Humeur
Un lecteur de mon entourage récemment m’a dit : “tes textes sont beaux, mais cette noirceur, c’est pesant. Tu devrais peut-être plutôt écrire des billets d’idées, pour défendre tes idéaux.” J’aspire aux retours des lecteurs, ils me permettent de m’améliorer. L’ennui c’est qu’il y a plusieurs types de lecteurs : ceux qui apprécient mes billets d’idées, ceux qui se reconnaissent dans mes billets d’humeur aussi mélancoliques soient-ils, ceux qui préfèrent les écrits poétiques. A chaque fois que j’entends leurs retours, je doute. Un autre lecteur qui assistait à l’échange m’a dit, cependant, que ces billets de noirceur l’apaisaient en cela qu’ils exprimaient des affects qu’il avait déjà éprouvés sans jamais parvenir vraiment à les nommer.
La mélancolie est un sujet, comme l’inévitable égotisme d’écrire à partir de soi, de ses affects. D’aucuns y voient du nombrilisme ; je préfère penser que toute expérience vécue traverse le prisme de ma pensée, ma réflexion. Inévitablement j’écris depuis mon cerveau, inévitablement cela parle de moi. On m’a déjà mise en garde, même, contre la tentation de trop me livrer de façon publique. La personne qui s’en inquiétait disait “mais c’est peut-être parce que je te connais si bien, je lis les implicites”. En réalité il y a tant de choses d’intimes que je ne raconte pas, parce que ce n’est pas le lieu. Dans Comment torpiller l’écriture des femmes, Joanna Russ relève ce préjugé touchant essentiellement les autrices : on leur a longtemps reproché d’être impudiques. Mais, parce qu’on n’en est pas à une contradiction près, un autre reproche qui était fait aux autrices autrefois était d’avoir une vie trop étroite, confinée à la maternité et la tenue du foyer, pour pouvoir être intéressantes. L’auteur masculin du siècle précédent était intéressant parce qu’il pouvait raconter ses nuits d’ivresse, ses bagarres et sa fréquentation des bordels. Mais les femmes, layette et tricot. Le narcissisme, donc, c'est à géométrie variable, ça dépend du type d'expérience, les dérapages violents ayant meilleure presse que la vie domestique. Souvent je doute, je culpabilise de cette utilisation du “je” - c’est un doute qui a traversé Annie Ernaux aussi :
Continuer à dire « je » m’était nécessaire. La première personne – celle par laquelle, dans la plupart des langues, nous existons, dès que nous savons parler, jusqu’à la mort – est souvent considérée, dans son usage littéraire, comme narcissique dès lors qu’elle réfère à l’auteur, qu’il ne s’agit pas d’un « je » présenté comme fictif. Il est bon de rappeler que le « je », jusque là privilège des nobles racontant des hauts faits d’armes dans des Mémoires, est en France une conquête démocratique du XVIIIème siècle, l’affirmation de l’égalité des individus et du droit à être sujet de leur histoire, ainsi que le revendique Jean-Jacques Rousseau dans ce premier préambule des Confessions : « Et qu’on n’objecte pas que n’étant qu’un homme du peuple, je n’ai rien à dire qui mérite l’attention des lecteurs. […] Dans quelque obscurité que j’aie pu vivre, si j’ai pensé plus et mieux que les Rois, l’histoire de mon âme est plus intéressante que celle des leurs ».
Annie Ernaux, Discours de réception du prix Nobel de littérature 2022
Si Rousseau, au début de ses Confessions, déclare qu’il écrit en tant qu’individu singulier, mais dont le regard sur le monde et ses expériences peut faire écho chez tant de lecteurs, alors, pourquoi avoir honte de dire “je” ? Après tout, je ne prétends pas non plus être le centre du monde, mais raconter une expérience singulière, tordue peut-être, à côté des cases, mais qui peut parler à d’autres et ainsi, créer le lieu d’un échange, d’une compréhension, d’une forme de solidarité.
Outre ce questionnement sur le “je”, on peut me qualifier de chaotique. La mélancolie et la dépression sont mes compagnes régulières ; le stress également. Cette noirceur saute aux yeux de quiconque me croise : ce n’est pas le privilège des lecteurs, je m’habille tout en noir, j’ai une affection particulière pour le bizarre, les terrifiantes tragédies de la mythologie grecque, le genre horrifique, des parties de Call of Cthulhu aux films comme The Substance ou Midsommar. Longtemps la violence m’a interrogée comme sujet de réflexion : j’ai beau être un bisounours désireuse sans cesse de prendre soin d’autrui, j’ai faite mienne la citation de Térence : “je suis humain et rien de ce qui est humain ne m’est étranger”. De la violence humaine, donc, j’ai sans cesse cherché les racines et les explications. Je n’ai pas peur de mes cauchemars : ils m’apprennent quelque chose de moi. Je préfère regarder la noirceur dans les yeux que l’éviter.

Certaines personnes en sont gênées, trouvent mes récits de la mélancolie “pesants”. D’autres y trouvent un sentiment de reconnaissance. D’autres enfin sont d’abord séduits par ma volonté de penser, explorer ces domaines sans crainte, puis en me découvrant davantage, sont terrifiés. Car on n’explore pas la noirceur indemne : il faut l’avoir ancrée au corps pour parvenir à la sublimer.
Le rejet d’autrui, surtout quand on avait trouvé assez de confiance pour commencer à se livrer, c’est presque la peine capitale. Vivre avec la mélancolie c’est apprendre à vivre avec, parce qu’on ne peut pas, soi, rompre avec soi-même. Tout au plus peut-on dompter la bête. Je pense à la carte du tarot du charriot, représentant un cocher conduisant une voiture tirée par un cheval blanc et un cheval noir ; elle répond à une allégorie platonicienne imaginant l’âme comme cette image, le cocher représentant l’âme humaine, qui doit parvenir à tenir sa route entre les emballements de la joie et les plongeons du désespoir. Le cocher ne peut pas simplement trancher les rênes du cheval noir : sa voiture dévierait complètement de la route. Il continue, pas le choix, et ne peut que contempler en silence ceux qui l’évitent sans pouvoir les convaincre que ça va aller. La plupart du temps, ceux qui me connaissent constatent la puissance de cet étalon couleur d’obsidienne qui me tire, et la maestria avec laquelle j’arrive à le canaliser. Parfois cependant, je fatigue, et il m’envoie dans le fossé. Je retrouve toujours la route ; au prix de combien d’efforts ? De combien d’abandons ?
Quand le cheval noir s’emballe, on me reproche parfois de me complaire dans ma noirceur. Comme je ne cherche qu’à retrouver la route, j’ai longtemps été tentée de croire en ce constat. Or cette remarque vient souvent de ceux qui ont des canassons particulièrement dociles. Combien de fois ai-je rêvé de ne pas exister tant j’étais épuisée du domptage de la bête ? Récemment, après des recherches sur la pratique de la lobotomie pratiquée au milieu du XXe siècle sur les femmes maniaco-dépressives, j’ai regretté de ne pas pouvoir subir une telle opération : j’étais si fatiguée. Choisir de se relever et d’avancer quand même, de ne pas lâcher l’affaire, est une décision titanesque. Mais pas le choix, car il faut vivre.
Que faire alors de la mélancolie, de la dépression ? Comprendre qu’elle dérange autrui est terrible : ne pas la dire, et asphyxier en silence, au risque de trouver des solutions temporaires d'apaisement qui effraient les autres quand ils les remarquent ? La raconter, au risque de perdre ceux qu’on aime ? Quand est-on le plus effrayant : quand on dégoupille ? Quand on prévient qu'on a besoin d'aide pour ne pas dégoupiller ? Que faire aussi quand on a épuisé ses forces à essayer de remonter la pente, et qu’elle vient subrepticement, en lame de fond, nous emporter dans quelque explosion dévastatrice ?
Depuis plusieurs semaines, je suis en convalescence. Ma tristesse, des expériences m’ont poussée à bout. J’y ai laissé des plumes, j’y ai blessé des personnes que j’aimais, j’en ai perdu certaines. J’ai toujours voulu pourtant prendre soin, donner l’amour que j’ai à revendre, la tendresse. Ma propre responsabilité dans ces blessures infligées peut m’envoyer dans des tourbillons de désespoir. J’implore l’aide des philosophies antiques et orientales. Je me répète que, comme les stoïciens, je ne dois pas me morfondre de ce que je ne maîtrise pas, et lâcher prise. Je me souviens que “cela aussi passera”. Je me convainc que toutes les expériences, même les plus noires, m’enseignent quelque chose : je deviendrai plus grande de tout ce que j’ai traversé.
Je bois du thé. J’essaie de méditer. J’écris. Je m’émerveille de choses minuscules et multicolores. Je tiens un journal de bord de ma santé mentale, mes épisodes de stress, de dépression, mes melt-downs, mes shut-downs, afin de trouver ce qui les déclenche et m’en préserver ; pas uniquement pour moi, mais pour les autres. J’aspire à devenir une bonne personne.
