir des oripeaux inutiles, des traditions idiotes, de l’égo enflé. Être simple, c’est écouter, toucher, observer, ressentir, trouver le geste essentiel. C’est l’ébéniste devant une planche ; observer son aspect, son fil, ses nœuds, ressentir la pousse et la vie de l’arbre, décider de ce que deviendra cette planche dans le meuble, puis, prendre le ciseau, enfin, quand la somme des simplicités devient un tout.
J’aspire à la simplicité parce que j’aime la complexité et les choses, les personnes, les situations complexes. Je veux être simple pour embrasser la complexité et toucher l’essence du monde, de l’humain et de la pensée.
La première étude de l’homme qui veut être poète est sa propre connaissance, entière. Il cherche son âme, il l’inspecte, il la tente, l’apprend. Dès qu’il la sait, il doit la cultiver : cela semble simple : en tout cerveau s’accomplit un développement naturel ; tant d’égoïstes se proclament auteurs ; il en est bien d’autres qui s’attribuent leur progrès intellectuel ! — Mais il s’agit de faire l’âme monstrueuse : à l’instar des comprachicos, quoi ! Imaginez un homme s’implantant et se cultivant des verrues sur le visage.
Je dis qu’il faut être voyant, se faire VOYANT.
Le poète se fait voyant par un long, immense et raisonné dérèglement de tous les sens. Toutes les formes d’amour, de souffrance, de folie ; il cherche lui-même, il épuise en lui tous les poisons, pour n’en garder que les quintessences. Ineffable torture où il a besoin de toute la foi, de toute la force surhumaine, où il devient entre tous le grand malade, le grand criminel, le grand maudit, — et le suprême Savant ! — Car il arrive à l’inconnu ! — Puisqu’il a cultivé son âme, déjà riche, plus qu’aucun ! Il arrive à l’inconnu ; et quand, affolé, il finirait par perdre l’intelligence de ses visions, il les a vues ! Qu’il crève dans son bondissement par les choses inouïes et innommables : viendront d’autres horribles travailleurs ; ils commenceront par les horizons où l’autre s’est affaissé !
Arthur Rimbaud, "Lettre "Du voyant" à Paul Demeny", 15 mai 1871
Mon cher lecteur, nous sommes samedi. C'est un samedi ordinaire, je veux dire : si tu habites une ville, un village, sans doute qu'au moment où seront publiées ces ligne, s'affaireront quelques maraîchers installant des étals de fleurs, de miel, de fromage, ou de poulet rôti. Peut-être entendras-tu les cloches, ce rituel pluri-séculaire d'appel aux fidèles, ce vieux son évident et que l'on écoute sans vraiment entendre, peut-être inconsciemment comptes-tu pour savoir qu'il est huit heures, dix heures, etc, ou peut-être ne les entends-tu pas. Peut-être entends-tu l'appel du muezzin, ou peut-être que ton téléphone t'indique de façon stridente qu'il ne faut pas oublier tes gosses à la crèche, au club de rugby, de poney, de macramé, peut-être est-ce le moment de la corvée des courses - ne pas oublier le déca cette fois-ci - ou peut-être est-ce l'heure privilégiée de ton rituel à toi, ta séance de peinture, de yoga, de cross-fit, ton café avec ou sans sucre, tartines, clope ou méditation, ou peut-être que tu dors, bavant sur ton oreiller où tendrement enlacé avec ce corps divin ou devenu insupportable, ou tendre et aimé, en pyjama, en liquette, ou complètement nu-e, peut-être que c'est iel qui ronfle et que tu trouves cela adorable ou insupportable ou bien tu as appris à caler ta respiration sur son souffle et tu ne t'en rends même plus compte, bref, c'est samedi matin.
Moi j'écris, quelques heures avant toi, dans mon imaginaire de ton samedi matin qui ressemblera peut-être au mien, et je me dis merde, maintenant, maintenant que l'on ose écrire et que l'on a écrit à intervalles réguliers, Bad_Educatian et moi, maintenant, alors que nous avons des milliers d'idées dans la tête à écrire survient l'affreuse Procrastination, la garce, la déesse qui sait que nos idées ne sont pas si mûres, que l'on voudrait écrire encore mais, je me tape une insomnie juste avant le samedi des ronfleurs et du poulet rôti et je me dis mince, écrire, encore, et sans explication je pense à Thuthur.
Thuthur quand il a écrit cette citation en exergue, il avait, quoi, seize ou dix-sept ans ? C'est une lettre à son pote, son bro, si tu veux, c'est une lettre à son BFF Paul Demeny qu'il a rencontré parce qu'il avait fugué, l'été d'avant. Il ne supportait plus Charleville, la médiocrité provinciale, l'idéologie martiale de ces années de guerre franco-prussienne, sa mère et ses récriminations de mère - imagine : ce décalage entre tes troubles existentiels adolescents et ta mère qui te demande de mettre tes chaussettes au linge sale, mais s'il-te-plaît pour une fois fais attention, le bac de lingerie blanche et pas le bac de couleurs, alors que dehors c'est la guerre parce qu'un nabot qui a décidé qu'il s'égalerait à son tonton Bonaparte a besoin de rouler des mécaniques et que dehors, la bière, les filles, la vie, quoi ! Pas les chaussettes sales ! - bref, Arthur Rimbaud a seize-dix-sept ans, il a déjà fugué, il a squatté chez son prof (qui devait être ravi qu'après avoir dit à notre petit loulou qu'il avait du talent, celui-ci sonne à la porte en demandant "adoptez-moi"), bref, il a squatté chez Izambard qui devait être bien embêté, qui lui a présenté un autre loulou de son âge, Paul Demeny, et ils sont devenus copains comme cochons, partageant le goût, non du jeu vidéo ni des magazines La Redoute, mais bien, voilà le problème, le goût de la poésie. Donc, Thuthur a fugué, puis son prof Izambard l'a ramené chez la daronne parce que c'était la fin de l'été et qu'il fallait bien qu'il passe son bac, et Thuthur s'emmerde, il pense à ses fugues, à la bière, les souliers blessés et le paletot idéal, c'est toujours plus glorieux que le bachotage, il pense à la poésie et à son bro Demeny, et dégainant le GSM du passé, la correspondance épistolaire, il lui écrit ce texte en exergue de mon post. Moi j'aime bien les correspondances épistolaires, je les regrette, et surtout, j'ai eu seize-dix-sept ans, j'ai été révoltée et en colère, et ce qu'il écrit à Paul par contre, j'ai beau avoir le double de son âge maintenant, je ne m'en remets toujours pas.