Cependant je ne me débarrasserai jamais de ma part de chaos et de noirceur. Il faudra apprendre à vivre avec sans la laisser prendre les rênes du charriot à ma place. C’est une expérience de sublimation : savoir écouter les murmures du marécage, et en faire de la littérature, de la peinture, de la musique, que sais-je encore ?
Dans une séance de méditation récente, sur un cycle sur l’estime de soi, la voix-guide invite à s’imaginer vieux, se retourner sur notre existence vécue avec satisfaction, en sachant que même si certaines épreuves ont été dures, on est resté fidèle à nos valeurs profondes. Mes valeurs profondes, quelles sont-elles ? Je n’étais jamais parvenue à m’imaginer vieille.
Quand je serai vieille, j’espère que j’aurai vécu dans l’émerveillement, le souci d’autrui, la gentillesse, la compréhension, et la liberté. J’espère que je serai une mamie un peu excentrique, sans cesse curieuse du monde, d’apprendre de l’autre. J’espère que je vivrai en bonne intelligence avec mes ténèbres, leur donnant la place suffisante pour en montrer la beauté aux autres et leur dire qu’il ne faut pas en avoir peur, car c’est dans les ténèbres que l’on voit le mieux les étoiles. J’espère que non seulement elles ne m’auront pas bouffée, que je saurai dompter ce cheval noir, mais même que je pourrai accueillir, rassurer, apaiser, ceux qui en souffrent également et qui culpabilisent d’être enchaînés à des étalons fougueux sans toujours parvenir à les canaliser.
Audre Lorde dit - je cite de mémoire cette phrase glanée dans Folie et résistance de Claire Touzard - que les oppresseurs attendent des opprimés qu’ils partagent avec eux le savoir qu’ils ont reçu de leur oppression. Elle en parle à propos du racisme et de l’esclavage. J’ose croire que de la folie et de ceux dont la santé mentale est défaillante ou fragile, peuvent fleurir des fleurs de savoir et de compassion, une vision originale et enrichissante du monde, qui vaut le coup d’être écoutée plutôt que fuie.
Il y a de multiples facettes qui brillent à l’intérieur de moi, dans un assemblage chimérique qui parait parfois un peu étrange aux yeux extérieurs.
Je suis de ceux qui ont décoré leurs cicatrices avec des paillettes, entremêlé leurs larmes avec des sourires, qui continuent à pleurer chaque fois qu’ils rient un peu trop fort ou qu’ils se dévoilent un peu trop.
Je suis de ceux qui aiment les autres autant qu’ils peuvent avoir besoin de s’en éloigner parfois, emplis d’un amour sans limites, qu’il faut parfois réfréner pour éviter la submersion, l’hémorragie.
Je suis de ceux qui chérissent la dentelle noire autant que les motifs colorés, le heavy métal et la variété, dont la playlist enchaîne sans ciller une chanson Disney avec Marilyn Manson.
Et une licorne morte tatouée sur la cuisse.
Je suis de ceux qui jouent aux caméléons, pleins d’une curiosité enfantine qui pousse à s’intéresser à tout ce qui brille dans les yeux de ceux qu’ils aiment.
Je suis de ceux qui doutent, souvent d’eux mais rarement des autres.
Je suis de ceux qui voient de la beauté partout malgré une trop grande connaissance de la part sombre du monde.
Je suis tout ça à la fois, dans un délicat équilibre qui n’appartient qu’à moi.
Je suis pleine de paradoxes.
Je suis polymorphe.
Pour entrer ou sortir de ce bar-salle d’expos animé en ce week-end de festival, il faut emprunter un tourniquet. Trois grandes parois de verre, assorties chacune d’une barre-poignée en laiton que l’on pousse pour actionner le mécanisme giratoire, et ainsi, certains entrent, certains sortent, simultanément, dans une chorégraphie que l’on a tellement apprise par cœur en entrant dans les grands magasins et les hôtels qu’on ne la questionne jamais. Il y a une fois où, au moment où je m’apprête à sortir, seule, je remarque autour de moi un groupe de gens festifs, mon âge à peu près, qui emprunte mon chemin. Ils sont juste derrière moi, ils poursuivent une discussion animée sans me remarquer, alors je m’arrête pour les laisser passer sans rompre leur harmonie, l’évidente synchronisation de leurs corps qui inconsciemment poursuivent leur chemin comme leur discussion. Cette interruption de mon corps, je le sens, est un grain de sable dans leur mécanique inconsciente, “mais qu’est-ce qu’elle fout ?” se demandent-ils, “pourquoi n’avance-t-elle plus ?” et je sens leur gêne. Deux me dépassent, entrent dans un compartiment, aussitôt je sens qu’il faut que j’avance, je me faufile à mon tour, les trois suivants enchaîneront le pas. Le rythme, la chorégraphie est sauve, et à peine sortis ils continuent à se parler, leurs voix au-dessus de moi, leurs apostrophes me traversent. J’existe et je n’existe pas.
Plus tard, alors que je m’apprête à re-rentrer, une femme au même moment sort. Je voulais pousser la porte à la cadence sentie du flux alentour, mais elle est pressée. Les vitres nous séparent, elle ne voit personne, elle pousse plus vigoureusement la barre de laiton et voilà que je presse le pas.
Ce sont de micro-expériences de quelques secondes seulement. Dans ma tête elles se dilatent, j’analyse, je questionne, j’essaie de trouver à chaque fois la place juste pour ne pas séparer les groupes, ajuster mon pas au rythme du monde, en somme : être invisible. Ces micro-secondes d’ajustement cependant, je le constate, arrêtent le temps dans ma tête et mon corps, pendant qu’alentour, les Autres, eux, ne s’y interrompent jamais. Leur cadence est mécanique, une rythmique bien huilée qui ne soulève aucune question. Ils ont tellement conscience de leur place dans le monde, leur corps, leur voix, leur présence, qu’ils ne la remarquent plus. Et ma minuscule empathie du ballet du tourniquet, ce ralentissement que je crée pour m’ajuster à leurs gestes, devient point d’orgue déconcertant. Ils ne comprennent pas mon ajustement.
Le tourniquet, je crois, c’est le meilleur exemple de mon autisme. C’est une sensibilité accrue qui tente de s’ajuster au mouvement du monde parce qu’elle n’en comprend pas intuitivement les codes. Il existe des milliers de micro-expériences insignifiantes qui, dans ma tête, interrompent le temps. Ce qu’il y a d’épouvantable, c’est que, bien souvent, cette volonté impérieuse que j’ai de ne pas vouloir faire un pli sur la soie des interactions sociales froisse ceux qui ne la comprennent pas. Il existe des interprétations divergentes, incompatibles entre elles, de ma relation à autrui. Certains me reprochent d’être égoïste, de ne pas m’intéresser aux autres - c’est que je peux embarquer mes interlocuteurs dans mes tunnels de pensée à en perdre la notion du temps, et sans remarquer les signaux de l’ennui, tant je suis passionnée. J’ai énormément de mal à poser des questions directes, par peur de heurter l’autre. Si une ride de souci se dessine sur son front, je n’oserai pas lui demander directement ses raisons ; j’essaierai à la place d’instaurer un climat de confiance, trouver des anecdotes, une parole qui lui fera comprendre que j’ai de l’empathie. Certains, parmi mes plus proches, ne le comprennent pas : ils croient que je ramène tout à moi, que je ne m’intéresse pas à eux. D’autres savent, ont compris, que je laisse tout simplement à leur parole le temps d’advenir, sans jamais vouloir les y forcer. Les discussions sont un tourniquet de verre. J’essaie d’y sentir le rythme, la cadence, l’harmonie et le pas, pour m’y ajuster sans en avoir l’air. Mais quand je m’interromps devant la porte pour tenter d’en saisir le fonctionnement, certains croient que je bloque le passage.
Quand j’étais gamine, ma mère s’est inquiétée de mon hyper-sensibilité. Dans les années 1990, on n’envisageait pratiquement pas que l’autisme puisse toucher les petites filles. Elle m’a raconté qu’elle m’avait emmenée au musée, et que devant une toile, je m’étais mise à pleurer. Je n’étais pas tellement intégrée en classe, je fuyais les activités de groupe, à l’école comme en centre aéré, et j’avais déjà des délicatesses, de la finesse de mon squelette à mes goûts désuets pour la Comtesse de Ségur, l’étiquette de la noblesse, la papèterie. Mon frère m’appelle affectueusement “la reine d’Angleterre”. Pourtant, je me souviens très bien d’avoir dit à un psychanalyste combien je me sentais gauche et maladroite, “un éléphant dans un magasin de porcelaine”. Je suis à la fois extrêmement délicate, et extrêmement brutale. Ma timidité est souvent confondue avec de la froideur. Face à une discussion intense en émotions, quand l’autre se confie, je peux avoir des réactions théoriques et cliniques. Ceci est particulièrement vrai en matière de santé : si l’on se confie à moi sur une inquiétude médicale quant à un proche, je ne vais pas avoir des mots de consolation à proprement parler, mais établir un discours de réassurance sur la technicité de la médecine, la rareté des complications. “Je t’aime car tu n’as pas peur de regarder les ténèbres en face”, m’a confié mon meilleur ami, et c’est vrai. Souvent, je trouve que les fragiles, ce sont les autres : ceux qui craignent les couloirs d’hôpitaux, qui évitent les films qui les font remettre en question leurs certitudes, qui ne lisent plus les infos par peur d’en être désespérés. Ma fragilité à moi repose dans des détails risibles : la désinvolture avec laquelle on sert une tasse de thé, l’incapacité de certains à respecter les distances dans un escalator ou un métro, les gens qui discutent à haute voix dans un train sans se soucier de leurs voisins.
Autrefois j’étais en colère contre le monde entier. Je nourrissais une rancune amère contre mes proches. Je ne savais pas que j’étais autiste, je croyais que nous étions tous les mêmes, et j’enrageais de croire qu’ils ne me respectaient pas, ceux qui parlaient trop fort, qui insistaient pour que je sorte en boite avec eux, qui ne faisaient pas attention au sens des couverts sur la table. Aujourd’hui je sais que nous n’avons pas le même fonctionnement. En forêt, j’aime m’accroupir dans l’herbe, observer l’humus jusqu’à ce que mes yeux exercés au minuscule repèrent les milliers de petites bêtes qui grouillent, les anomalies d’une feuille, la discrète fleur qui a réussi à pousser dans l’ombre. Dans le film Différente, l’amoureux de Katia, tout juste diagnostiquée autiste, lui dit affectueusement qu’elle est une “myope de la vie”. Je suis myope pour de vrai, et j’ai toujours ressenti ceci : quand on est myope on voit flou le tableau d’ensemble, mais notre vision de près a une acuité remarquable - mais assez inutile.
On m’a régulièrement demandé pourquoi je cherchais à avoir un diagnostic ; pourquoi je ne pouvais pas me contenter de porter ma personnalité singulière sans avoir à la pathologiser. La vérité c’est que ce décalage, je l’ai senti très jeune, et j’en ai conçu une telle culpabilité que j’ai cherché par tous les moyens à le masquer. Rien du rythme ordinaire ne me vient spontanément : je compense mon absence de réflexes sociaux par l’observation, comme face à ce tourniquet. Alors j’ai consacré toute mon énergie à observer, construire dans ma tête mon manuel de règles sociales, maladroitement. On me demande parfois de fournir mon mode d’emploi, puisque je suis bizarre. J’aurais voulu avoir le mode d’emploi des Autres, eux me semblent bizarres. Je l’ai construit empiriquement, et il est bourré d’approximations. J’ai passé ma vie à le suivre, pour ne pas déranger.
Avec ce diagnostic je m’apaise. Je me permets, dans une discussion, quand je sens que ma bizarrerie prend le dessus, d’expliquer que je suis autiste plutôt que de chercher en vain à la masquer. Je sais que je suis bizarre, j’en suis désolée. Cela fait peu de temps, mais j’ai déjà eu l’occasion d’entendre une réponse qui se veut bienveillante : “ah, tu es Asperger !”, parce que les gens savent qu’Asperger, c’est l’autiste sociable, l’autiste rigolo et intéressant, le bon autiste. Comme j’ai des diplômes et de la conversation, tout de suite ils me classent Asperger. Je leur explique alors doucement que cette classification n’existe plus.
Asperger, c’est celui qui justement, sous le IIIe Reich, triait les bons et les mauvais autistes. Ceux dont les capacités productives compensaient le décalage et seraient utiles, et ceux qu’on abandonnerait. Au fond, si j’ai dû attendre 33 ans pour savoir que j’étais autiste, c’est parce que je faisais partie des bons autistes. Ceux qui ont des talents particuliers : pour moi, une excellente mémoire, une capacité d’adaptation et de masking, une compréhension fine des disciplines scolaires. J’ai excellé au lycée, et j’ai développé l’écriture depuis toute petite car là où l’interaction sociale, dynamique, immédiate, m’est très compliquée, la lenteur de l’écriture et de la pensée me permet de pousser mes raisonnements très loin. Dans les années 1990 on ne questionnait pas l’autisme chez les petites filles modèles. J’avais de bonnes notes, même si certains instits ont relevé ma lenteur et ma maladresse motrice ; je gagnais des concours de poésie et d’orthographe ; j’ai réussi mes études, j’ai décroché des médailles socialement valorisées ; j’étais polie. Il s’agissait de stimuler et nourrir mes qualités, mes compétences, tout en espérant que mes difficultés par l’entraînement disparaissent. J’étais terriblement timide, et extrêmement bordélique. Pour le premier problème, j’ai développé des scripts d’interactions socialement acceptables ; quant au second problème, de honte, j’ai simplement arrêté d’inviter du monde chez moi. J’ai été reconnaissante au destin pour mes réussites qui me semblaient indues, et je me suis haïe de mes échecs et de mes incapacités. Je suis incapable de conduire, même si j’ai réussi, dans la douleur, à décrocher mon permis de conduire. Je n’ai plus touché un volant depuis une dizaine d’années, et longtemps j’ai eu honte de ne pas avoir la force de m’y remettre, afin de défendre mon autonomie et ma liberté de me déplacer. Pour toutes ces choses, j’ai renfermé en moi une rage et une culpabilité extrême : celle d’être, sur bien des points, totalement incapable.
Aujourd’hui la honte me quitte peu à peu, avec la compréhension que les réussites et les échecs sont les deux faces d’une même médaille. Tout se paie, et mes capacités d’écriture et d’analyse ont une contrepartie. J’ai besoin de lenteur, de calme, pour fonctionner au mieux. Je n’ai rien à gagner à faire semblant d’être comme tout le monde, sauf à être confrontée encore à mon indécrottable maladresse.
Mais quand même. Je ne crois pas que l’autisme soit en soi un handicap. C’est un regard différent sur le monde, une autre focale. Parfois, il me semble que l’on aurait tous à gagner si chacun prenait le temps d’étudier un peu le ballet du tourniquet. Que l’on pourrait tourner sept fois sa langue dans sa bouche avant de mettre un grand coup de klaxon quand on est frustré au volant. Je ne sais pas si c’est un symptôme ou une conséquence de mon décalage, mais j’ai développé une conscience aiguë de la présence de l’autre, qui me fait consacrer une énergie folle à contrôler mon propre mouvement pour ne pas gêner sa course, sa trajectoire - même si parfois, en cocotte minute, j’explose et me trompe et deviens franchement gênante sans m’en être rendu compte. J’espère, je fantasme un monde, où l’on serait tous un peu attentifs à ne pas se heurter.
Tu tombes tombes tombes tu ne sais plus. Ce qu’il faut faire quand tout s’arrête. Au début tu te dis que tu vas juste souffler une semaine. Puis deux. Puis trois. Au début c’est juste un peu la fatigue que tu dois contrôler, une pause pour reprendre ton souffle, remettre de l’ordre dans tes affaires, juste, souffler, un petit peu. Ton premier chantier c’est de continuer à chercher, comprendre, pourquoi tu t’essouffles si facilement.
Un mois. Puis deux. Puis trois. L’enquête médicale et psychologique avance, plus que jamais il faut le dire, mais avec son rythme et sa lenteur, sensation frustrante de comprendre que la réponse enfin se rapproche, plus cohérente qu’elle ne l’a jamais été, jamais aussi proche, jamais aussi lente. Tu voudrais en attendant reprendre le rythme des jours que tu connaissais, tu n’y arrives pas. Tu attends. C’est normal, te disent les soignants, tu ne peux pas tout faire en même temps. Alors, en attendant, on te dit, “prends soin de toi”.
Tu devrais sortir. Tu devrais faire du sport, t’y remettre un peu. Voir du monde. Voir de jolies choses, tu vas au musée, au cinéma ? Et le travail, tu as repris ? Toujours pas ? Prends soin de toi. Il faut prendre soin de toi.
Ça veut dire quoi, prendre soin de toi, quand toute ta vie tu as couru après un modèle, lequel, celui qui semblait évident pour tous ceux qui te voyaient ? Ça veut dire quoi, prendre soin de soi, quand tu ne sais plus ce que c’est, toi ? Tu sors. Tu vois du monde. Tu essaies vite, vite, de construire des projets pour remplir le temps du vide. Les week-ends sauter dans des trains, changer d’air, bouffer des rencontres et des œuvres en boulimique parce qu’il ne faut pas rien faire et ne pas sombrer. Tu dis, pour les rassurer, j’ai des projets, je ne suis pas inactive, même si je ne travaille pas je me nourris et je construis des choses. Tu ne vois pas le stress qui remonte juste comme avant, quand tu travaillais. Quand tu courais après une réussite arbitraire. Tu as cru que celle-ci l’était moins.
Tu t’en veux si tu ne fais rien. Ce temps d’exploration de ta psyché devrait t’offrir l’opportunité incroyable de construire autre chose. Tu aimes écrire ? Voilà le moment de devenir écrivain. Cours, cours après ce rêve. Écris, publie, développe le référencement, cherche des lecteurs, construis des plans de romans, des idées des pensées, des réflexions, pars à la rencontre d’auteurs que tu aimes, écris-leur parce qu’ils ne sont qu’humains, finalement, et puis n’oublie pas : mange sainement, fais du sport, ne te laisse pas aller.