Si je t'ai parlé des cloches du samedi matin c'est que je suppose, j'imagine, qu'Arthur Rimbaud les entendait le matin où il écrivait cela. Je ne sais pas s'il a écrit sa lettre un samedi matin, c'était peut-être un mardi soir, il en avait peut-être marre de travailler sa version de grec, peu importe, Arthur seize ou dix-sept ans coincé dans sa maison familiale à Charleville devait entendre les cloches et les maraîchers et sentir l'odeur du poulet rôti et se hurler en-dedans que La vie est ailleurs ! Ce qu'il écrit, du haut de sa révolte adolescente, sans se douter que cette lettre, plus de cent ans plus tard, sera copiée et recopiée et lue par d'autres milliers d'adolescents éreintés par le laborieux bachotage, c'est que sa voie, à lui qui ne croit pas assez pour prêter attention aux cloches, ou à la philosophie existentialiste - qui d'ailleurs n'a pas encore été inventée - ou à la pleine conscience ou ce qui donne sens à la vie, sera cela : éprouver jusqu'à l'extrême limite, explorer les méandres de sa conscience - Thuthur a deux ans de plus que Freud qui, à ce moment précis, doit être en train de se faire rouler dessus par ses hormones - et atteindre, par l'existence, pure, l'expérience, pure, la quintessence que les limites physiques de son corps et du hasard de la vie lui donnent à vivre. Bref, Arthur Rimbaud adolescent dit : on peut étudier la littérature, jusqu'à maîtriser par cœur la prosodie grecque, latine, on peut savoir scander l'hexamètre dactylique (le plus facile) et théoriser en veux-tu en voilà, le plus important, en poésie, c'est de vivre. Et par vivre il n'entend pas uniquement le kiff, la joie et l'ivresse, mais aussi le morbide, l'affreux, s'implanter des verrues sur le visage pour éprouver le dégoût et l'horreur, explorer les limites de l'existence jusqu'à... Quoi ? L'apothéose du martyr ? Certainement pas, ce serait du syndrome du sauveur tout hugolien et en cette fin de siècle, le romantisme de Victor Hugo passe de mode. Jusqu'à, simplement, qu'il "crève" pour que surgissent d'autres "horribles travailleurs" : les poètes. On est bien loin du mythe du génie inspiré par les muses. La poésie, dit Rimbaud, c'est avoir le courage de la laideur dans la glace, et pour... rien. Rien d'autre que la poésie en tout cas.
Alors, lecteurice, je t'avoue, moi, ça me sidère, cette histoire. Ça me sidère que l'on récite "Ma Bohème" en classe comme on apprend aussi par cœur "Il pleure dans mon cœur comme il pleut sur la ville", de Verlaine, amant de Rimbaud, de vingt ans son aîné, et qui finit, dans une nuit de beuverie, par lui tirer dessus. Ça me sidère que l'on ne sache pas - comme on ne sait pas, d'ailleurs, que dans "La Cigale et la Fourmi", La Fontaine défendait surtout la cigale, mais c'est une autre histoire - quelle révolte Rimbaud portait vraiment. Rimbaud qui ne savait pas qu'il finirait par crever de la gangrène, à la quarantaine, après avoir trafiqué des armes - ce qui est ironique pour l'adolescent anti-militariste - et avoir déclaré, à la vingtaine, que la poésie, ce n'était pas son truc. Il l'a vécu, son programme du voyant, en abandonnant la poésie écrite - peut-être pas la poésie de la vie - jusqu'au bout, jusqu'à crever de son propre corps en putréfaction, et voilà, les livres, les bouquins scolaires, le romantisme, et tu sais quoi ? C'est beau.
Dans quelques heures sonneront les cloches du samedi matin, et la rue sentira le poulet rôti. Arthur ce n'est ni toi, ni moi, mais j'imagine qu'il a entendu, senti aussi. Et même si son visage orne les livres, les manuels, les salons des dandys les plus romantiques, et que sans doute à cette pensée se retourne-t-il dans sa tombe, je pense à ce gamin de seize ou dix-sept ans, exaspéré de ses devoirs, qui décida un jour, sans penser la désillusion, l'abandon des lettres, le cynisme du trafic d'armes et la gangrène trop tôt, trop jeune, qu'il irait vivre en poète, dans des fringues minables, parce que pourquoi pas ça plutôt que la foi, la politique, que sais-je ? Je pense à mon insomnie, aux samedi matin, à l'ennui, et je m'endors en pensant à Arthur. Et je me dis qu'on a du bol, nous, lecteurs, qu'il nous ait laissé, entre seize et vingt ans, un petit bout de cette poésie-là.