Tu te défends sans cesse : je ne suis pas inactive.
Et insidieusement. Sans même que tu y prennes gardes. Tu t’épuises au lieu de te reposer.
Les lecteurs qui n’arrivent pas malgré tous les efforts que tu mets et tous les compliments de ceux qui te connaissent. L’impression poisseuse de vendre tes écrits comme un marchand de tapis, un vendeur d’encyclopédies au porte-à-porte qui coince son pied sur le seuil, une intrusion qui te donne envie de vomir, mais c’est ça ou le silence, l’avenir appartient aux audacieux alors tu fais taire ton besoin de calme. Les inscriptions, participations à des événements culturels, ton agenda de malade en est rempli, arrêtée mais pas inactive, tu es presque moins disponible qu’avant, quand tu travaillais, et même si chacun de ces événements est choisi avec soin comme pouvant te nourrir, tu as la tête qui tourne de toutes ces notes prises, ces chaises occupées dans le public, ces inscriptions, ces foules, ces gens à qui tu voudrais parler, à qui tu ne parles pas, qui n’ont pas le temps, qui n’ont pas le temps, personne n’a le temps.
Tu te défends sans cesse : je ne suis pas inactive.
Chaque effort en vue d’une réussite fantasmée, d’un déclic qui n’advient pas érode un peu plus ton énergie. Tu essaies d’être au four et au moulin, l’enquête touche à son but, tu essaies d’expliquer sereinement en sourire, il y a ma personnalité et il y a mon logiciel interne, je tourne sous un système d’exploitation différent que vous apparemment, mais promis je fais des efforts, je ne l’utiliserai pas comme un prétexte, et en somme, même si tu sais, ça ne change rien parce que tu as tellement peur du vide que tu n’arrêtes pas les vieux réflexes.
Tu n’es pas inactive. Prendre soin de soi tu ne sais pas trop ce que ça veut dire. Tu veux que ton repos forcé soit le plus productif possible.
Au lieu de s’apaiser le stress empoisonne chacune de tes veines, chacun de tes capillaires. Tu culpabilises. Tu ne t’es toujours pas reposée.
Un jour le corps lâche. Tu es encore plus malade maintenant. Tu oscilles entre la neurasthénie la plus complète, des jours à chialer en boule sous ta couette parce que tu crois être une ruine, et les lendemains ou dans un regain d’énergie de titan tu te dis que ça ne peut plus durer et que tu ne dois pas être inactive. Tu ne connais plus que deux états : liquéfiée ou frénétique. Tu n’as toujours pas trouvé comment prendre soin de toi.
Un jour la frénésie dont tu croyais qu’elle allait enfin mener à une avancée majeure te laisse exsangue, nauséeuse et meurtrie. Comme si tu avais pris un shoot, brûlant toutes les dernières hormones de joie la veille, et qu’il ne t’en restait plus aucune dans le corps. Déséquilibre. Tout ou rien. Brûlées, toutes tes dernières réserves.

Alors on te prend la main. On ne te demande rien. On t’amène ailleurs. Dans le silence, ailleurs. Là où les couvertures sont chaudes, parmi les arbres et les chats, des sacs remplis de toutes ces choses infimes qui te réconfortent et que tu aimais. On ne te demande rien. Il n’y a plus d’horloge, plus de calendrier. Plus de projet, plus d’exigence, plus de demande.
Il y a la rugosité du bois de la table sous ta main. Le bruit blanc de la chaudière que l’on n’entend que lorsqu’il n’y a aucun autre bruit, ronronnant. L’odeur d’une tasse de thé, sa chaleur contre tes doigts. Les lianes graciles d’un saule pleureur oscillent, et tu te souviens qu’enfant, c’était ton arbre préféré. Il y a des pierres. Il y a de la mousse verte, ocre, qui dégouline dehors sur les murs.
Il y a cette certitude qui grandit dans ton cœur. Je suis inactive. Je prends soin de moi. Je prends mon temps.
Le Monde a rompu avec moi.
J'oscille, je dégringole, pauvre coque battue par les vents, menacée sans cesse par les vagues scélérates : colère, désespoir, marchandage.
Je me vois hurler, gémir, demander, vouloir retourner le fil en arrière : et si j'essayais encore, et si l'on revenait comme avant ? Je ne me reconnais pas. Je grince, je grimace,
Dis-moi, le Monde :
Pourquoi me faisais-tu une place avant, à moi qui n'ai pas changé ? Pourquoi ma douce folie, le jardin anglais de mon cerveau, bordélique, te plaisaient autrefois et te débectent aujourd'hui ? Dis-moi, le Monde : pourquoi es-tu si cruel, pour m'avoir laissé croire que je pouvais fermer les yeux dans tes bras, avant de m'en bannir à jamais ? Pourquoi m'as-tu laissé l'illusion, le Monde, qu'ensemble nous avions quelque chose à construire, si tu me recraches sur la rive, exsangue, après tout ce temps où j'ai pourtant essayé ?
Je pleure. Je dors. Je me réveille, je me souviens. Je pleure encore. J'arrête de pleurer.
Je m'arrache aux draps de sueur et de larmes. C'est un effort surhumain. Je relance la petite machine qui marchait bien, avant. J'essaie de cultiver : la curiosité. Le soin. Le regard. Tout ceci qui n'est pas mort en moi, quand le Monde m'a abandonnée.
J'entre dans le palais des Congrès. Je pense à Barbara. J'observe, alentour : un couple de mon âge, il boite violemment, jambes disloquées depuis vraisemblablement toujours, et elle, collants colorés, lunettes rondes d'aviateur sur le front, un sac-à-dos rutilant plein de grigris en peluches, et l'enfant, qui court, devant, parfaitement, oui : normal.
J'observe, alentour : des adultes qui sont toujours des enfants. Des geeks à la pelle, disons : des dames élégantes d'un certain âge, gothiques, rousses et roses, des souliers cousus de bobines de mercière, des géants en jupe, des barbes, des casquettes, des bérets, des sweatshirts noirs, verts, rouges. Des cheveux mal coiffés, bleus, roses, rasés sur des bouts de crâne, pas partout. Des lunettes des bouquins, des chapeaux du maquillage. Je fais la file d'attente pour une salle de conférence ; on longe les vitrines d'une banque. Derrière, assis autour d'une table, des gens très sérieux, pas un cheveux ne dépasse, chaussures pointues vernies et costumes impeccables, décident des incendies du monde. Nous, foule bigarrée, échevelée, anormale, de l'autre côté de la vitre.
Souvent je me demande si je ne devrais pas peigner mes cheveux fous, enfiler des chaussures pointues parfaitement cirées, un tailleur d'ennui, et avaler toutes crues les couleuvres sans mâcher, comme on gobe des pilules dégueulasses pour laisser le Monde se reposer.
Et puis arrivent des moments comme celui-ci, où je me promène parmi les fous, je contemple des toiles monumentales de Cthulhu, des plans d'architecture en carapace de gisant. Où je calligraphie sagement des notes de conférence pendant que les orateurs questionnent, interrogent, disent "je crois", "je ne sais pas". Qui aiment tellement la Singularité qu'ils en ont fait leur invitée d'honneur, quels que soient ses contours, mouvants, protéiformes, indomptables. Il y a des livres, il y a des gens qui regardent droit dans les ténèbres pour en tisser des éclats de ciel, des gens qui ont troqué le dollar contre l'imaginaire. J'oublie ma couverture de sueur et de larmes. Je me sens appartenir à nouveau.
Ici, les exilés du Monde sont chez eux.
En 1974, le philosophe Thomas Nagel publie un article dans lequel il se demande quel effet cela fait d'être une chauve-souris. Et de conclure, rapidement, que l'on ne peut pas savoir ; parce que l'organisme de la chauve-souris est si radicalement différent du nôtre, avec ses ailes et son sonar, que ses expériences, ses éprouvés, seront trop radicalement différents des nôtres. Quel que soit notre imaginaire, nos tentatives de projection dans la chauve-souris, nous ne pouvons pas savoir, percevoir, nous représenter. La première fois que mon ex m'a parlé de cet article, je n'ai pas particulièrement relevé tant ce constat me semblait banal et inintéressant ; pourtant, cette question, cette pensée a creusé sa place dans ma mémoire, capturé quelques neurones qui en tâche de fond régulièrement se rappellent à moi, dans les conversations, les éprouvés. Ce n'est pas parce que la démonstration semble simple, facile, qu'elle ne déploie pas son potentiel de vertige.
Ce même ex, il y a une dizaine d'années, me disait aussi que selon lui, les femmes ne pourraient jamais accéder à la philosophie pure ; selon lui, nous étions trop préoccupées de nos combats féministes pour obtenir l'égalité - et il insinuait là-dedans une petite obsession hystérique - que nous n'avions pas accès à la pensée pure, ontologique, la pureté de l'essence et de l'existence, au monde des Idées. Nous étions, selon lui, mécaniquement polluées par nos combats, comme il n'y a pas si longtemps et encore aujourd'hui même d'aucuns nous pensent polluées par nos hormones. Ma perplexité face à cette certitude de certains hommes renaît quand je pense aux loges maçonniques et autres groupes de pensée qui, si iels se revendiquent comme lieu de la raison pure, ont institué la non-mixité comme principe fondamental afin d'éviter toute distraction - à préciser, parce que je me suis documentée à ce sujet, qu'il existe des loges mixtes, même si elles ne sont pas majoritaires.
Ce sont mes lectures féministes, d'abord, qui m'ont conduite à m'insurger contre cette idée. A la vingtaine, la lecture d'extraits du Rire de la Méduse, d'Hélène Cixous (publié, tiens, en 1975, soit un an après notre chauve-souris) m'avait fait découvrir la revendication féminine d'inventer une nouvelle langue. A la trentaine, je découvrais Les femmes qui lisent vivent dangereusement, de Laure Adler, qui conte combien l'écriture au féminin est une lutte nécessaire contre l'asphyxie. Le mois dernier, j'ai dévoré Comment torpiller l'écriture des femmes de Joanna Russ, édité cette année par La Découverte, mais datant de 1983. Chacun de ces ouvrages défend cette idée : qu'il existe un langage féminin à inventer, qui raconte l'expérience féminine ; langage féminin qui peine à se faire entendre tant la littérature a longtemps été le territoire des hommes. Un personnage féminin dans une œuvre masculine, racontait Joanna Russ, est souvent une forme recevant la projection des attentes, fantasmes, et limitations, du regard masculin. La vraie voix féminine, elle, serait presque aussi inaudible que les ultra-sons de la chauve-souris.
Le mouvement #MeToo, en particulier dans ce qu'il a révélé de la médecine, a également mis en lumière l'oubli, volontaire ou inconscient, du corps féminin. Les exemples y sont particulièrement nombreux : comment les symptômes de l'infarctus sont méconnus chez les femmes ; comment la pilule contraceptive masculine est peu développée, en raison des effets secondaires hormonaux, que les femmes, pourtant, connaissent et subissent bien souvent ; comment l'endométriose n'est étudiée que depuis une dizaine d'années, alors qu'elle touche une proportion conséquente de femmes, avec des symptômes véritablement handicapants. L'explication de cette absence de recherches médicales chez les femmes se fait simpliste : celles-ci seraient trop soumises aux fluctuations hormonales, qui fausseraient les résultats. Donc on fait des recherches sur les mâles, considérés des facto comme norme, comme si ceux-ci étaient totalement dépourvus de fluctuations hormonales (et pourtant, les conséquences des fluctuations de la testostérone chez les hommes, de la calvitie aux risques d'agressivité, sont connus !).
Donc, forte de ces constats, de mon expérience féminine, je me suis insurgée contre cette idée que les femmes ne pouvaient pas accéder à l'Idée pure. Mon ex était brillant et licencié de philosophie - ce qui n'est pas mon cas - autant dire que le combat fut ardu. Je ne l'ai pas revu depuis des années, et pourtant, ce combat toujours me hante. Je cherche les mots, les explications rationnelles, au-delà de la simple colère, pour enterrer enfin cette douleur que j'ai souvent ressentie à être perçue comme très intelligente, pour une femme. Car, aussi caricatural que cela puisse paraître, ceci m'a été souvent, et implicitement, renvoyé. Je pense au nombre de fois où des hommes sont devenus soupçonneux parce qu'ils me trouvaient belle, et intelligente, comme si ces deux termes s'excluaient, et ils cherchaient la faille - qui souvent, fut de me désigner comme "folle", j'y reviendrai sans doute dans un prochain billet. Je me souviens aussi de ce dossier que nous avons construit en binôme, mon meilleur pote de fac et moi, en licence. Nous n'avions pas eu le temps, dans l'urgence, de relire nos parties respectives. Nous avions tous remarqué, dans la promotion, la différence de traitement que nous recevions, étudiantes et étudiants, de la part de ce professeur d'un autre temps, fleurant bon la naphtaline dans ses costumes élimés, souriant aux hommes, ne regardant pas les femmes dans les yeux. Lors de l'oral de restitution du dossier, il loua la qualité de notre travail pendant quinze bonnes minutes auprès de mon camarade, sourire aux lèvres. Le seul moment où il me regarda, perdant son sourire, fut quand il regretta la quantité de fautes d'orthographe dans l'une des deux parties du dossier. Mon camarade de promo est dysorthographique ; j'ai quant à moi excellé dans les concours d'orthographe. Nous n'avons pas osé signaler la méprise ; après tout, nous avions obtenu la même note.
Récemment, je parlais donc de mon indignation à cette pensée que les femmes ne pouvaient pas accéder à l'Idée pure auprès d'un proche ; je développai cette pensée : que se retrouver en boys-clubs pour parler philosophie, par exemple, c'est amputer la pensée humaine de la moitié de ses capacités. Que l'on n'accède aux Idées que par l'intermédiaire des sensations, progressivement - parce que bébé on commence par apprendre les mots du besoin, de la survie, puis petit à petit on complexifie le langage et l'idée jusqu'à atteindre, pour les Schopenhauer et autres Nietzsche, une représentation de l'abstrait et du concept. Que donc, puisque la sensation, le rapport au corps, qui fonde le langage, est différent selon qu'on naît homme ou femme, croire que la pensée pure peut être atteinte uniquement au masculin est selon moi une grave erreur. Mon proche n'était pas d'accord ; selon lui, l'art de philosopher était justement la capacité à penser hors des affects et des sensations. Par là, certes il trouvait complètement idiote l'idée que les femmes ne pouvaient pas philosopher, mais il ne partageait pas ma théorie selon laquelle la philosophie au masculin était beaucoup moins neutre qu'elle ne le prétendait. Faute de penseurs, de philosophes pour étayer nos argumentaires respectifs, nous avons rompu là. L'idée me démangeait. En creusant un peu, rapidement, afin d'écrire, j'ai retrouvé les outils qui sous-tendaient ma réflexion : que le dualisme esprit / matière n'était pas une vérité absolue mais un courant de pensée hérité de Platon, majoritaire, quoique remis en question par les matérialistes et la phénoménologie - que les philosophes me pardonnent si ici j'effectue des raccourcis. Oui, ma pensée aussi, mon idée de cette amputation n'est pas une vérité, mais une grille de lecture. Ce qui n'empêche pas que l'autre point de vue, le dualiste, l'est également. En somme, selon moi, une philosophie qui ne raisonne qu'au masculin est forcément lacunaire, comme l'est également, si l'on parle d'Idées éternelles et qui transcendent l'expérience sensuelle, une philosophie qui exclut l'expérience ineffable des chauve-souris.
A mesure que j'écris ce billet surgit un reproche qui m'est fait souvent : j'utiliserais trop de mots compliqués, au risque d'être incomprise, et pédante. "dualiste", "ineffable", "lacunaire", "ontologie", je perçois, en écrivant, les graviers qui se glisseront dans la chaussure de mes lecteurs potentiels. Je deviens chauve-souris. Pire encore : je le fais consciemment. Il y a deux jours, j'ai eu la confirmation scientifique que j'étais autiste. C'est brutal, à dire comme cela, j'ai cherché la formulation la plus élégante, je renonce, appelons un chat un chat, une chauve-souris une chauve-souris. L'un de mes symptômes est celui-ci : la difficulté de la communication avec autrui, et notamment, l'alternance entre mes temps de mutisme et mes logorrhées techniciennes. Je n'ai jamais fait cela dans le but d'écraser autrui par ma science, mais par souci d'exactitude, de précision, justement parce que sans précision, moi, je ne comprends pas bien et je suis perdue. Tout mon travail pour rendre le monde intelligible, par des lectures et le déploiement du vocabulaire, m'a rendue, précisément, inintelligible. A l'université, ce souci de précision m'a servi à atteindre l'excellence ; dans le monde commun, c'est plutôt un handicap. Je pense trop, il paraît. Ce name-dropping du début aussi, citer Cixous, Adler et Russ, est à double-tranchant : j'essaie de citer avec précision pour rendre à César ce qui appartient à César, mais cela peut être oppressant pour celui qui m'écoute. Pour autant, alors que, la semaine dernière, j'étais particulièrement déprimée, chez mon psy, par l'attente du résultat de mon diagnostic, celui-ci m'a lancée sur mes lectures féministes. Ce name-dropping, je l'ai fait avec lui, nous débattions, échangeant des références. Quand j'ai remarqué qu'on s'était décollés de mes affects personnels pour nous engouffrer dans la théorie, il m'a expliqué qu'il avait tenu cette discussion à dessein, pour m'apaiser de la crise de sens qui me traversait, et me rendre le sourire. Cela avait fonctionné.
Je suis une chauve-souris au carré. Je suis une femme, et neuro-atypique. Par deux aspects essentiels de ma façon d'être au monde, d'exister, de percevoir, je suis en décalage de la norme. Ainsi, mon langage, mes perceptions, diffèrent fondamentalement du discours normé habituel. Le langage, justement, cette langue commune, devait nous permettre, je le croyais, de nous comprendre. Si la chauve-souris pouvait parler, peut-être pourrions-nous avec elle entrer en empathie, et vivre ses expériences. Aujourd'hui, j'en doute sérieusement. Nous croyons parler la même langue, et pourtant nos représentations diffèrent. Ce que toi et moi appelons bleu tous les deux, peut-être que je le vois rose et toi jaune, et nous n'avons aucun moyen de le savoir. Faut-il alors se désespérer de cette incertitude du langage, de l'incompréhension incompressible ? L'Ancien Testament dit que oui, je crois : l'apparition des langues différentes sur le chantier de la tour de Babel est une malédiction lancée contre l'hybris des hommes.
Mais peut-être aussi que l'on pourrait aimer nos langages différents, par la complexité qu'ils apportent. Cesser de chercher à tout prix la Vérité, qui certes a du sens dans l'énoncé factuel de faits scientifiques, d'évènements, mais dont la quête, également, nous retranche de l'altérité. Nous qui aujourd'hui parlons de l'ère de la post-vérité, des fake news, de la transformation de la pensée, nous heurtons, je crois, aux conséquences de notre paresse intellectuelle et de notre idéologie scientiste : à trop vouloir appliquer un discours unique sur toute chose, nous avons désappris à confronter les récits. Nous les lisons dans une binarité dangereuse, entre la vérité et le mensonge, et je ne dis pas que cela n'existe pas, évidemment, mais que l'apprentissage de l'altérité, des discours alternatifs, aurait dû nous armer contre le rapt du discours politique mensonger tel qu'utilisé par Trump et consorts. On a mis en garde contre la polarisation des discours déployée par les réseaux sociaux, aujourd'hui l'extrême droite s'empare de ce concept de polarisation pour dénoncer tout discours qui ne serait pas aussi virulent que le sien en criant à l'aveuglement pathologique. Or, peut-être que le vice, ce n'est pas de choisir le mauvais discours, la mauvaise croyance, mais plutôt d'oublier qu'il existe des discours alternatifs, et que la recherche d'une seule Vérité, le discrédit de toute pensée Autre, ne doit pas recouvrir tous les domaines de la connaissance.
On ne peut pas imaginer ce que c'est d'être une chauve-souris. Je peux essayer, avec la langue que j'ai en partage avec toi, de t'expliquer ce que c'est que d'être une femme, d'être autiste. Nous nous heurterons cependant à un mur de glace : tu pourras intellectuellement comprendre que je ressens différemment, mais pas éprouver ce que je ressens - et ceci est démultiplié car je ne suis qu'une femme autiste singulière, dont les affects et éprouvés diffèrent radicalement d'une autre femme autiste. Ce qui me questionne, m'envahit, parce que ma vie entière tourne autour de la littérature et de l'écriture, c'est cette capacité que nous devons avoir, l'un et l'autre, toi et moi, à entendre plusieurs discours sans chercher à trancher lequel est vrai et lequel est biaisé, erroné, subjectif. Nous sommes tous subjectifs dans nos affects, l'objectivité n'est que le faisceau d'éprouvés similaires des individus qui constituent la norme et, je l'ai montré, le féminisme prouve que la norme peut être arbitraire - puisque l'histoire a érigé le masculin en neutre au détriment de 50% de la population, une minorité sacrément nombreuse. Cependant, parce que, deux fois minorité, j'ai été abreuvée au discours de la norme, discours du masculin, discours des neurotypiques, j'ai pris conscience de la multiplicité de nos subjectivités, dans un souci de communiquer et de réduire le mur de glace. Je suis une chauve-souris qui essaie de parler la langue des humains. A défaut de parvenir aux bavardages de la voix et du sonar, il me semble qu'on aurait tous à gagner à écouter les ultra-sons autant que les vocalises.
J'étais assise dans le fauteuil du patient. Il me faisait face, son bloc-notes sur les genoux, légèrement à contre-jour la lumière filtrait des voilages, diaphane et blanche, comme un halo autour de sa tête, il me souriait pour que je continue, dans une écoute bienveillante. C'était mon ami, mon seul ami dans cette année destructrice, parce que j'étais exilée loin des miens et que quatre jours sur cinq je me levais, à 5h30, pour courir après un train, une marche, le froid, piétiner le béton grisâtre, au son des marteaux-piqueurs, tenter de rester droite et digne dans des préfabriqués minables. La rue dans laquelle je travaillais portait ces noms qu'on leur donnait, fièrement, à l'époque, nom du dur labeur des classes prolétaires qui s'y entassaient pour gagner leur pain à la sueur de leurs fronts, quelqu'un avait dû se dire qu'il fallait glorifier l'ouvrier, alors, rue de l'acier, de la houille, ou de la silicose, tiens. Une autoroute passait en pont juste au-dessus, ruant des grosses berlines et SUV rutilants vers la métropole de luxe. Nous on était en-dessous, on ne passait pas la frontière, à peine un kilomètre entre l'indignité de nos cafards, de nos préfabriqués qui fuyaient quand il pleuvait, et ce luxe fermé comme d'un mur invisible qu'on ne franchissait pas. Ça hurlait dans mon préfabriqué, ça grondait de la colère et de l'injustice dont j'étais, de facto, désignée comme une représentante, une responsable, peu importe si j'avais vraiment envie d'aider et que moi non plus je ne franchissais pas le mur invisible, peu importe si j'essayais de rester calme et souriante alors que j'aurais voulu hurler de cette indignité dans laquelle nous pataugions, moi de 7h30 à 18h, eux depuis des années et pour des années encore, je voulais me frapper la tête contre les murs, mon cuir chevelu desquamait de stress, mais j'essayais de rester calme, sereine au milieu de la tempête, du moins en apparence, neuf mois et je me tire, huit mois et je me tire, sept mois et je me tire... Je fuyais tous les week-ends. J'accomplissais tout geste en pilote automatique, consciente dès le début de mon impuissance. Je mangeais à peine, le soir je m'offrais une bière, seule, pour m'endormir un peu. Alors évidemment j'ai craqué, j'ai fait une dépression, on me disait de prendre du recul comme si c'était facile, de prendre du recul dans le froid des préfabriqués qui résonnent les cafards et la colère, et moi pas armée pour, j'ai craqué et je me suis retrouvée dans son cabinet et c'est devenu, huit mois durant, mon phare, quarante minutes par semaine, cinquante balles, mon meilleur ami.
Dans ces séances hebdomadaires j'ai commencé à déballer, d'abord mon stress immédiat, les contours de cette dépression réactionnelle, et de fil en aiguille, le chemin inverse de ma courte biographie, l'enfance, la mère, le père, les petites humiliations pas digérées, les anciens chagrins, les deuils et les trous dans le fil de l'existence, tout le retour de ce qui avait été refoulé et qui ressurgissait maintenant parce que mon petit chemin tout droit vers l'avenir d'adulte que j'avais imaginé lumineux comme la famille Ricoré s'était échoué sur une mutation-exil, la fin des soirées déguisées chez les potes où on s'alcoolise parce qu'il n'y a rien d'autre à faire que danser et réviser les partiels ensuite, ce moment bancal où tu n'es plus étudiant mais pas encore enceinte, mariée, occupée les week-end à comparer les nuanciers de papier-peint pour la chambre de l'enfant à naître. Donc le malaise de l'entrée dans la vie professionnelle, et d'ailleurs cette arrivée particulièrement brutale rue de la silicose du béton et de l'impuissance, et de fil en aiguille, on remonte la piste, la fac, l'adolescence, l'enfance, et se dessinait au-delà de la dépression réactionnelle de cette année d'exil un torrent boueux de traumas que j'avais cru digérés pour les avoir juste verrouillés dans le coffre-fort de ma mémoire. De toutes façons, je disais, on a tous des squelettes dans le placard, les miens ne sont pas pires que ceux de n'importe qui.
Je sentais bien qu'il était ému et que son sourire quand je débarquais n'était pas uniquement le masque de la bienveillance du soignant. J'en ai eu la preuve après. Il y avait de l'admiration. Je ne savais pas qu'un type plus âgé que mon père pouvait avoir de l'admiration pour la gamine que j'étais. Il m'a conseillé de lire La nuit j'écrirai des soleils, de Boris Cyrulnik. Lui, c'est l'inventeur de la résilience, et ce bouquin, qui se promène dans des biographies d'artistes poly-traumatisés, relève combien leur art s'en est trouvé magnifié. C'est un mythe qui a la dent dure, Van Gogh qui peint de façon si sublime parce qu'il a la maladie dans le crâne, l'éclat des tableaux de Goya, le spleen de Baudelaire. La mélancolie est jolie, jolie, quand elle est projetée sur le papier. Il m'est arrivé, depuis, de reprendre à mon compte cet adage, comme un dicton de consolation à offrir aux adolescentes écorchées qui m'ont parlé ensuite, "c'est dans la nuit la plus noire que l'on voit le mieux les étoiles", je leur disais, façon de dire "tiens bon, parce que tu auras l'art comme armure". Et c'est quelque chose qu'on m'a déjà dit aussi : que j'écris bien, que des plaies ouvertes de mes traumatismes j'arrive à trouver ce supplément d'âme, une gentillesse qui suspend le jugement, et des fragments de phrases de beauté.
Oui, mais.
L'autre jour j'étais, de nouveau, dans le canapé du patient, ce n'était pas le même psy que celui dont j'ai parlé tout à l'heure, c'est un nouveau soignant qui sait mettre plus de distance, je lui ai parlé de ce qui me fracasse en ce moment et m'empêche de travailler, j'ai déballé encore les derniers squelettes qui s'empilent en strates géologiques, je ne pleurais pas je tremblais en rigolant en lui disant "c'est trop, c'est trop, on dirait une mauvaise série télévisée, chaque nouvel épisode apporte son truc ahurissant qui terrasse, j'en ai assez d'avoir tiré les mauvaises cartes, à croire que je suis particulièrement poissarde, et je sais bien qu'il faut être résiliente mais je suis juste fatiguée, là." Depuis le Covid, on l'a inscrit sur des slides, sur des flyers en papier glacé avec des photos libres de droits de gens qui sourient, la résilience, c'est devenu une injonction terrifiante : tes souffrances doivent te rendre plus fort. Tu dois les transformer, les sublimer en quelque chose de positif pour la communauté, et qui participera à la grande marche de la productivité vers le progrès de l'humanité. Quand tu es traumatisé, maintenant, tu n'as plus le droit d'être en colère, méchant, et triste, tu dois presque considérer ta souffrance comme une chance que tu as eue. D'ailleurs je trouve qu'il y a une douce ironie à voir que sur nos deux derniers quinquennats français, le mot d'ordre fut d'abord l'égalité hommes-femmes - qui ne donna pas grand chose - puis la santé mentale. Parce que c'est remarquable, de ma grille de lecture féministe, comme le sexisme et la misogynie percent des trous dans la psyché des victimes. Il y a donc un joli programme implicite, la violence d'abord puis ensuite le trauma qui en résulte et in fine devenir résilientes. Pendant ce temps-là rien ne change. On attend juste que les femmes et les hommes qui prirent la parole pendant #MeToo surpassent leur douleur à vif pour en faire des leçons, du management de la douleur, se transformer en œuvres d'art, vases japonais brisés en morceaux et recollés en liserés d'or, en oubliant que les plaies, elles, peuvent rester purulentes.
Partout l'on parle maintenant de la santé mentale. Le sujet est devenu médiatique. On en fait des comptes TikTok, des films, on en parle à la télé, la semaine dernière Trump et son pote Kennedy ont promis de trouver la cause de l'autisme - qui n'est pas une maladie mais une condition neurologique, soit dit en passant. La santé mentale est donc devenue hype. Alors bien sûr, d'un côté, il y a toute la lutte pour le soin, plus ou moins efficace ou pertinente - déconseiller le paracétamol aux femmes enceintes pour éviter l'autisme est d'une ineptie déconcertante - et la conscience d'une souffrance réelle, mais de l'autre, il y a l'expérience de celleux qui, se lançant dans une démarche diagnostique pour suspicion d'autisme et s'en ouvrant à leurs proches, peuvent s'entendre reprocher de suivre la dernière mode après le véganisme et le do-it-yourself. Il y a les phrases que l'on entend sur la beauté et la profondeur de l'humanité de celleux qui sont descendus aux enfers et en sont revenus pour prêcher la bonne parole, et que l'on envie, un peu - je pense à ce podcast sur l'inceste sur Arte Radio dans lequel une ancienne victime s'entend dire qu'elle a de la chance. Je suis presque sûre, d'ailleurs, qu'à propos de mes propres squelettes dans le placard, on me l'a déjà dit. Ce que j'entends souvent aussi, c'est "pourquoi veux-tu tant être originale ? Te démarquer ?". Oh, mais je voudrais tant, au contraire, ne pas tant être écorchée ! Je n'ai aucune fierté à porter des valises de douleurs que je n'ai pas choisies, j'aimerais tant que le placard soit vide ! Mais il faut s'en souvenir : l'art, pour moi l'écriture, pour Van Gogh la peinture, n'est pas un lot de consolation, une bénédiction assortie d'une folie, c'est un dernier recours, un moyen de survie.
Je pense à toutes ces autrices démolies que je lis en ce moment. Je pense à la si charmante Élisabeth, de l'essai d'Adeline Yon, qui est rigolote et pittoresque quand enfin elle est gérable, c'est-à-dire lobotomisée. Je pense au roman autobiographique de Philippa Motte, Et c'est moi qu'on enferme, dans lequel le délire mystique et glorieux se double d'une folie dévastatrice, un ouragan pour sa famille. Je pense à La cloche de détresse, de Sylvia Plath, roman d'une beauté noire qui précède son suicide. Qu'on les invite en plateau quand elles sont encore vivantes pour louer la finesse et la sensibilité de leur écriture, il ne faut pas oublier que la folie déborde les pages du livre. Il faut être aveugle pour ne voir que la beauté de l’œuvre finie sans imaginer les explosions familiales, les conjoints qui pleurent en silence en essayant de porter à bout l'artiste souffrante, l'autodestruction et l'envie d'en finir, l'égoïsme aussi de la dépression et de la mélancolie.
Et puis finalement, je crois, cet impératif de la résilience doublé des louanges de la beauté des mots du fol, c'est d'une hypocrisie sans nom. C'est, par un tour de passe-passe immonde, réduire la responsabilité de la douleur au seul artiste. Élisabeth, Sylvia Plath, explosent aussi parce que leur époque patriarcale les a enfermées dans une soumission d'épouse contre laquelle elles ruaient. Philippa Motte, et le titre de son roman est éloquent, montre l'inhumanité et la froideur des psychiatres qui infantilisent leurs patients. Chloé Delaume, dans toutes ses œuvres, ne cesse de montrer combien la violence qui l'habite naît d'un féminicide. La douleur, bien circonscrite dans l’œuvre, le texte, devient jolie et belle, un volume qu'on est content d'avoir dans sa bibliothèque parce qu'il dit tant de belles choses sur la vie, et l'on oublie de dénoncer les causes de cette douleur parce que sans elles, tiens, il n'y aurait pas eu ce joli livre sur la bibliothèque.
Ainsi, mon ancien psy que je prenais pour un ami se mit à m'admirer, me conseilla Cyrulnik. Ainsi, il m'encouragea, puisque j'écrivais bien, à faire de ma douleur des romans, une œuvre d'art, parce que je saurais, disait-il, avec ma sensibilité, transformer ma colère, mon impuissance et mon effroi, en quelque chose de beau, de fort, qu'on aurait envie de lire. Ainsi, j'ai failli oublier que je suis devenue presque folle en voyant tous les jours l'indignité de la rue de la silicose, par-dessus laquelle passait l'autoroute des berlines et des SUV, la frontière invisible, le béton et les marteaux-piqueurs. L'injustice sociale, par un tour de prestidigitateur, envolée, devenue prétexte à un joli récit de tristesse scintillante. J'en aurais fait une œuvre d'art résiliente ; on aurait oublié que la frontière invisible, elle, existe encore et toujours. La responsabilité collective de cette monstrueuse injustice sociale, escamotée au profit d'un joli roman sur l'étagère d'une bibliothèque. C'est si joli, le kintsugi, ces faïences recollées au liseré d'or, qu'on en oublierait presque qu'on continue à exploser des vases.
Il y a six mois je n'ai plus été capable d'aller travailler. J'étais physiquement et psychiquement épuisée. Il y avait la lente usure des jours, une érosion perpétuelle de petites anxiétés qui s'accumulait et me laissait exsangue, même après deux semaines de vacances. Il y avait eu une situation familiale effrayante, des angoisses régulières, de celles qui te font voir ton téléphone vibrer quand tu ne peux pas répondre, et tu comptes les minutes qui te séparent du rappel, urgent, parce que tout peut basculer. Il y avait mon grand-père qui s'enfonçait dans la démence mois après mois, que je n'avais pas vu depuis trop longtemps, qui habitait loin, et toute la famille qui me pressait pour que j'aille lui rendre visite avant qu'il soit trop tard, tant qu'il pouvait encore, peut-être, me reconnaître. Il y avait aussi eu une brève amitié qui s'était rompue aussi vite qu'elle avait commencé, sans que j'y comprenne rien, et plus que le deuil d'un être qu'on aime, j'étais rongée par l'évidence : ce n'était pas la première fois que ça arrivait, le sens de cette rupture m'échappait et pourtant, ça devait être, forcément, un peu de ma faute. J'avais commencé à débloquer. Les mots ne coulaient plus de mes doigts au clavier, j'avais envie de hurler mais restais réduite au silence, je n'arrivais pas à prendre du recul ou dédramatiser. Je continuais à travailler en pilote automatique ; mais je me suis mise à trembler, m'arracher compulsivement les peaux mortes des lèvres, répéter en boucle quelques onomatopées, mordre mes phalanges. Alors le docteur a dit qu'il fallait faire une pause, et qu'on essaie de comprendre ce qui se passait.
Je n'en étais pas à mon premier burn-out. Parfois j'arrive à remonter la pente au bout de deux semaines, une fois ça m'a pris six mois - comme à présent, je crois. Je n'en étais pas à ma première dépression, elle c'est ma concubine régulière depuis une vingtaine d'années. Je n'en étais pas à mon premier psy, ça j'en ai vu, des -chiatres, des -chologues cliniciens, des -chanalystes. J'ai lu tellement de livres, tellement essayé de comprendre. Quand un sujet m'intéresse je l'explore à fond, vraiment à fond. Tiens, il y a deux ans, je me suis passionnée pour les plantes d'intérieur, et j'ai cherché des vidéos de licence de biologie végétale, essayé de comprendre la conductivité du substrat, j'ai acheté des pipettes en verre, des colonies de micro-organismes, et un mesureur de pH. Donc la psy, pareil, et ma santé mentale, mes dépressions et mes burn-out, j'ai creusé pas mal tu vois ? Avec la crainte, cependant, de l'auto-suggestion, de l'effet Barnum. Un jour ma psychiatre a avancé une idée de diagnostic et m'a suggéré de chercher son nom sur internet pour voir si je m'y reconnaissais ; je lui ai demandé une biblio plus sérieuse que doctissimo ou psycho magazine mais elle m'a envoyé paître. Ça m'a paru cavalier, cette façon de me diagnostiquer au doigt mouillé, si je me reconnais sur mes recherches google c'est que j'ai ça. Mais c'est ce qui s'est produit, puis elle m'a prescrit des médocs, et je croyais que ça aidait mais en fait ça me faisait surtout dormir, et après j'avais encore moins le temps de bosser et je me sentais débordée. J'ai arrêté les médocs, ça allait mieux ; en fait je n'avais pas trop de symptômes de ce diagnostic au doigt mouillé. J'ai arrêté d'aller chez elle.
Aujourd'hui je me retape, suspendue à une procédure de diagnostic plus sérieuse mais plus lente. Le temps de la recherche médicale est frustrant. Peu à peu sortent du brouillard, de plus en plus nets, les contours d'une condition neurologique particulière. Ça faisait quinze ans que j'y pensais, à cette condition, mais on m'avait renvoyé un NON laconique à chaque fois que je l'évoquais : parce que j'avais le sens de l'humour, parce que je comprenais les double-sens, parce que je ne jouais pas aux petits trains quand j'étais gamine, parce que j'étais une femme et que les femmes ça n'a pas ça. Mais après le début de mon burn-out j'ai décidé de vérifier quand même auprès de spécialistes et en fait si, quand même, ça y ressemble vachement. J'enchaîne les questionnaires précis sur des trucs qui paraissaient insignifiants mais qui ensemble dessinent une constellation. Et puis les proches ont rempli les questionnaires aussi et j'ai appris qu'ils avaient remarqué quelques trucs : que oui, j'étais attentive aux textures ; que mon visage était très souvent sérieux, même quand la situation ne l'était pas, cette ride du front qui se creuse dans ma peau ; que parfois mes questions, interventions dans des discussions étaient décalées, inappropriées, gênantes. Autant j'adore les conversations profondes à deux, autant la dynamique sociale d'un groupe, j'ai toujours trouvé ça compliqué, opaque, acrobatique. Donc voilà. C'est pas sûr mais ça y ressemble. Qu'est-ce qu'on fait ?
Le souci de cette démarche diagnostique, c'est que ça te rend vachement égoïste. Avant j'essayais de me faire toute petite, parce que je savais que j'étais trop, pour ne pas emmerder les autres avec ma maladresse. J'en ai perdu la capacité à savoir ce que je ressens, ou ce que je veux, jusqu'à ce que l'émotion ou la sensation soit trop intense pour être niée - c'est là que j'explose. Mais maintenant j'essaie de comprendre et le monde entier prend un sens nouveau ; la moindre anecdote, le moindre souvenir devient un signe que l'on n'avait pas su voir : comment je collectionnais les boîtes à musique quand j'étais gamine ; ma mémoire encyclopédique ; ma maladresse. Ça devient presque oppressant : c'est comme si les feuilles des arbres, la couleur du ciel, tout devenait un signe occulté. Parfois j'essaie d'expliquer : j'aimerais éviter d'aller au supermarché ça me vide les batteries si on reste trop longtemps et je deviens amorphe ; est-ce que tu peux marcher moins vite, j'ai besoin de m'accroupir au bord du chemin pour regarder la forme des feuilles et la course des insectes ? ; je ne peux pas prendre de décision maintenant ça va me prendre trois jours de m'y préparer mentalement. Est-ce que ça fait de moi une connasse capricieuse, d'exprimer ces exigences de diva ? Est-ce que je ne pourrais pas me forcer comme je l'ai toujours fait ?
L'autre jour j'ai lu Mon vrai nom est Elisabeth, d'Adeline Yon ; puis j'ai écouté l'épisode d'Affaires sensibles sur l'histoire de la lobotomie. J'en tremblais de toutes mes feuilles, de ce constat sans appel : si j'étais née cinquante ans plus tôt on m'aurait enfoncé un pic à glace dans l'orbite jusqu'au cortex préfrontal. Parce que je suis inadaptée : mélancolique, toujours à côté de mes pompes, à côté du monde. En fait, la lobotomie était un soin psychiatrique pour les aidants, pas pour le patient. Lui on lui flinguait la faculté de prendre des décisions par lui-même. Inoffensif, doux comme un agneau, soumis pour qu'il arrête de faire chier le monde. Je me demande si je fais chier le monde. Mais ce que je semble avoir n'est pas une maladie, mais une variante neurologique. Comme il y a des blonds et des bruns, il y a des fonctionnements cérébraux alternatifs. Je ne suis pas malade, je suis autre. C'est l'inadéquation du monde à cette altérité qui me flingue. Imagine une personne en fauteuil roulant totalement autonome, mais qui ne peut pas bosser parce qu'on n'a pas installé de rampe pour accéder à son bureau. Ça rend dingue. On ne naît pas fol, on le devient.
Six mois c'est long. Il y a eu des discours, dont un certain m'a été adressé directement, qui reprochaient l'oisiveté de ces gens qui refusent de participer à la marche du monde. Il faudrait se tuer à la tâche et procréer pour accomplir notre programme biologique d'humains. Je ne bosse plus et je suis nullipare, ça fait de moi une traître à la race, deux fois. J'ai du mal à ne pas souffrir de ces reproches, même si j'essaie de les penser, de les recontextualiser dans le débat autour du productivisme contre la décroissance. Ils viennent notamment de quelqu'un qui m'a vue en couches-culottes, faire mes premiers pas, dire mes premiers mots, forcément, il y a des mots qui font plus mal en fonction de celui qui les prononce. En fait mes compétences c'était une maîtrise excellente de la langue française, de l'écrit, une culture générale et littéraire très solide, une capacité à faire du lien et à synthétiser, et une excellente mémoire. Tout cela était très utile avant, quand il n'y avait pas d'IA. L'autre jour j'ai vu un post qui promettait des outils pour comprendre si un texte venait d'un humain ou d'une IA : il parlait de l'utilisation du point-virgule et du tiret cadratin. Donc voilà, je suis une IA, mais moins performante. Je suis obsolète.
Alors que faire ? Le monde me semble un magma informe dans lequel je peine à trouver ma place. Les réseaux sociaux se remplissent de cris et de vociférations à propos d'effroyables guerres, de conflits politiques, de violence pure. Il n'y a plus de place pour les questions, le doute ; plus de place pour la nuance, la réflexion ; de toute façon l'IA s'y colle mieux que nous. Et moi je n'arrive plus à supporter le dilemme : essayer de me conformer au monde, de gommer mes bizarreries jusqu'à l'épuisement ? Ou assumer celles-ci au risque de paraître bizarre, cheloue, ou folle, oui, folle, et voir les proches partir, en me planquant dans mes livres et mes plantes ? Et la honte que je ressens, oh, s'ils savaient, quand j'essaie de parler pour être intégrée au groupe, et que je fais un faux-pas, et que je le comprends.
J'ai souvent entendu cette suspicion : qu'on invente la neuro-atypie pour faire plaisir à ceux qui s'en réclament, pour flatter leur ego, qu'ils se sentent spéciaux. C'est vrai, comme me le disait @Bad_Educatian, "neuroatypique" c'est joli, on dirait la publicité d'une agence immobilière pour un petit appartement plein de charme, ayant conservé le cachet de l'ancien tout en offrant tout le confort du moderne. La neuro-atypie n'est pas charmante. Ce ne sont que bégaiements, la rage de ne pas réussir, d'être comme la pièce du puzzle qui s'est retrouvée dans la mauvaise boite et qui voudrait accrocher mais ne correspond pas. Elle peut se rogner les bords, comme les sœurs de Cendrillon se mutilant les pieds ; elle peut aussi renoncer et adopter la solitude, par lassitude et désespoir.
De toute façon, même si ça en a bien l'air, mon diagnostic n'est pas encore confirmé. En attendant, faute de pouvoir reprendre un rythme de vie normal, j'écris.